Attirer, convaincre, persuader le public : la presse et le lecteur
Afin de comprendre la relation entre la presse d’opposition et ses lecteurs et lectrices, il faut tout d’abord noter que ces différentes publications s’adressent à des publics divers. Il est clair, par exemple, que Solidaridad possède avant tout un lectorat chrétien, alors que celui d’APSI ou de Cauce est bien plus diversifié. Entre les deux quotidiens, la différence est encore une fois nette. Fortín Mapocho, avec son ton franc et décontracté, s’adresse prioritairement à un public sinon engagé politiquement, du moins fortement opposé au régime. La Época, en revanche, vise surtout un lectorat cultivé, issu du champ intellectuel ; si le public de ce quotidien est le plus généralement démocrate, ce n’est pas la couleur politique qui en est le premier critère de définition.
Cela étant posé, il n’en demeure pas moins que toutes ces publications orientent leur discours vers une critique du régime. En ce qui relève de la campagne pour le plébiscite, ces médias cherchent donc à persuader le lecteur d’aller voter contre le régime, et elles peuvent le faire au moyen de la littérature. En même temps, nous le verrons, ces médias jouent dans leur rapport avec le public leur propre survie. La littérature peut aussi devenir, en ce sens, un moyen destiné à assurer la viabilité financière des publications.
Un prisme pour penser la réalité chilienne
L’hypothèse des « savoirs » propres à la littérature nous conduit à nous interroger sur la capacité cognitive de celle-ci, sur la possibilité qu’elle a de devenir un outil pour comprendre sous un nouveau jour la réalité –donc l’actualité chilienne. Les acteurs de la presse peuvent donc avoir un recours à la littérature qui dépasse son caractère strictement décoratif, qui relève d’un souci de stimulation intellectuelle et qui invite à penser regarder le réel sous un prisme autre, à le penser à nouveaux frais.
La littérature, que ce soit sous la forme de citations directes ou de références tissées au fil d’un article, aurait donc une capacité à éclairer un certain nombre de facettes du régime, aussi bien pour le journaliste que pour le lecteur, qui permettrait donc de mettre en évidence les exactions et les failles du régime ; elle serait en ceci un précieux outil épistémologique pour construire la dénonciation.
Les citations directes : des clefs de lecture
Les citations tirées d’œuvres littéraires constituent les références plus aisément repérables – ne serait-ce que typographiquement, par la présence des guillemets. Ces citations sont le plus souvent présentées au début de l’article : elles font office d’accroche ou, notamment lorsqu’elles apparaissent dans le chapeau, elles peuvent être présentées comme un épigraphe. Plus ou moins replacées dans leur contexte selon les cas, ces citations, sans être complètement dénuées de leur dimension décorative, appellent, de par leur place dans l’article, à lire le texte journalistique à l’aune du discours littéraire. À l’instar, justement, de l’épigraphe littéraire, elles s’imposent comme clef de lecture qui régit l’interprétation de ce qui suit.
En consonance avec leur fonction ornementale, ces citations peuvent apparaître dès le titre de l’article. C’est le cas pour la tribune « Armas en la mano o estrellas en la frente » (« des armes dans la main ou des étoiles sur le front ») publiée par Juan Luis Zegers Terrazas dans le numéro 211 d’Análisis. L’auteur y dénonce la lecture faussée que la campagne du « Oui » offre des événements de 1973 : le gouvernement dit avoir répondu à l’ « appel du peuple » au moment du coup d’État, alors même que les résultats des élections parlementaires de mars 1973 avaient rendu compte du large soutien dont bénéficiait l’Unité Populaire.
Le discours d’un écrivain dans la presse : la columna de Jorge Edwards
L’écrivain chilien Jorge Edwards publie régulièrement des tribunes, ou plus exactement des columnas de opinión, dans les pages de La Época. Il s’agit là d’une forme privilégiée par les écrivains lorsqu’il s’agit pour eux de s’exprimer publiquement. Les travaux de Jaime Galgani Muñoz ont tenté d’établir une chronologie de l’apparition de la columna de opinión comme cet espace d’affirmation de la facette publique des hommes de lettres chiliens. Entre les années 1880 et 1930 se produit, selon lui, une autonomisation du champ culturel – ce qui coïncide peu ou prou avec les remarques d’Altamirano –, mais c’est entre 1930 et 1973 que les écrivains deviendraient des « sujets culturels pleinement autorisés par le prestige de leurs publications littéraires ». L’approche minutieuse de cette évolution est sans doute intéressante et permet de saisir le caractère progressif de la mutation, mais l’on peut lamenter que Galgani Muñoz ne dégage pas – au-delà d’une réflexion sur le style dans les premières lignes des articles – qu’est-ce qui, dans ces columnas, est une singularité propre aux écrivains, et comment les écrits journalistiques de ces personnages entrent en consonance ou en rupture par rapport à leur labeur strictement littéraire. Par ailleurs, les années de la dictature font l’objet d’un seul paragraphe et se trouvent résumées au problème de la censure, alors même que ces années sont présentées comme une période à part entière. Pourtant, l’exemple de Jorge Edwards montre bien que les écrivains s’expriment toujours au cours de la période dictatoriale, et que leurs tribunes sont un espace où ils peuvent, justement, défier la censure et dénoncer les exactions du régime. Et cette dénonciation se fait, dans le cas de Jorge Edwards, par un recours quasi-systématique à la littérature, qui devient le prisme à travers lequel, au fil des articles, est comprise l’actualité chilienne.
Produire et diffuser de la littérature comme un acte de résistance et d’opposition
Les travaux de Karen Donoso Fritz, avons-nous vu, permettent de comprendre les dimensions de l’appareil de censure du gouvernement de Pinochet, qui entrave largement les possibilités de diffusion de la littérature. À ce sujet, Claudia Serrano se souvient de la difficulté pour elle et son entourage – appartenant pourtant aux cercles de jeunes intellectuels de Santiago – d’avoir accès aux ouvrages, académiques comme fictionnels. Elle décrit les réseaux de circulations qui se mettaient en place, à travers lesquels on pouvait apprendre qu’un tel ou une telle avait dans sa possession un titre particulièrement alléchant : une bibliothèque souterraine était construite à tâtons. C’était là aussi une forme de résistance à un régime qui ravageait la culture. La presse témoigne aussi de ces difficultés. Les articles faisant référence à la censure et à l’apagón reviennent très souvent au cours de l’année190. Jorge Edwards, par exemple, dénonce la «situation lamentable de la culture» et parle de l’existence au Chili d’une « liberté boiteuse » du fait, notamment, des entraves à la liberté d’expression. Mais en plus de repérer ces manquements, la presse a, verrons-nous, la capacité de les contrecarrer, en forgeant un espace particulier de diffusion à travers la littérature. Pour reprendre les termes de Judith Lyon-Caen et de Dinah Ribard, le sens démocratique de celle-ci n’est donc plus purement rhétorique, mais aussi performatif.
La diffusion de la littérature dans la presse : une forme de démocratisation
Le 24 mars 1988, dans une tribune publiée dans Fortín Mapocho, le journaliste culturel Ricardo García appelle à une démocratisation de la culture, en s’appuyant sur son compte-rendu des résultats d’une enquête menée par Ceneca et la Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (Faculté latino-américaine de sciences sociales – FLACSO), qui fait un état des lieux pessimiste de l’accès à la consommation des produits artistiques au Chili.
« La culture doit aussi faire l’objet d’une redistribution profonde et sérieuse dans les futurs gouvernements démocratiques », y note-t-on. Dans le contexte dictatorial, si les élites intellectuelles peuvent tant bien que mal forger des réseaux informels ou clandestins pour la circulation de la culture, le gros de la population reste en dehors de ceux-ci, et perd les moyens d’accès à l’univers artistique ; les livres qui circulent sont, qui plus est, fort chers.
Dans ce cadre, les choix de la presse d’opposition de diffuser de la littérature, en promouvant la lecture ou en donnant à connaître certains auteurs, peut être compris comme un effort de démocratisation. Ouvrir la culture au grand public c’est à la fois s’opposer aux politiques du régime – sur le plan de la politique culturelle – et mettre en pratique, à travers la littérature, une forme de démocratie.
Les débats littéraires sur les feuilletons : la démocratie en acte
La littérature peut être aussi, en effet, un sujet de débat entre les lecteurs de la presse d’opposition. Si l’on suit Mazzoni, qui rappelle que la maxime « de gustibus non est disputandum » vaut aussi pour la littérature – il n’y a pas, en principe, de vérité construite au moyen de la raison sur ce qui relève de la « bonne » littérature, ni de pont logique entre une œuvre et le jugement esthétique que chacun porte sur elle –, malgré les efforts d’un volet de la critique pour se dresser contre ces propos, il apparaît que la possibilité pour chacun de juger sur les produits littéraires est donc, elle aussi, proprement démocratique. L’adhésion, qui passe ici par le goût, est facultative ; les opinions divergentes, si elles peuvent faire l’objet de reproches et débats, sont toutefois tolérées.
Dans la presse d’opposition de 1988, plusieurs sujets littéraires, qui vont de la création d’un nouveau Pen Club chilien à des détails biographiques sur les personnages du Quichotte, enflamment les esprits. Or une question en particulier attire, au fil des semaines, l’attention des lecteurs d’APSI, qui s’engagent dans un véritable débat à propos du rapport de la revue avec la littérature. Ce débat porte plus précisément sur la publication dans APSI de deux nouvelles sous forme de feuilleton : Luna Caliente de l’argentin Mempo Giardinelli et La femme et le pantin du français Pierre Louys.
Au cours de plusieurs semaines, entre le numéro 240 et le numéro 248 de la revue, des lecteurs et des lectrices maintiennent, à travers les lettres adressées à APSI, une polémique autour de ces deux nouvelles aux résonnances érotiques. Dans le numéro 240, un certain Luis Berríos s’attaque à certains contenus de celle-ci, parmi lesquels le feuilleton Luna Caliente, dont il assure qu’il « n’a plu à personne ». Dans le numéro suivant, Sergio Salinas O. exprime son étonnement quant aux propos de Berríos qui, explique-t-il, n’a aucune légitimité pour parler au nom de tous les lecteurs . Ainsi, dès l’engagement du débat, ce deuxième lecteur défend la pluralité d’avis à propos d’un même produit culturel et condamne un discours qui, alors même qu’il émane d’une subjectivité, se veut représentatif de l’ensemble du public.
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Table des matières
Introduction
I. La littérature au service de l’opposition : une instrumentalisation dans un contexte d’urgence politique?
1. Attirer, convaincre, persuader le public : la presse et le lecteur
a. La complicité avec le lecteur à travers les jeux de mots et les railleries
b. L’écrivain, figure d’autorité
c. L’enjeu des ventes
2. Des moyens obliques pour dénoncer le régime
a. La délégation de la parole
b. Le langage littéraire
3. Un prisme pour penser la réalité chilienne
a. Les citations directes : des clefs de lecture
b. Le discours d’un écrivain dans la presse : la columna de Jorge Edwards
c. Le roman latino-américain
II. La littérature comme espace particulier d’opposition et de démocratisation
1. Produire et diffuser de la littérature comme un acte de résistance et d’opposition
a. Pinochet ou l’inculture
b. Mise en avant de la culture
c. La diffusion de la littérature dans la presse : une forme de démocratisation
d. Un espace pour la publication
2. La promotion de la littérature engagée
a. Des interprétations divergentes de l’apagón aux conceptions opposées de la littérature
b. Panthéon littéraire et engagement
3. Un espace de pluralisme
a. Jorge Edwards contre le Poète Unique
b. Les débats littéraires sur les feuilletons : la démocratie en acte
III. « Littérarité », réalité et fiction : ce que la littérature peut dire du politique
1. Fiction et mensonge : le régime et le faux
a. La fiction comme mensonge dans le discours du régime
b. La politique chilienne, entre réalité et fiction
2. La fiction comme possibilité d’une réalité autre
a. Fiction, mensonge et capacité de création
b. Fiction, évasion, divertissement
c. La fiction contre le mensonge
3. Du témoignage au « système de vérité » : politique et littérarité
a. Le témoignage et la porosité des frontières : les limbes de l’interprétation
b. Une littérature qui dit vrai ?
c. La littérature et la fiction dans la construction d’un « système de vérité »
Conclusion
Annexes
I. Sources
II. Bibliographie scientifique
III. Documents
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