La localisation dans l’espace à l’aide d’informations multisensorielles
Se localiser n’a de sens que si on le fait par rapport à un référentiel (ou cadre de référence) qui peut être centré sur le sujet (référentiel égocentrique) ou sur un élément du monde extérieur (référentiel allocentrique). Un sujet qui navigue peut se localiser grâce à des informations multisensorielles provenant par exemple de capteurs sensoriels activés du fait de son déplacement (signaux vestibulaire, proprioceptif, etc.) ou de ceux activés par des indices de l’environnement (indices visuels, olfactifs, auditifs, tactiles, etc.). Nous verrons que ces signaux peuvent être utilisés de manière indépendante ou complémentaire par le sujet pour se localiser. Nous décririons les deux processus de localisation existants qui se distinguent par une utilisation différente de ces informations multisensorielles. Nous montrerons que ces deux processus sont indépendants mais complémentaires suivant les conditions dans lesquelles se fait la localisation.
La notion de cadre de référence
Pour décrire la manière dont les informations multisensorielles vont être encodées au niveau du système nerveux central, il est important d’introduire la notion de référentiel (ou cadre de référence). Le terme désigne un système de référence d’éléments spatialement invariants, et qui permet de repérer d’autres éléments de positions variables par l’expression de relations spatiales. Par exemple, dans une pièce contenant des objets, la position de chaque objet peut être décrite par rapport à un référentiel centré sur un coin de la pièce (point d’origine) et dont les coordonnées (cartésiennes ou polaires) seront exprimées depuis ce point d’origine. De la même manière, un sujet se trouvant dans la pièce peut décrire la position de chaque objet par rapport à lui-même, et dans ce cas c’est le sujet qui sert de référentiel (Figure 1). Dans les études portant sur la cognition spatiale, les référentiels ayant pour origine le sujet (la rétine, la tête, le corps,…) sont nommés référentiels égocentriques, et les référentiels ayant un point d’origine extérieur au sujet sont nommés référentiels allocentriques (Berthoz, 1991; Klatzky R.L., 1998).
Bien qu’une distinction théorique soit faite entre les deux types de référentiels définis ci-dessus, une même information peut en revanche être encodée dans les deux référentiels. Ainsi, comme illustré dans la figure 1A, la position d’un objet dans la pièce (information allothétique) peut-être encodée dans un référentiel allocentrique avec comme point d’origine un coin de la pièce ou dans un référentiel égocentrique avec comme point d’origine la tête de l’animal. De même, le mouvement d’un sujet peut être défini dans un cadre de référence égocentrique comme allocentrique. Dans la figure 1B, le mouvement de l’animal (information idiothétique) peut être décrit dans un référentiel égocentrique (l’animal tourne sur sa gauche) ou dans un référentiel allocentrique (l’animal tourne vers l’est).
Il est à noter que l’expérience de l’espace est fondamentalement égocentrique, qu’elle se fasse par le biais des informations visuelles, auditives, olfactives ou tactiles. En effet, un sujet perçoit les informations multisensorielles fournies par un objet, une scène, ou encore un déplacement de manière égocentrique. Dans le cas de tâches spatiales complexes, le sujet ne peut pas percevoir l’environnement spatial dans son ensemble en restant immobile. Il doit donc se déplacer pour explorer son environnement et inférer sa position dans un référentiel allocentrique. Il peut alors se situer dans celui-ci par rapport à un but non perceptible directement, et établir des relations spatiales entre les différents éléments de l’environnement sans avoir à se référer sans cesse à son propre corps. Ainsi, la cognition spatiale et les actions qui en résulte nécessitent une interaction constante entre les deux types de référentiels.
Les informations spatiales multisensorielles
Comme nous l’avons évoqué précédemment, il existe deux grandes catégories d’informations sensorielles aux propriétés complémentaires :
– Les informations idiothétiques qui proviennent de capteurs sensoriels activés lorsque le sujet se déplace. Elles fournissent des informations sur l’état interne du sujet.
– Les informations allothétiques qui proviennent de capteurs activés par des indices de l’environnement. Elles fournissent des informations sur l’état du monde environnant.
Les informations idiothétiques
Les informations idiothétiques permettent à un sujet qui se déplace de percevoir des changements de position ou d’orientation dans l’environnement, et ceci grâce à divers signaux sensoriels tels que les informations vestibulaires, proprioceptives et kinesthésiques, les copies efférentes (copie de la commande motrice transmise directement des aires motrices au cervelet). Ces informations peuvent être utilisées de manières indépendantes mais sont généralement congruentes pendant le déplacement d’un sujet. Les informations vestibulaires proviennent du système vestibulaire situé dans l’oreille interne et constitué des canaux semi-circulaires et des otolites. L’orientation dans différents plans de l’espace des canaux et des otolites permet de percevoir des accélérations linéaires et angulaires de la tête (Israel et Berthoz, 1989; Berthoz et coll., 1995). Le système vestibulaire produit des signaux essentiels, notamment lorsqu’un animal ne dispose pas d’informations externes pour retrouver un endroit de l’espace (Smith et coll., 2005). Par exemple, un rat ayant appris à localiser un endroit (avec ou sans l’aide d’indices externes) et dont on perturbe le système vestibulaire en lui faisant subir des rotations aura du mal à se rendre de nouveau à l’endroit précédemment localisé (Zheng et coll., 2006; Semenov et Bures, 1989 ; Figure 2).
Notons que les informations vestibulaires des canaux ou celles des otolithes ne semblent pas être exploitées de la même manière lors des tâches de navigation, les informations linéaires et inertielles ont des incidences différentes sur l’estimation du mouvement propre par le sujet (Israel et Berthoz, 1989; Berthoz et coll., 1995). En effet, Mittelstaedt et Mittelstaedt ont montré que la capacité de gerbilles à ramener leurs petits au nid était différemment altérée suivant que les informations de déplacement linéaire ou de rotation étaient manipulées. Les animaux étaient entraînés dans l’obscurité à aller chercher leurs petits au centre d’une arène en partant de leur nid qui était situé en périphérie. Les gerbilles n’avaient pas de problème à prendre en compte une rotation passive (effectuée par l’expérimentateur pendant qu’elles étaient au centre de l’arène) et leur trajet de retour était direct. En revanche, si l’expérimentateur faisait subir une translation à la gerbille, alors elle faisait une erreur de direction lors du trajet de retour (Mittelstaedt et Mittelstaedt, 1980).
Cependant, lorsque les déplacements de l’animal sont effectués activement, les signaux idiothétiques autres que les informations vestibulaires permettent d’informer l’animal sur son propre mouvement lors de rotations et de translations. Les informations de proprioception ou kinesthésiques regroupent les signaux provenant des récepteurs articulaires, de Golgi (muscles et tendons) et viscéraux (Berthoz, 1997). Pour tester leur capacité à naviguer activement dans l’obscurité, Etienne (1992) a entraîné des hamsters à suivre un chemin en forme de « L » pour atteindre une source de nourriture. Les hamsters se sont révélés capables de retourner directement vers leur nid, même pour des trajets relativement longs. Les hamsters estimaient donc correctement à la fois la rotation et les deux translations dont se composait le trajet. Par comparaison avec les résultats présentés précédemment, les performances apparaissent donc meilleures lorsque les animaux se déplacent activement (Etienne et coll., 1988; Etienne, 1992). Les auteurs suggèrent que les signaux vestibulaires doivent être combinés avec les autres informations idiothétiques pour déterminer un trajet avec précision.
|
Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LA COGNITION SPATIALE, UNE FONCTION QUI NECESSITE PLUSIEURS NIVEAUX D’ANALYSE
1.1. LA LOCALISATION DANS L’ESPACE A L’AIDE D’INFORMATIONS MULTI-SENSORIELLES
1.1.1. La notion de cadre de référence
1.1.2. Les informations spatiales multisensorielles
Les informations idiothétiques
Les informations allothétiques
Interactions entre informations idiothétiques et allothétiques
1.1.3. Les différents types de localisation
La localisation par intégration de trajet
La localisation à l’aide de repères
Complémentarité des deux types de localisation
1.2. MEMOIRES ET STRATEGIES ASSOCIEES A LA COGNITION SPATIALE
1.2.1 Mémoire déclarative et mémoire procédurale
1.2.2. Les différentes stratégies de navigation
La stratégie d’approche vers la cible
La stratégie de réponse
Les stratégies de route
La stratégie de carte
1.2.3. Flexibilité et origines mnésiques des stratégies de navigation
1.2.4. Les paradigmes expérimentaux classiques utilisés chez les rongeurs pour étudier la cognition spatiale
Le labyrinthe en croix
Le labyrinthe radial à huit bras
La piscine de Morris
1.2.5. La coexistence des stratégies de navigation
1.3. BASES NEURALES DE LA COGNITION SPATIALE
1.3.1 Structures anatomiques impliquées dans la navigation spatiale
1.3.2. Bases cellulaires de la cognition spatiale
Les cellules de lieu
Les cellules de direction de la tête
Les cellules de grille
1.3.3. Mécanismes moléculaires impliqués dans la cognition spatiale
CHAPITRE 2 : ORGANISATION ANATOMIQUE ET PROPRIETES PHYSIOLOGIQUES DU CERVELET
2.1. MORPHOLOGIE ET ANATOMIE FONCTIONNELLE
2.1.1. Subdivisions anatomiques et fonctionnelles
2.1.2. Le cervelet est impliqué dans plusieurs boucles anatomiques fonctionnellement distinctes
Les boucles impliquant les voies spinales, vestibulaires et de la formation réticulée
Les boucles cérébello-thalamo-corticale
2.1.3. Le cortex cérébelleux
Les différents types cellulaires du cortex cérébelleux
Les afférences du cortex cérébelleux
2.2. MICROCOMPLEXES ET PLASTICITES SYNAPTIQUES DU CERVELET
2.2.1. Microanatomie fonctionnelle du circuit cérébelleux
Les microzones corticales
Les microcomplexes fonctionnels
2.2.2. Propriétés électrophysiologiques des afférences du cortex cérébelleux
2.2.3. La DLT hétérosynaptique au niveau des synapses FP-CP
Protocole d’induction
Transduction du signal
2.2.4. Les autres types de plasticité connus dans le cervelet
CHAPITRE 3: L’IMPLICATION DU CERVELET DANS LES FONCTIONS MOTRICES ET COGNITIVES
3.1. LE ROLE DU CERVELET DANS LES APPRENTISSAGES MOTEURS
3.1.1. Conditionnement classique et apprentissage moteur
Le conditionnement de fermeture de la paupière
Le réflexe vestibulo-oculaire
3.1.2. Le rôle de la DLT des FP-CP dans l’apprentissage moteur
3.1.3. Les autres types de plasticités synaptiques cérébelleuses dans l’apprentissage moteur
Plasticités synaptiques des noyaux profonds
La PLT des synapses FP-CP
3.2. LA PARTICIPATION DU CERVELET AUX PROCESSUS COGNITIFS
3.2.1. L’implication du cervelet dans le langage
3.2.2. L’implication du cervelet dans la lecture
3.2.3. L’implication du cervelet dans les processus émotionnels et attentionnels
3.3. LA PARTICIPATION DU CERVELET A LA COGNITION SPATIALE
3.3.1. Déficits spatiaux chez les patients cérébelleux
3.3.2. Modèles animaux lésionnels et pharmacologiques
3.3.3. Mise en perspective du rôle du cervelet dans la cognition spatiale
CHAPITRE 4 : ETUDES EXPERIMENTALES
4.1. LA SOURIS TRANSGENIQUE L7-PKCI
4.1.1. Construction du modèle
4.1.2. Inactivation de la DLT des souris L7-PKCI
4.1.3. Les capacités basiques motrices, d’équilibre et d’anxiété des souris L7-PKCI
4.2. INFLUENCE DE LA DLT CEREBELLEUSE POST-SYNAPTIQUE DES FIBRES PARALLELES DANS LES COMPOSANTES DECLARATIVE ET PROCEDURALE DE LA COGNITION SPATIALE
4.2.1. Problématique
4.2.2. Expériences
4.2.3. Résultats
4.2.4. Discussion
4.3. INFLUENCE DE LA DLT CEREBELLEUSE POST-SYNAPTIQUE DES FIBRES PARALLELES DANS L’ACQUISITION D’UNE REPONSE CONDITIONNEE PENDANT UNE TACHE DE NAVIGATION
4.3.1. Problématique
4.3.2. Expérience
4.3.3. Résultats
4.3.4. Discussion
CONCLUSION