LE CONTE POUR ENFANTS EN FRANCE AU XIXE SIÈCLE
Loin de moi l’idée de refaire l’histoire : des études pertinentes ont déjà été écrites à propos des différents éléments que j’aborderai dans ce premier chapitre. Simplement, j’ai voulu relever ceux qui semblent intéressants et importants pour comprendre l’écriture et l’idéologie propres à Desbordes-Valmore, afin de préparer le terrain pour l’analyse des Contes et scènes de la vie de famille. Puisque, dans la perspective de la sociologie du texte, on ne peut saisir un projet d’écriture en dehors de la société de production de l’oeuvre, je propose d’établir certains éléments constitutifs de l’horizon d’attente des lecteurs de contes pour enfants en France au début du XIXe siècle. Hans Robert Jauss, dans Pour une esthétique de la réception, définit l’horizon d’attente comme étant :
[L]e système de références objectivement formulable qui, pour chaque oeuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme thématique d’oeuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne.
Établir cet horizon d’attente, c’est prendre en compte un ensemble de valeurs qui influencent la réalité sociale de Desbordes-Valmore et de ses contemporains et c’est définir la norme à laquelle elle se confronte dans son écriture. La position de Desbordes-Valmore dans le champ social et littéraire de son époque a une influence certaine sur son idéologie et sur sa poétique. En ce sens, il me semble pertinent de retrouver son point de vue d’écrivaine, c’est-à-dire « le point de l’espace social à partir duquel s’est formée sa vision du monde34 ». Ce qui m’intéresse ici plus particulièrement, c’est de mettre au jour son point de vue artistique, ce que le sociologue Pierre Bourdieu définit, dans Les règles de l’art, comme étant « l’espace des prises de positions artistiques actuelles et potentielles par rapport auquel s’est construit son projet artistique, et dont on peut poser par hypothèse qu’il est homologue à l’espace des positions dans le champ de production lui-même ».
Pour comprendre cet espace à partir duquel elle écrit, il est indispensable de se pencher sur le champ littéraire dans lequel elle évolue ainsi que sur l’horizon d’attente auquel elle est soumise afin de cerner quel était pour elle l’espace des possibles, soit l’ « ensemble de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie d’un ensemble d’usages possibles36 ». Bien entendu, dans le cadre de ce mémoire de maîtrise, il m’est impossible d’étudier toutes les influences des champs social et littéraire sur l’écriture de Desbordes-Valmore. Je concentrerai donc mon attention sur la place des femmes dans le champ littéraire en France au XIXe siècle et sur l’horizon d’attente des lecteurs de littérature dédiée à l’enfance à cette époque. Je pourrai ainsi voir quel était l’espace des possibles pour Desbordes-Valmore et comment s’est défini son point de vue artistique en ce qui concerne cette littérature spécifique.
La littérature dédiée à l’enfance en France au XIXe siècle
Le champ littéraire
Le champ littéraire français tel que le définit Pierre Bourdieu vit ses premiers balbutiements dans un contexte de censure. Le champ que décrit Bourdieu émerge lors du Second Empire, alors que la famille impériale a la mainmise sur le capital économique des écrivains. C’est elle qui distribue les pensions et les postes rémunérateurs. Elle a aussi une influence sur le capital symbolique, puisqu’elle remet les distinctions et qu’elle est intimement liée aux institutions, notamment à l’institution religieuse qui, malgré sa perte de terrain au Siècle des lumières, fait un retour en force au XIXe siècle et a une influence certaine sur la société et sur le champ littéraire. Les écrivains se retrouvent confrontés à un régime religieux répressif qui se combine à un régime politique qui impose la censure à ses écrivains. Si Bourdieu situe le début de l’émergence du champ littéraire tel qu’on le connait aujourd’hui sous le règne de Napoléon III, cette censure et cette influence religieuse sur les écrivains ne sont pas une nouveauté à cette époque, puisque, depuis la Révolution française, « tous les régimes, jusqu’en 1881, sauf très brièvement la IIe république, contrôlent sévèrement la presse38 ». Mais qu’en est-il des femmes dans ce champ littéraire en émergence ?
Force est d’admettre que Pierre Bourdieu n’en parle pas dans ses Règles de l’art : à peine mentionne-t-il George Sand et Louise Colet à une ou deux reprises. Les « femmes auteurs » semblent occuper un champ hors-champ, et ce, bien avant le Second Empire. Il est reconnu que la femme à cette époque évolue dans un régime social qui lui enlève la parole puisqu’avec la mise en place du Code civil de 1804, « [n]on seulement les femmes se virent éliminées de la vie publique, mais devant la loi elles furent désormais considérées comme mineures au même titre que les enfants ou les criminels, et devinrent de fait la propriété de leur mari, ou de leur père, le cas échéant39». Ce « « familialisme » qui organise la cité pense les hommes et les femmes comme époux et épouses rassemblés dans l’unité familiale, communauté harmonieuse d’intérêts, représentée par son chef naturel, le mari ».
Dans ce contexte, il était difficile pour les femmes d’écrire et d’être publiées au XIXe siècle, en France du moins. Celles qui s’y risquaient étaient rarement prises au sérieux ou elles étaient dénigrées. « Cet être composite [la « femme auteur »] restera à jamais une mauvaise femme et un mauvais auteur. Les dictionnaires proposent souvent bas-bleu pour synonyme ». Selon Chantal Bertrand-Jennings, une raison importante qui explique ce phénomène est que l’idéologie du féminin que propose le début du XIXe siècle entre en conflit direct avec celle d’écrivain, d’artiste, voire de mage que nourrit le romantisme. Les devoirs conjugaux et maternels qui régissent la vie des femmes, la modestie et la discrétion qui leur sont prescrites, bref, l’idéologie du féminin en général, s’oppose en effet à l’affirmation, sinon à la glorification de soi qui va de pair avec la vocation d’écrivain romantique, ou d’écrivain tout court .
Ce n’est donc pas la valeur des écrits des femmes qui justifie cette position hors-champ dans le champ littéraire, mais plutôt « la non-valeur de leur auteur dans une société donnée ». Historiquement, la présence des femmes dans les salons leur était bénéfique puisqu’elle leur permettait de faire valoir leur écriture dans la société littéraire et leur donnait la possibilité d’acquérir ainsi un certain capital symbolique et économique. Ces salons sont toujours d’une grande importance en ce début de XIXe siècle où le champ littéraire n’est pas encore autonome. Selon Pierre Bourdieu, ils sont, à travers les échanges qui s’y opèrent, de véritables articulations entre les champs : les détenteurs du pouvoir politique visent à imposer leur vision aux artistes et à s’approprier le pouvoir de consécration et de légitimation qu’ils détiennent, notamment au travers de […] la « presse littéraire »; de leur côté les écrivains et les artistes, agissant en solliciteurs et en intercesseurs […] s’efforcent de s’assurer un contrôle médiat des différentes gratifications matérielles ou symboliques distribuées par l’État.
Or, au début du XIXe siècle, l’Académie française, en affirmant son autorité dans sa rivalité avec ces salons, évince les femmes du champ littéraire. « Ainsi [écrit Bertrand-Jennings], l’effort féminin d’auto-éducation des élites féminines par le salon qui leur avait permis de participer aux échanges culturels, et les fonctions de créatrices et de disséminatrices du savoir et de la culture qu’elles avaient pu exercer, leur échappèrent peu à peu45». Malgré ce discrédit, les femmes persistent et écrivent. Dans le champ littéraire tel que le conçoit Bourdieu, le capital symbolique dont jouit un écrivain est inversement proportionnel à son capital économique. Ce qui n’est pas pour aider la cause des écrivaines, puisque pour plusieurs d’entre elles, l’écriture est un gagne-pain. De fait, Catriona Seth explique dans un article récent que la Révolution a favorisé – parfois même obligé– l’écriture des femmes comme moyen de subsistance, de sorte que le bien-fondé de cette écriture a été remis en question par la société où ces écrivaines évoluaient. En conséquence, la réprobation sociale qu’elles ont subie semble les avoir limitées à des genres spécifiques , ce qui est le cas, notamment, du conte moral pour enfants.
L’institution religieuse catholique a elle aussi eu une influence certaine sur le champ littéraire du XIXe siècle et, par conséquent, sur l’écriture féminine. En effet, son Index Librorum Prohibitorum impose une censure à l’édition en général. De plus, à la suite des lois Guizot (1830) et Falloux (1850) qui encouragent la création d’écoles confessionnelles, l’influence que les éditeurs catholiques ont sur l’écriture des livres pour enfants est très importante. Selon Nathalie Prince, c’est leur forte présence dans le domaine de l’édition qui a imposé la distribution de prix et la tradition des livres d’étrennes, lesquels étaient choisis avec soin selon les critères du clergé. À titre d’exemple, les livres publiés par la Bibliothèque morale de la jeunesse, avant d’être mis sous presse et distribués, furent « revus et « admis » par un comité d’ecclésiastiques nommé par son éminence Monseigneur le Cardinal-Archevêque de Rouen 47». Par leur mainmise sur le marché littéraire de l’époque, les éditeurs catholiques ont ainsi imposé un horizon d’attente aux lecteurs et aux auteures de contes dédiés à l’enfance.
Écrire pour l’enfant ?
Le lectorat des contes pour enfants n’est pas spécifiquement enfantin. En effet, la littérature pour l’enfance et la jeunesse vise une double destination. « C’est l’adulte qui va acquérir le texte, qui va le lire par-dessus l’épaule, et donc à qui le livre doit plaire en premier lieu 48», écrit Prince. Les auteures de contes pour enfant au XIXe siècle devaient donc prendre en considération non seulement le lecteur-enfant, mais aussi le lecteur-adulte (le plus souvent la mère) qui lisait ces contes à l’enfant qui ne pouvait pas toujours le faire seul.
Avant de pouvoir lire, toutefois, l’enfant doit exister. Longtemps, il a été considéré et traité de la même façon que l’adulte, sitôt qu’il savait parler et marcher. C’est pourquoi, de l’avis de Simone Lamblin, la littérature enfantine n’a pu exister avant qu’il n’y ait une révolution du statut de l’enfant. Puisque l’enfant d’autrefois partageait la même ambiance culturelle que ses aînés, il partageait aussi les mêmes histoires et les mêmes enseignements tirés de la Bible50. Il faut attendre la fin du XVIIe siècle pour que la spécificité de l’enfant soit suffisamment prise en compte par les adultes pour qu’ils envisagent de créer une littérature qui s’adresse à lui.
En effet, Charles Perrault et Jean de La Fontaine n’ont pas écrit pour les enfants comme on pourrait le croire aujourd’hui. « La Fontaine, dans la préface de ses Fables, souligne que celles-ci touchent d’abord les grandes personnes, même si l’historiette et la morale plaisent aussi aux enfants 52 », nous rapporte Nathalie Prince, dans La littérature de jeunesse. Le XVIIIe siècle change la donne. John Locke, en Angleterre, a vu dans l’enfant « un être de devoir qui doit s’effacer derrière sa destinée d’adulte53 » et qui peut être formé – voire moulé – pour répondre aux exigences de la société dans laquelle il baigne. Jean-Jacques Rousseau, quant à lui, a, selon Isabelle Jan,d’un être naturel, on avait ce que Jean-Jacques haïssait le plus : une marionnette sociale.
Lorsque les philosophes commencent à penser l’enfant, à le distinguer et à le considérer comme étant différent de l’adulte, ils sentent aussi le besoin de l’éduquer. Or, pour préserver l’éducation de l’enfant de l’influence néfaste des adultes, il doit être retiré de la vie commune. Donc, « [c]haque singularisation de l’enfance correspond à une exclusion, à sa particularisation, à sa mise à part56 ». Ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, celui qu’on voit comme un petit sauvage à qui il faut donner une éducation par le biais de modèles à suivre « devient entre autre celui qu’on exclut du champ social, et l’école serait née de cette exclusion ». Malgré son côté ségrégatif, cette volonté d’éducation a eu des effets positifs. En effet, pour que les enfants puissent devenir lecteur, encore doivent-ils apprendre à lire. Si les jeunes de familles aisées avaient plus souvent la chance de recevoir une éducation privée, ce n’était pas le cas pour les autres.
Heureusement pour ces derniers, la loi de Guizot (1833) et celle de Falloux (1850), bien qu’elles aient renforcé le pouvoir de l’Église, ont imposé la création d’écoles dans les communes, leur donnant ainsi accès à la scolarisation. Ajoutons à cela le mouvement général du siècle qui démocratise la lecture. Selon Claire Fredj, dans La France au XIXe siècle, « [u]n premier élargissement du lectorat a lieu au début du siècle en direction de la petite et moyenne bourgeoisie. Mais la véritable révolution est l’ »entrée en lecture des catégories populaires », liée à la baisse du temps de travail et à l’augmentation –même relative – des revenus ». Ces facteurs ont contribué à l’alphabétisation des enfants et les lecteurs potentiels sont devenus alors de plus en plus nombreux.
Il ne faut toutefois pas oublier que malgré tout, à cette époque, c’est l’adulte qui choisit pour l’enfant ce qu’il lira, et surtout, ce qu’il ne lira pas. Comme l’écrit Christian Poslaniec, « [t]ant que les livres pour la jeunesse étaient principalement achetés par les institutions (distribution de prix), les goûts des enfants pouvaient ne pas être pris en compte, et les contenus des livres épouser étroitement l’idéologie dominante des adultes quant à l’enfance ». Aussi, comme ce sont les adultes qui décident de l’idéologie à transmettre à la future génération, il n’est pas étonnant qu’ils aient eu une prédilection pour le conte, car, soutient Catriona Seth, « [l]a fable [tout comme le conte] permet de faire entendre des vérités sous un masque plaisant, et le genre possède un rôle pédagogique certain ».
Pourquoi dédier une littérature à l’enfance ?
Le XIXe siècle est considéré comme le siècle de la bourgeoisie. Selon Claire Fredj, cette classe, qui profite des nouveaux acquis de la Révolution française, se définit par son individualisme croissant. Elle fait fructifier son capital (matériel, intellectuel, social) par la promotion de certaines valeurs comme le travail, l’épargne et la foi dans le progrès. Elle a aussi le souci des apparences. C’est dans la sphère privée que la bourgeoisie assure sa cohésion sociale : elle y transmet à la future génération son capital culturel par le biais de l’éducation. Ce qui explique pourquoi « [l]es livres de cette époque destinés aux enfants sont surdéterminés par la morale et la pédagogie ». Ils sont tout indiqués pour transmettre aux enfants les valeurs de leurs parents.
Madame Necker de Saussure, éducatrice renommée au début du XIXe siècle, a écrit un remarquable ouvrage sur l’éducation des enfants. Le but premier de son Éducation progressive ou Étude du cours de la vie est « la formation de la moralité chez les enfans63 ». En ce qui concerne la littérature à leur offrir, son opinion est claire : « Tout ce qui à cet âge se lit sans plaisir comme sans motif bien pressant de conscience, est plutôt mauvais pour le développement de l’esprit64 » . Les meilleures histoires à lire aux enfants sont, selon elle, les paraboles évangéliques, puisque ces dernières, avec leur enveloppe de fiction, viennent frapper plus sûrement l’esprit des enfants que les préceptes moraux abstraits qui ne suscitent aucunement leur intérêt. Elle conseille ces paraboles parce que leur fable est courte et que leur dessein s’accomplit d’autant mieux que leur intention est clairement énoncée. Mais s’il faut donner autre chose à lire aux enfants, que peut-on choisir ? Elle nous dit que « [t]out ce qui tendrait à l’exaltation, à la superstition doit être écarté.
Les couleurs des divers tableaux qu’on offre aux enfans ont toujours besoin d’être adoucies. Mais [ajoute-t-elle] qu’y a-t-il de plus doux, de plus consolant que les effets d’une vraie piété ? 66 ». Outre les petits ouvrages religieux, si Madame Necker de Saussure doit conseiller une autre lecture, son choix se portera sur un conte moral. Elle propose, entre autres, ceux de Melle Edgeworth et de Mme Guizot. Selon elle, ces fictions permettent aux enfants de développer leur intelligence en s’amusant et peuvent « jusqu’à un certain point remplacer l’expérience, donner la connaissance de la société et du genre de justice qu’elle exige ». Ce choix n’est guère étonnant, puisque, explique Nathalie Prince, c’est dans un fort rigorisme religieux que s’inscrivent les oeuvres de Madame Guizot, « à l’usage de la jeunesse », parfaitement exemplaires, qui présentent des enfants vertueux, absolument irréels et sans possibilité de reconnaissance pour un jeune lecteur. La fantaisie dans ces textes se raréfie, mais les obligations, les punitions et les contritions se multiplient et abondent. Le châtiment corporel, montré ou décrit, y est fréquent; la peur des plus âgés, universelle et l’observation des devoirs religieux, sévère. Ces oeuvres manifestent une totale méconnaissance de l’enfant, de son sens du merveilleux et de son goût de la fantaisie. Il est toujours considéré comme ce non-enfant qu’il deviendra.
Deux réalités enfantines : être garçon ou être fille
Pour cette raison, l’éducation des jeunes hommes est envisagée différemment de celle des jeunes filles. La formation des enfants sera donc différente, selon leur sexe. Isabelle Bricard explique que [l]es garçons, qui se doivent de recevoir une éducation virile, d’avoir des horizons intellectuels reculés et de se forger un caractère bien trempé sont assez tôt arrachés aux genoux maternels, poussés hors de l’ »ombre douce mais molle du gynécée » et envoyés en pension ; mais les filles, qui n’ont que faire de connaissances encyclopédiques et d’un caractère de bronze, resteront dans l’ »atmosphère maternelle, seule qui convienne ».
Bénédicte Monicat avance que « [d]eux qualités seront recommandées aux filles comme aux garçons : la propreté et la générosité72 ». Selon elle, on demande particulièrement aux petits garçons de « combattre la poltronnerie, l’insolence, la méchanceté, l’espièglerie, la turbulence, l’étourderie. On cultive en eux le courage, l’obligeance, la bonté, et l’économie 73». Quant aux petites filles, la tâche est tout autre. Selon Bricard, dans l’éthique sexiste du XIXe siècle, les qualités morales des filles sont impérativement différentes de celles des garçons. Elle a des dispositions spécifiques, des vertus nécessaires et des devoirs particuliers « en raison de sa féminité qu’aggrave encore son âge ».
Elle continue en spécifiant que, parmi les principales vertus attribuées spécialement à la jeune fille, dont entre autres la douceur, la bonté, l’humilité, l’obéissance, l’ordre, la charité et la pudeur, c’est la pureté qui est considérée comme la vertu la plus importante, à tel point « qu’on la nomme simplement la Vertu, avec un V majuscule75 ». La femme, jugée inférieure à l’homme, se voit souvent refuser l’instruction. Aussi, « [l]a religion est, au XIXe siècle, la base de l’éducation des filles, car si l’instruction donne la connaissance, seule la religion donne la vertu76 ». C’est que, comme l’explique Bricard, « [i]l s’agit de préparer les jeunes filles à leur destinée d’épouse fidèle et de mère dévouée, de leur apprendre à craindre Dieu, leurs parents et bientôt leur mari77 ». En effet, dans cette idéologie du féminin, la femme ne peut aspirer qu’à pratiquer « ce qu’on appelle « la science maternelle », la seule science à laquelle elle puisse prétendre sans passer pour un bas-bleu ».
Aussi, on épure et on choisit très précautionneusement ce qu’on permettra à la fillette et à la jeune fille de lire, afin de lui inculquer les valeurs morales auxquelles on tient et afin de lui enlever toute envie possible d’écrire à son tour. Mgr Dupanloup, d’ailleurs, n’accepte la création littéraire chez la femme « qu’à condition qu’elle n’écrive que pour ses enfants et qu’elle ne soit jamais publiée79 ». Toutefois, certaines jeunes françaises du XIXe siècle, devenues femmes, prendront la plume pour les enfants (et pas uniquement pour les leurs) et seront néanmoins publiées : elles écriront des contes moraux. En bref, ce qu’écrit Roger Bellet dans un article publié en 1982 semble tout à fait pertinent ici. Selon lui, le conte moral pour enfants est un genre mineur donné « de droit naturel » aux écrivaines. Ces contes pédagogiques occupent une très large place dans l’édition de ce siècle. Comme un prolongement de la famille et de l’école, ces contes assurent une fonction utilitaire de la littérature : ils permettent de proposer aux enfants un modèle édifiant à suivre tout en proposant à la femme un modèle idéal de la maternité. Plus encore, c’est un moyen de cantonner les femmes à un genre qui reste dans les limites de cette fonction maternelle qui leur est prescrite et ainsi les éloigner des envies de « vraie littérature ».
Le conte moral pour enfants
Les prémisses du conte pour enfants
Afin de bien concevoir la forme que prend le conte dans la première moitié du XIXe siècle, je propose de faire un bref retour en arrière pour comprendre l’évolution de la littérature dédiée à l’enfance. Bien qu’ils aient été lus par des enfants et qu’on les considère aujourd’hui comme des chefs d’oeuvre de la littérature dédiée à l’enfance, les écrits de La Fontaine et de Perrault, je l’ai déjà souligné, n’ont pas été écrits spécialement pour les enfants. Toutefois, ils ont laissé un héritage important en ce qui concerne la littérature de jeunesse : la moralité. Dans sa préface des Contes en vers de 1695, Charles Perrault écrit :
[les aïeux] ont toujours eu un très grand soin que leurs contes renfermassent une morale louable et instructive. Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous à faire voir l’avantage qu’il y a d’être honnête, patient, avisé, laborieux, obéissant, et le mal qui arrive à ceux qui ne le sont pas.
Quelques frivoles et bizarres que soient ces fables dans leurs aventures, il est certain qu’elles excitent dans les enfants le désir de ressembler à ceux qu’ils voient devenir heureux, et en même temps que la crainte des malheurs où les méchants sont tombés par leur méchanceté. N’est-il pas louable à des pères et à des mères, lorsque leurs enfants ne sont pas encore capables de goûter les vérités solides et dénuées de tout agrément, de les leur faire aimer, et, si cela se peut dire, de les leur faire avaler, en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ?
Déjà, l’écrivain, qui ne s’adresse pas ici uniquement, mais potentiellement aux enfants, voit la possibilité de leur servir des leçons, d’utiliser les contes pour inculquer des valeurs aux plus jeunes. Selon l’ensemble des auteurs que j’ai consultés, le premier écrivain à avoir consciemment écrit pour un enfant est Fénelon, en 1699, avec Les aventures de Télémaque. L’auteur se donne, dans cet ouvrage, une « mission explicitement didactique, puisqu’il s’agit avant tout, grâce au récit des aventures de Télémaque […] d’éduquer le jeune duc de Bourgogne82 ». Il initie ainsi une veine pédagogique qui sera intensifiée par le XVIIIe siècle. En Angleterre, au Siècle des lumières (aussi appelé « siècle pédagogique »), John Newbery voit dans la littérature de jeunesse un moyen de faire fortune, mais aussi « l’occasion d’une croisade éthico-religieuse83 ». Il développe toute une édition qui offre à la bourgeoisie pieuse londonienne « des recueils de poésie, des histoires, des contes, des chansonnettes, des jeux, tout cela bon marché et bien pensant84 ». Ce type de littérature viendra en France dans les bagages d’une gouvernante à son retour d’un séjour outre-Manche : il s’agit de Madame Leprince de Beaumont, à qui on doit le Magasin des enfants en 1757 et son célèbre conte « La belle et la bête ».
Cette femme, souligne Nathalie Prince, « consacra toute sa vie à l’éducation de la jeunesse. Pour autant, [elle] n’usait des contes qu’avec beaucoup de précautions dans la mesure où elle avait pour dessein principal non pas d’amuser les enfants mais de les moraliser85 ». Aussi, Prince avance que « [c]’est à cette veine moralisatrice que l’on doit une certaine mort des fées86 ». Le conte merveilleux est désormais considéré comme un élément dangereux pour l’éducation et la moralité des enfants, ce que remettra toutefois en doute Madame Necker de Saussure dans les années 1830. En effet, il s’avère que les auteurs qui écriront pour les enfants à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle87 le feront pour « expurger les livres que les enfants lisent, [pour] consacrer aux enfants un objet lectoral qui n’entre pas en contradiction avec une éducation morale et religieuse, voire qui la complète ».
Et comme je l’ai souligné déjà, le phénomène de l’édition catholique fera en sorte que ce type d’écrit perdurera jusqu’au milieu du XIXe siècle et au-delà. Il faudra attendre les romantiques pour voir le merveilleux revenir dans les contes89, mais leur influence et leur contribution, qui restent mineures dans le flot de contes publiés, ne se fera véritablement sentir que dans la deuxième moitié du XIXe siècle.
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Table des matières
RÉSUMÉ
REMERCIEMENTS
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LE CONTE POUR ENFANTS EN FRANCE AU XIXE SIÈCLE
1.1 La littérature dédiée à l’enfance en France au XIXe siècle
1.1.1 Le champ littéraire
1.1.2 Écrire pour l’enfant ?
1.1.3 Pourquoi dédier une littérature à l’enfance ?
1.1.4 Deux réalités enfantines : être garçon ou être fille
1.2 Le conte moral pour enfants
1.2.1 Les prémisses du conte pour enfants
1.2.2 Une définition du conte moral
1.2.3 Les contes : forme et thématique
1.3 Marceline Desbordes-Valmore et l’écriture dédiée à l’enfance
1.3.1 La position de Desbordes-Valmore
1.3.2 Le point de vue de Desbordes-Valmore
1.4 Écart esthétique et subversion : un premier constat
CHAPITRE 2 : ÉTUDE DES FOYERS NORMATIFS DANS LES CONTES VALMORIENS
2.1 Les objets sémiotiques
2.1.1 Le livre
2.1.2 L’art : dessin, musique et leurs dérivés
2.1.3 Le jeu et ses manifestations enfantines
2.2 Le corps sous toutes ses formes
2.2.1 Le corps émotif
2.2.2 L’habit
2.2.3 Les lieux
2.2.4 L’habitus
2.2.5 Les habitudes
2.3 Une « théorie éducative » dans les « règles » : savoir être un enfant, savoir être un parent
CHAPITRE 3 : ÉTUDE DES ÉVALUATIONS NORMATIVES DANS LES CONTES VALMORIENS
3.1 Discrimination et évaluation idéologiques
3.1.1 La narratrice, discriminatrice principale
3.1.2 Les personnages, évaluateurs secondaires
3.2 L’évaluation des personnages
3.2.1 Les hommes et les femmes
3.2.2 Les enfants, filles et garçons
3.2.3 Une figure d’autorité : l’homme d’Église
3.2.4 Les « autres »
3.3 L’écriture subversive : une autre façon d’éduquer les enfants
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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