La littérature de guerre japonaise de 1937 à 1945

Il est difficile de lire la littérature de guerre produite au Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Pour des raisons pratiques d’abord : la grande majorité des milliers de récits qui parurent dans les médias et des centaines de livres qui furent publiés, parfois écrits par les plus célèbres écrivains de l’époque, n’ont jamais été réédités. Les anthologies de littérature de guerre compilées depuis ont partiellement comblé ce vide, mais restent bien sûr — c’est leur principe même — lacunaires ; les œuvres complètes des auteurs concernés n’hésitent pas quant à elles à faire l’impasse sur cette sombre période . Surtout, lorsqu’il y a bien réédition, les textes qui nous sont proposés sont différents de ceux que purent lire les Japonais durant la guerre : les passages censurés à l’époque sont rétablis, au motif que la liberté d’expression acquise après-guerre permet de corriger les injustices subies à l’époque par des auteurs moins enthousiasmés par la guerre qu’ils n’étaient contraints à le paraître. Outre que ces éditions corrigées interdisent de fait d’accéder à ce que furent réellement les représentations de la guerre, elles sont au centre d’enjeux mémoriels qui les rendent a minima suspectes : il n’y a souvent aucune garantie que les passages supposément rétablis aient été effectivement écrits durant la guerre. La reconstitution de mémoire par Hino Ashihei 火 野 葦 平 (1907-1960) des passages qu’avaient refusés les autorités est ainsi contemporaine d’une stratégie éditoriale complexe visant à influencer la réception de ses textes, en présentant le plus célèbre auteur de littérature de guerre de l’époque comme la victime malheureuse d’une instrumentalisation politique. À l’exception des rares cas où nous n’avons pas pu accéder aux sources d’époque pour des raisons pratiques, tous les textes sur lesquels se fonde ce travail ont été consultés dans leur première édition.

Formes et usages de la censure

Le contrôle du discours pendant la guerre relève de deux temporalités différentes : il trouve ses fondements légaux dans des lois mises en place entre le début du siècle et les années vingt, tandis que les institutions qui le décident et l’appliquent se développent principalement à partir de la fin des années trente. Dans le cas de la littérature, l’organisation de la censure remonte à l’ère Meiji, mais le pouvoir développe au début de la guerre des dispositifs extra-légaux pour assurer une orientation unifiée de la production. Dans d’autres domaines de la production culturelle cependant, la centralisation du contrôle commença plus tôt : pour le cinéma par exemple, dont les capacités de propagande intéressèrent particulièrement le pouvoir, la création dès 1934 du Comité de contrôle du cinéma (映画統 制委員会 Eiga tōsei iinkai) et de la Société de cinéma du grand Japon (大   画協会 Dainippon eiga kyōkai) permit à un seul organe étatique de commencer à organiser la production avec un unique interlocuteur. En fait, ces deux temporalités se superposent l’une à l’autre :

Par ailleurs, la fièvre législative des années 1937-1940 n’a pas balayé et remplacé ce qui existait au préalable. Dans bien des cas, les dispositions antérieures, dont la plupart remontaient à l’ère Meiji, ont constitué une base suffisante pour les besoins du gouvernement. […] Le dispositif légal a été durci par amendement, mais il n’y a pas eu de rupture sur le plan juridique .

Les évolutions notables durant ces années concernent plutôt les formes d’organisation du pouvoir, qui ne cessent de gagner en puissance. La fin de l’année 1940 marque ainsi une stabilisation des dispositifs de contrôle du discours, car les moyens désormais à disposition du gouvernement ont rendu les rapports de force avec la sphère culturelle totalement déséquilibrés. Le cas de l’Allemagne nazie, avec son modèle de contrôle du discours centralisé et hiérarchisé, régi par le fameux ministère de la Propagande de Goebbels, ne relève pas d’un modèle analogue, même si le Japon afficha parfois notamment sa volonté de s’inspirer de la propagande du régime nazi . Outre que les travaux les plus récents remettent en question le caractère systématique et implacable des dispositifs de censure et de propagande nazis , le Japon n’a pas possédé de système aussi centralisé que son allié :

Le renforcement de la censure est l’émanation d’un système parlementaire qui, bien qu’au service du gouvernement, n’a jamais cessé de fonctionner légalement. De sorte qu’il est difficile d’attribuer telle mesure ou telle loi à un responsable politique en particulier, ou même à une faction. Il n’y a pas l’équivalent d’un Goebbels au Japon .

La structure légale 

Lorsque la guerre éclate en juillet 1937, le Japon dispose déjà depuis plusieurs années d’un ensemble de textes de loi qui encadrent la production de discours, et d’institutions en charge d’appliquer ce contrôle. La Loi sur le maintien de l’ordre (治 維持っ 法 Chian iji hō), promulguée en 1925 dans un contexte où le pouvoir considère les communistes comme une menace à abattre en priorité, a joué un rôle central durant la guerre : son premier article condamne le fait d’œuvrer à « modifier le corps national » (国体 ヲ変革スル変革スルスル ). Le texte reste globalement le même jusqu’à son abrogation en 1945, malgré des modifications mineures en 1928 et 1930, et une réécriture en 1941 qui élargit le champ d’application et durcit les peines (jusqu’à la peine de mort). Dès les débats à la Diète,certains parlementaires avaient émis des doutes sur les termes de la formulation, laissés flous à dessein, arguant qu’« une telle loi pourrait être utilisée pour réduire la liberté d’expression ». C’est effectivement ce qu’il advint : bien que la loi ait eu pour cible d’origine les communistes, les possibilités qu’elle offrait au gouvernement furent rapidement exploitées pour mettre au banc des universitaires considérés comme radicaux, ou exclure tout questionnement sur la figure de l’empereur. En décembre 1937 et en février 1938, alors même que le cadre légal demeurait identique, une interprétation extensive de la Loi sur le maintien de l’ordre permit par exemple l’arrestation de centaines d’intellectuels, présentant peu ou pas de lien avec les organisations communistes. De 1928 à 1945, la loi permit vraisemblablement 68 274 arrestations, mais ce chiffre doit être comparé au nombre relativement faible de poursuites subséquentes (6550, soit donc environ 10 %) : elle fut clairement utilisée comme une menace et un moyen de pression omniprésent, mais n’occasionna pas à proprement parler de vague massive de longs emprisonnements durant la guerre (le nombre de poursuites oscille entre 100 et 250 par an entre 1937 et 1945).

Le rôle des éditeurs : bourreaux et victimes

Schématiquement, le système de censure présentait ainsi une structure pyramidale où la base (les écrivains) était séparée du sommet (le ministère de l’Intérieur) par un étage intermédiaire au rôle ambigu : les éditeurs. Directement mis en danger par les interdictions de vente, qui représentaient un coût substantiel susceptible de conduire même les revues les mieux installées à la banqueroute, ils furent amenés à censurer eux-mêmes les textes qu’ils publiaient, afin de présenter des épreuves acceptables pour le ministère de l’Intérieur. Le pouvoir ne s’y trompa d’ailleurs pas, et exploita cette occasion d’alléger la charge de travail des censeurs en faisant des éditeurs ses interlocuteurs privilégiés à travers un système officieux de « conseils », rendus d’autant plus nécessaires que nombre de grands médias (à commencer par les revues Kaizō 改造 (La réforme) et Chūō kōron 中央公論 (Le débat central)) étaient historiquement de tendance libérale et se réclamaient d’une tradition d’indépendance journalistique. Les critères précis de censure que nous avons pu évoquer plus haut n’avaient pas vocation à être directement transmis aux éditeurs : ces indications étaient adressées aux services du ministère de l’Intérieur, pour qu’ils puissent décider de ce qui devait être ou non interdit de diffusion. En somme, les éditeurs étaient au moins partiellement maintenus dans l’incertitude quant à la réaction des autorités à ce qu’ils publiaient, et contraints de se censurer eux-mêmes en tentant de percer les mystères de normes dont ils constataient les effets (interdictions, procès) sans connaître les ressorts.

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Table des matières

Introduction
Avant-propos : La littérature sous contrôle
I] Formes et usages de la censure
A] La structure légale
B] Le rôle des éditeurs : bourreaux et victimes
C] L’affaire Ishikawa
D] Éléments pour une esthétique du secret militaire
II] Orienter la production
A] L’armée prend la plume
B] Les associations littéraires patriotiques
C] Le « changement intérieur » des écrivains
Première partie : 1937-1938, les envoyés spéciaux
Chapitre 1 — L’entrée en guerre des écrivains ?
I] La littérature de guerre moderne avant 1937
A] La littérature de guerre de l’ère Meiji
B] L’influence de la Première Guerre mondiale
II] Écrivains et journalistes
A] Le monde éditorial
B] Littérature et actualité
III] Participer à l’effort de guerre ? La question de la place de l’écrivain
A] Quelques effets de la fin de la littérature prolétarienne sur le monde littéraire
B] Littérature et politique
C] Unifier le front et l’arrière
Chapitre 2 — Hayashi Fusao et Ozaki Shirō : sublimer les obstacles
I] Sensō no yokogao, la guerre à l’épreuve de l’écrivain
A] Le domaine du sensible
B] Le pli de la peur
C] Récits
II] Hifū senri, la guerre et le beau
A] Rêveries de guerre
B] Voir le beau
C] L’esthétique du scintillement
Chapitre 3 — Le bataillon de la plume
I] Le penbutai comme récit de propagande
A] Composition
B] Produire quoi ?
C] Entrer dans le réel
II] Un défilé de daimyō
A] Le collectif à l’épreuve
B] Iconographie du penbutai
III] Individualités dissonantes
A] Hayashi Fumiko : le corps en souffrance
B] Sugiyama : assumer jusqu’à l’outrance
Deuxième partie : 1938-1941, l’hégémonie du soldat-écrivain
Chapitre 4 — Hino Ashihei, une posture impossible ?
I] L’écriture du soldat-écrivain
A] Le rôle du paratexte
B] Le récit personnel
C] Le pari de l’intelligibilité
II] Faire littérature
A] L’armée et les journalistes
B] Hino en écrivain
C] Littéraire malgré soi ?
III] Du récit individuel à l’expérience commune
A] Corps de soldat(s)
B] Dire la violence
C] Souvenirs de soldat(s)
Chapitre 5 — L’ère Hino
I] Les émules de Hino Ashihei
A] Ueda Hiroshi, l’éternel second
B] Hibino Shirō, le blessé
II] Tous écrivains ?
A] Écriture de masse
B] La « littérature amateur »
III] Vers un déclin
A] Hana to heitai, l’hybridation du récit de guerre
Conclusion

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