La médecine des soins intensifs et de la réanimation s’est développée durant les cinq dernières décennies, avec des avancées thérapeutiques et technologiques menant à de meilleurs résultats cliniques. Ceci est particulièrement vrai pour la neuro-réanimation, grâce à une compréhension améliorée de la physiopathologie associée à des progrès majeurs de l’imagerie et du monitoring.
Malgré cela, l’évolution neurologique des patients n’est pas toujours favorable, car certains restent en vie grâce à une réanimation intensive mais avec des pronostics neurologiques incertains [1]. Les soignants sont tenus, par le cadre éthique et législatif [2] de poursuivre la prise en charge de ces patients vers un accompagnement de fin de vie et doivent mettre en place des limitations, voire un arrêt des thérapeutiques actives (LAT). La mise en place des fiches LAT au sein de l’équipe de Réanimation Neurochirurgicale du CHU Charles Nicolle à Rouen s’est faite au cours de l’année 2013. La rédaction de cette fiche a fait suite à des situations cliniques d’arrêt de soins ayant engendré des discussions éthiques avec les collègues neurochirurgiens. Des réunions collégiales entre Médecins Anesthésistes Réanimateurs (MAR), neurochirurgiens et membres du comité éthique ont été réalisées. S’en est suivie une prise de conscience qu’il était indispensable de rédiger ces décisions d’arrêt des thérapeutiques actives sur une fiche dédiée. Une fiche de rédaction de ces procédures a donc été élaborée par l’équipe de MAR de l’unité, s’inspirant de fiches préexistantes dans des réanimations d’autres villes, se référant aux lois en vigueur à l’époque, et adaptée à la spécialité neurochirurgicale.
60% des décès de patients cérébro-lésés sont secondaires à une décision d’arrêt ou de limitation thérapeutique [1] au sein des réanimations neurochirurgicales françaises. C’est donc une problématique quotidienne à laquelle sont confrontés les réanimateurs, les neurologues ainsi que les neurochirurgiens. Lors de la création de la fiche, il n’existait pas en France de guide d’aide à la rédaction pour orienter cette démarche. Les quelques guides créés n’ont été que des initiatives locales avec une utilisation non validée à grande échelle. Cela pourrait expliquer en partie leur faible taux de diffusion. De nos jours, une fiche mise à disposition par la SFAR permet aux professionnels de formaliser ces procédures [3]. Le but de notre étude, menée rétrospectivement sur des dossiers allant de 2013 à 2016, est d’évaluer l’utilisation de cette fiche. Nous allons d’abord rappeler les cadres éthiques et juridiques indispensables pour décider d’une LAT.
Cadre législatif
Les rédactions de fiche LAT doivent absolument respecter des impératifs législatifs. Ces cadres ont pour but de guider les praticiens et d’éviter toutes dérives éthiques. Plusieurs écrits ont aidé à ces rédactions.
Serment d’Hippocrate
Contemporain de Platon au 5ème siècle avant JC, Hippocrate est à l’origine de ce serment maintes fois remanié mais qui atteste toujours de l’influence de la réflexion médicale dans l’histoire intellectuelle de la Grèce classique. On retrouve là les prémisses de ce qui deviendra au 19ème siècle l’éthique médiale pour donner naissance par la suite au code de déontologie médicale. Ce serment [4] a pour principal objectif de rappeler aux nouveaux médecins dans un cadre solennel qu’ils sont liés à des obligations légales, morales et éthiques. Un des passages de ce serment récité par tous les doctorants stipule « Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » et annonce donc ainsi l’interdiction morale à l’euthanasie. On retrouve par ailleurs, bien avant que les textes de loi n’aient été rédigés, l’obligation pour le médecin d’apporter une assistance voire même d’abréger l’agonie d’un patient, ce qu’on résume actuellement par l’absence d’acharnement thérapeutique. « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies ».
Code de déontologie
Le code de déontologie médicale est un ensemble de dispositions législatives régissant la pratique de la médecine. Plusieurs articles (Article r.4127-37 du CSP) [5] touchent au domaine des limitations thérapeutiques, ces articles ont évolué dans le temps et se sont adaptés aux avancées sociétales.
• Notion d’obstination déraisonnable :
– En toutes circonstances, le médecin doit s’efforcer de soulager les souffrances du malade par des moyens appropriés à son état et l’assister moralement. Il doit s’abstenir de toute obstination déraisonnable et peut renoncer à entreprendre ou poursuivre des traitements qui apparaissent inutiles, disproportionnés ou qui n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie.
• Décision médicale et procédure collégiale :
– Le médecin en charge du patient peut engager la procédure collégiale de sa propre initiative.
– La décision de limitation ou d’arrêt de traitement est prise par le médecin en charge du patient à l’issue d’une procédure collégiale. Cette procédure collégiale prend la forme d’une concertation avec les membres présents de l’équipe de soins, si elle existe, et de l’avis motivé d’au moins un médecin, appelé en qualité de consultant.
– La notion de «consultant» renvoie à un médecin qui dispose des connaissances, de l’expérience, et, puisqu’il ne participe pas directement aux soins, du recul et de l’impartialité nécessaires pour apprécier la situation dans sa globalité.
• Information des proches :
– La décision de limitation ou d’arrêt de traitement est motivée. La personne de confiance, ou, à défaut, la famille, ou l’un des proches du patient est informé de la nature et des motifs de la décision de limitation ou d’arrêt de traitement
• Sédation profonde :
– A la demande du patient, dans les situations prévues aux 1° et 2° de l’article L. 1110-5-2, il est recouru à une sédation profonde et continue provoquant une altération de la conscience maintenue jusqu’au décès, associée à une analgésie et à l’arrêt de l’ensemble des traitements de maintien en vie.
Loi du 22 avril 2005 ou Loi Léonetti relative au droit des malades et à la fin de vie
Les décisions de LAT ainsi que leurs modalités d’application sont maintenant bien encadrées par la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie du 22 avril 2005, dite loi Léonetti [2] qui a été votée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale.
Elle fixe en effet pour les professionnels de santé :
• Le droit de ne pas entreprendre ou d’interrompre des traitements jugés inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie (art. 1).
• La possibilité d’utiliser des traitements qui, pour soulager la souffrance, risquent d’abréger la vie (art. 2).
Les conditions suivantes doivent être respectées :
• Le patient, sauf si celui-ci a souhaité de ne pas être informé de son état, ou ses représentants sont informés.
• Inscription claire de la prise en charge dans le dossier médical.
• L’intention est de soulager la souffrance selon les recommandations de bonnes pratiques et non de provoquer la mort.
Selon le Professeur Puybasset [6], cette loi est la seule loi au monde qui ait formalisé une procédure de limitation ou d’arrêt des traitements actifs chez les patients hors d’état d’exprimer leur volonté. Ce sont justement ces patients que nous traitons en neuroréanimation et c’est à ce titre que l’on peut estimer que les procédures mises en place par la loi sont une aide réelle.
La loi Claeys-Léonetti [7], votée en février 2016, date ultérieure au recueil de nos dossiers, répond aux échecs relatifs de la loi Léonetti et précise donc les grands principes évoqués précédemment :
• Les directives anticipées deviennent contraignantes pour le médecin
• Mise en avant du rôle renforcé de la personne de confiance.
• Renforce le droit à la sédation profonde jusqu’au décès
• Refuse une nouvelle fois le principe de l’euthanasie .
Apport des sociétés savantes
Parallèlement les sociétés savantes ont développé des recommandations permettant de guider les pratiques de LAT au quotidien. La SRLF a publié en 2002 une première série de réflexions et recommandations sur ce sujet [8]. En 2008, la SRLF actualise ses recommandations et présente un guide d’aide à la réflexion collégiale [9]. En 2006, le groupe de réflexion éthique de la SFAR publie ses recommandations [10] de bonnes pratiques concernant la mise en application de la loi Léonetti.
Particularités de la neuro-réanimation
La population de patients que nous étudions concerne celle des cérébrolésés. Dans les cas de LAT, ces personnes ne sont plus aptes à se prononcer en raison de troubles profonds de la vigilance. Ce sont des patients pris en charge en neuro-réanimation à la suite d’un traumatisme crânien, d’une hémorragie intracrânienne ou d’une anoxie cérébrale. La réanimation et l’acte neurochirurgical sont entrepris même s’il existe un degré d’incertitude quant au devenir neurologique du patient. Il s’agit de ce que l’on pourrait qualifier d’une réanimation d’attente, bien que très active. Il n’y a pas de critères initiaux fiables permettant de savoir si ces traitements très lourds doivent ou ne doivent pas être entrepris. Ils sont donc mis en œuvre « au bénéfice du doute ». En effet, l’équipe soignante ne sait pas d’avance si les patients pourront récupérer leurs facultés de vie antérieure, voire à différents degrés une autonomie et une vie relationnelle [11]. Une fois passée la phase aigüe du traumatisme, les fonctions vitales sont préservées et le patient reste vivant, mais subsistent parfois des handicaps physiques et cognitifs majeurs. A cela s’ajoute la subjectivité d’une notion de vie acceptable, liée à des convictions intimes de chaque membre de l’équipe soignante et de la famille [12]. Juger de l’utilité d’un traitement suppose donc une évaluation du pronostic vital et des séquelles. Les examens d’imagerie telles les IRM ainsi que l’électrophysiologie (EEG, PEA, PEV) peuvent nous orienter mais ne remplacent en aucun cas l’examen clinique [13] [14]. Seule l’évolution dans le temps révèle le devenir neurologique des patients et toute la complexité de cette spécialité médicale réside dans la temporalité de prise de décision de LAT. La logique légale et humaine voudrait qu’on arrête les traitements considérés comme disproportionnés à la phase la plus précoce possible si on est certain du très mauvais pronostic. La logique médicale et éthique, qui veut que ces décisions soient prises avec un très haut degré de certitude, exige un examen clinique après l’arrêt complet de toute sédation, ce qui impose un temps d’attente parfois prolongé.
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Table des matières
I) Introduction
1) Cadre législatif
a) Serment d’Hippocrate
b) Code de déontologie
c) Loi du 22 avril 2005 ou Loi Léonetti relative aux droits des malades et à la fin de vie
d) Apport des sociétés savantes
2) Particularités de la neuro-réanimation
3) Pourquoi une enquête de pratique
4) Ressenti des équipes de neuro-réanimation
II) Matériel et méthodes
1) Caractéristiques de l’étude
2) Critères d’inclusion
3) Répartition de la population
4) Caractéristiques étudiées
5) Tests statistiques
III) Résultats
1) Résultats concernant les LAT
a) Critère de jugement principal
b) Critères de jugement secondaires
2) Résultats des questionnaires adressés aux personnels paramédicaux
3) Résultats des questionnaires adressés aux médecins
IV) Discussion
1) Critère principal : Présence ou non d’une fiche spécifique LAT
a) Caractéristiques des patients
b) Causes inhérentes à la procédure de rédaction d’une LAT
2) Critères secondaires
a) Collégialité
b) Ressenti des personnels paramédicaux
c) Information des proches et implication dans la décision
d) Avis du patient et recherche de directives anticipées
e) Primauté des mesures de confort et des soins palliatifs
f) Pratique de l’accompagnement
V) Biais et limites de l’étude
VI) Perspectives d’amélioration
VII) Conclusion
VIII) Bibliographie
IX) Annexes