En France, on estime que 15 millions de personnes sont atteintes de maladies chroniques, soit 1 français sur 5. Au niveau européen, 23,5% de la population active des 27 états-membres ont déclaré souffrir d’une maladie chronique et 19% ont fait état d’un problème de santé de longue date (ENWHP, 2013). Les progrès de la médecine ont permis une amélioration de l’espérance de vie de cette population, ainsi que la possibilité pour elle, grâce à des traitements adéquats, d’envisager un retour à l’emploi. Pourtant, son taux d’activité professionnelle en France est de l’ordre de 35%, soit un risque 4 fois plus grand que pour la population générale d’être exclu du marché du travail. Il est inférieur à celui des personnes handicapées (44%) et à celui de la population générale (71%) (Obrecht & Hittinger-Le Gros, 2010). Or, selon Knoche, Sockert et Houston (2012), « la résolution du problème des maladies chroniques sur le lieu de travail conduira à une croissance économique plus forte, des emplois rémunérateurs […] une diminution des demandes adressées aux systèmes de soins de santé et une productivité accrue » (p. 3). Toutes les maladies chroniques ont un impact sur la participation à l’emploi, mais les conséquences sur l’activité varient en fonction de la nature de la pathologie et du poste occupé. Elles amènent fréquemment les individus à des réorientations professionnelles multiples et sont l’occasion de repenser leur inscription dans le monde du travail. Les personnes malades chroniques ont souvent eu un premier métier qu’elles ne peuvent plus exercer, et qui les oblige à reconstruire un projet professionnel.
La maladie chronique, une expérience de rupture et de réorganisation
Définition et données statistiques
Les affections de santé chroniques sont la première cause de décès en Europe. Comme nous l’avons mentionné en introduction, en France, on estime que 15 millions de personnes, soit près de 20% de la population, sont atteints de maladies chroniques. Chaque année, parmi les 468 000 personnes de 20 à 60 ans qui connaissent une situation de handicap, 60% sont atteintes d’une maladie invalidante (Aït-Ali, Lesieur, 2011, p. 161). Au niveau européen, 23,5% de la population active des 27 états-membres ont déclaré souffrir d’une maladie chronique. En cela, elles constituent une problématique majeure à l’échelle européenne, voire mondiale.
Voici la définition qu’en donne l’Organisation Mondiale de la Santé : « toute maladie qui engendre des problèmes de santé nécessitant une prise en charge continue sur plusieurs années, voire plusieurs décennies » . « Une maladie chronique est une maladie de longue durée, évolutive, souvent associée à une invalidité et à la menace de complications graves » (séminaire Chaire santé Sciences Po, 2010). Elle est caractérisée par l’incertitude et l’instabilité des capacités physiques et intellectuelles des sujets qui en sont atteints, et souvent elle ne guérit pas : « la maladie n’a pas d’échéance prévisible et le rythme d’évolution de chacune est lui même imprévisible » (Baszanger, 1986, p. 9). Les pathologies chroniques couvrent une grande variété d’affections, de sévérité variable et fluctuante, généralement non transmissibles et à évolution lente. Elles ont en commun un traitement au long cours, parfois uniquement à base de médicaments. En cela, elles affectent la qualité de la vie quotidienne et impliquent fréquemment un changement de mode de vie (Lacroix, 2009, p. 33). Elles peuvent provoquer des situations de handicap temporaire ou définitif. Elles sont liées au vieillissement, au mode de vie et à des prédispositions génétiques. Comme l’expliquent Waser et Lénel (2014, p. 2), elles « se distinguent des maladies aiguës par leur chronicité, l’alternance de périodes critiques et de périodes de stabilité et l’imprévisibilité de leur évolution ». Elles n’impliquent pas nécessairement, comme lors des maladies aiguës, une suspension de la vie professionnelle. Parmi elles, les maladies cardio-vasculaires, le cancer, les affections respiratoires et le diabète représentent de loin les principales causes de mortalité dans le monde (63% des décès). L’OMS mentionne également parmi les maladies les plus répandues dans l’Union Européenne, l’insuffisance rénale chronique, les maladies du foie, la santé mentale, et l’obésité. Sont aussi concernés les atteintes rhumatismales, le sida, la sclérose en plaques. Selon cette instance, 36 millions de personnes sont mortes de maladies chroniques en 2008, dont 9 millions qui avaient moins de 60 ans. « Les maladies chroniques invalidantes telles que le cancer, le sida ou le diabète alimentent désormais un vivier croissant de personnes présentant un potentiel de handicap » (Baty et al., 2010, p.10). Selon Baszanger (1986, p. 3), elles « constituent les pathologies dominantes dans nos sociétés ». Lacroix (2009) explique que les maladies chroniques, nombreuses et fort différentes, se signalent tantôt par des douleurs physiques, tantôt elles demeurent silencieuses. Leur manifestation, souvent exacerbée par le stress, peut donc prendre diverses formes :
– certaines personnes se fatiguent facilement et connaissent des baisses d’énergie durant des périodes prolongées ou à des moments particuliers de la journée, du fait des fluctuations liées aux effets de la maladie ou de la présence d’une douleur chronique. Les individus, qui ont une résistance physique limitée, ont besoin de se reposer fréquemment.
– Certaines personnes ont une capacité de concentration et de traitement de l’information réduite, du fait soit de la maladie, soit de l’effet des médicaments.
– D’autres peuvent avoir des difficultés de coordination motrice ou de mobilité, liées à des douleurs, des troubles nerveux, des tremblements, une faiblesse musculaire, l’inflammation ou la raideur des articulations.
Certaines pathologies chroniques peuvent également affecter d’autres aires du fonctionnement individuel. Ainsi, la sclérose multiple peut provoquer des empêchements cognitifs relatifs à la perception, l’accommodation, la mémoire à court terme, le langage. Une même pathologie peut s’exprimer de façon différente d’une personne à une autre ou se manifester de manière très fluctuante pour un même individu (Guide for Assessing Persons with Disabilities, site consulté le 25/3/2013).
Le vécu subjectif de la maladie
La maladie comme désorganisateur de la vie sociale
Comme l’écrit Lacroix dans Simon et al. (2009), « la survenue de la maladie constitue un événement ni choisi ni désiré » (p. 33). Elle marque souvent une rupture existentielle dans la vie des personnes, qui va avoir des répercussions au plan émotionnel. « Confronté à la perte de son état de santé antérieur, […] le patient doit effectuer un travail de deuil pour admettre la réalité de son (nouvel) état de santé » (Lacroix, 2009, p. 33). Le sujet est confronté à l’altération de certaines de ses fonctions physiologiques et à la transformation de son soi antérieur. Lacroix (ibid., p. 37) décrit deux types de réactions de l’appareil psychique face à la perte :
– une réaction de digestion, de métabolisation des situations de perte par un travail psychique impliquant un passage à travers une certaine souffrance; c’est la trajectoire vers les étapes de la guérison psychique.
– Une réaction d’évitement, de blocages des affects au profit d’un investissement dans certains domaines (la performance professionnelle), le paraître plutôt que l’être. Si les mécanismes protecteurs viennent à s’effondrer, la maladie peut alors prendre une place considérable et laisser le patient dans un état de résignation teintée de dépression .
Baghdadli et Gely-Nargeot (b, http://www.lab-epsylon.fr) évoquent aussi différentes phases dans le processus d’acceptation de la maladie. Elles parlent d’une première étape de déni, qui consiste à minimiser l’impact de la pathologie sur la vie quotidienne. Vient ensuite le choc, qui suit l’annonce du diagnostic. Il arrive que certains patients refusent d’effectuer le travail de deuil nécessaire à l’acceptation de leur état de santé et soient dans le déni de leur affection, voulant faire comme si de rien n’était, cherchant à maintenir coûte que coûte leur identité passée et résister au changement d' »allure de vie », selon l’expression de Canguilhem (Lacroix, 2009). Ils adoptent alors une stratégie défensive de dénégation de la maladie, comme un moyen de refuser la non réversibilité de la situation et s’accrocher à l’idée d’une possible guérison.
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Table des matières
Introduction générale
1. Cadre théorique de l’objet d’étude
1.1. La maladie chronique, une expérience de rupture et de réorganisation
1.1.1. Définition et données statistiques
1.1.2. Le vécu subjectif de la maladie
1.1.2.1. La maladie comme désorganisateur de la vie sociale
1.1.2.2. La maladie comme atteinte aux capacités de travail
1.1.3. Qu’est-ce que faire l’expérience de la maladie?
1.1.3.1. Qu’est-ce que la maladie selon Canguilhem?
1.3.2. Le malade au centre du travail de santé
1.1.4. La santé, un concept en évolution
1.1.4.1. Tentative de définition de la santé du point de vue des « canguilhemiens »
1.1.4.2. Le point de vue de la psychodynamique du travail sur la santé
1.1.4.3. La relation santé-normalité et travail
1.1.5. Maladie chronique et handicap
1.2. Les processus de compensation
1.2.1. Processus de compensation et approche développementale selon Vygotski
1.2.1.1. Données générales
1.2.1.2. Importance de la dimension sociale
1.2.1.3. La surcompensation
1.2.1.4. La compensation manquée
1.2.1.5. Les ressources
1.2.2. Théories développementales et processus compensatoires chez les adultes vieillissants
1.2.2.1. Le vieillissement, une dialectique entre pertes et gains
1.2.2.2. Des stratégies cognitives pour compenser les pertes
1.2.2.3. Régulations dans les collectifs de travail
1.2.3. Le concept de « recovery »
1.2.3.1. Reconnaître ses incapacités pour rebondir
1.2.3.2. La prise en compte de conditions internes et externes
1.3. Le projet
1.3.1. Les conceptions traditionnelles du projet
1.3.1.1. La place des théories vocationnelles
1.3.1.2. Le rôle de l’activité cognitive
1.3.1.3. La dynamique motivationnelle
1.3.2. Le projet, un concept qui a muté
1.3.3. Le projet, un concept intimement lié à des valeurs philosophiques qui fondent notre humanité
1.3.4. Le projet comme source d’identité
1.3.4.1. Concept de soi et construction de projet
1.3.4.2. Projet, identité et action
1.3.5. Les périodes de transitions
1.3.5.1. La maladie, une période de transition non anticipée
1.3.5.2. Illustration d’une situation de transition : la reconversion professionnelle
1.4. La confrontation de la notion de projet avec celle de maladie
1.4.1. Une série d’oppositions
1.4.2. Le projet, un levier de dégagement de la maladie ?
1.4.2.1. Le cas des publics précaires
1.4.2.2. Quels enseignements pour les sujets malades ?
1.5. Activité, acte, action
1.5.1. Définitions générales des trois mots
1.5.2. L’activité selon Léontiev
1.5.3. Activité et activité de travail
1.5.3.1. Le point de vue de la clinique de l’activité
1.5.3.2. « L’agir social »
1.5.4. L’activité n’est pas réductible à l’activité de travail
1.5.5. Système d’activités
1.5.6. Projet, théorie de l’action et activité en psychologie de l’orientation
1.5.6.1. Projet et théorie de l’action
1.5.6.2. Projet et systèmes d’activités
1.5.7. La notion d’acte et d’action selon Mendel
1.6. Maladie, projet et activité
2. Etude
2.1. Problématique et axes d’investigation
2.2. Méthodologie
2.2.1. Qu’est-ce qu’une recherche-action ?
2.2.2. Le dispositif collectif MCA
2.2.3. Les entretiens d’orientation
2.2.4. Les entretiens semi-directifs de recherche
2.2.5. L’analyse qualitative de contenu
2.2.5.1. Extraire du sens
2.2.5.2. L’analyse thématique
2.2.5.3. La place de la subjectivité
2.3. Population d’étude
2.4. Analyse des matériaux recueillis
2.4.1. La maladie comme rupture dans le modèle de vie et le système d’activités des personnes
2.4.1.1. Vécu subjectif de la maladie
2.4.1.2. La maladie chronique transforme la personne
2.4.2. Place et rôle des activités dans la vie du malade
2.4.2.1. Les étapes de la maladie
2.4.2.2. L’activité comme dégagement de la maladie
2.4.2.3. Les activités qui nourrissent les projets pour l’avenir
2.4.3. Comment se construit le projet professionnel des personnes atteintes de maladies chroniques ?
2.4.3.1. Démarches et activités mises en jeu par le projet
2.4.3.2. L’élaboration du projet passe par des arbitrages
2.4.4. Les transferts de compétences
2.4.5. Synthèse et conclusion du chapitre
2.5. Essai de typologie des projets
2.5.1. Retour à l’activité antérieure, projets dans la continuité
2.5.1.1. Les retours heureux
2.5.1.2. Les déceptions
2.5.2. Projets de reconversion ou d’évolution professionnelle
2.5.2.1. Reconversion contrainte
2.5.2.2. Reconversion souhaitée
2.5.2. 3. Créer sa propre entreprise
2.5.2.4. Projets de recherche d’emploi dans un métier différent
2.5.3 Synthèse et conclusion
2.6. Caractéristiques récurrentes des projets
2.6.1. Des projets centrés sur des valeurs humaines et une dimension artistique
2.6.2. Les personnes faiblement qualifiées et précaires
2.6.3. Des projets reconfigurés par l’expérience de la maladie
2.6.4. Y a-t-il des différences entre femmes et hommes dans la façon d’élaborer leur projet ?
2.6.5. Freins et facilitations au projet et au retour à l’emploi
2.6.5.1. Les obstacles internes
2.6.5.2. Les obstacles externes
2.6.5.3. Ce qui a été facilitant
2.6.6. Synthèse et conclusion
2.7. Transformations initiées par la recherche-action
2.7.1. Fonctions et intérêt des clubs MCA
2.7.2. En quoi les transformations initiées par les clubs éclairent la problématique de construction de projet ?
3. Discussion
3.1. Réorganisation du parcours professionnel
3.1.1. Processus à l’œuvre
3.1.1.1. Diverses façons de réagir à l’annonce d’une pathologie chronique et stratégies de faire face
3.1.1.2. Problématique temporelle et concept de soi
3.2. Retour sur les processus de compensation
3.3. Expression de la normativité
3.4. La recherche-action MCA comme pratique d’intervention sociale
3.5. Quelles pistes pour l’accompagnement en orientation?
3.5. Retour sur la méthodologie
3.2.1. Spécificité des pratiques d’orientation mises en œuvre
3.2.2. En quoi le dispositif individuel et le dispositif collectif donnent accès à des matériaux différents?
3.2.3. Part de la subjectivité dans le traitement des données
Conclusion générale