Il est raisonnable, lorsque nous commençons à réfléchir sur le mal et le mensonge, de nous demander à quoi ceux-ci correspondent dans l’appréciation commune. Or, le constat qui s’impose est que nombres d’esprits semblent jetés dans des recherches subtiles qui s’appliquent à une connaissance minimale du mal qui sévit dans le monde. Et, les questions qu’on se pose portent sur son origine et sa signification. Pourtant, l’Ecclésiaste mesure le mal à l’aune des progrès scientifiques et soutient qu’à mesure que s’accroît la science, s’accroît aussi la douleur : « beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin, plus de savoir, plus de douleur » . Ce constat fait écho à l’idée entrevue par Rousseau dans le Premier Discours : le progrès des sciences et des arts corrompt les mœurs et installe l’inquiétude dans les esprits. Dès lors il est possible de dire que le mal vient de la double réflexivité c’est-à-dire de la connaissance et de la quête de reconnaissance. Par ailleurs, il est perceptible que l’ensemble du problème moral, tel qu’il se p résente historiquement, a comme pivot les préoccupations du bien. C’est ainsi que l’aspect premier de la morale consiste dans les jugements de valeurs : « ceci est bien, ceci est mal ». Le mal moral s’exerce donc dans le lien humain et ses immanquables distorsions. C’est dans ce sen s que nous pouvons lire le mot de Sperber : « le mal est le signe unificateur de nombreuses expériences de la vie humaine » . Cela est d’autant plus vrai que le mal s’applique aux actes humains. C’est pourquoi il peut être saisi à travers les notions d’aliénation, d’injustice, de tort et de désordre. Ici c’est la perversité qui est l’ancrage du couple mal/mensonge dans la mesure où on est ce qu’on est moralement selon qu’on se le propose. L’acte moral n’a de sens que l’octroi des biens et la fuite des maux qui menacent la vie humaine. Pourtant Louis Lavelle soutient que : « toutes les espèces de mal nous obligent à remonter jusqu’au mal moral, précisément parce que celui-ci a son origine dans une volonté qui choisit » .
Dans tous les cas bien des maux sont à la fois suivis et provoqués au sein de la société. Ainsi nous ne pouvons manquer de souligner le chaînon entre l’individuel et le social. C’est pourquoi dans une mise en scène plus descriptive qu’explicative, nous disons que le mal implique une relation négative à autrui. Il se révèle à travers diverses aliénations plus ou moins articulées autour de l’opposition de l’être et du paraître, de la domination et de la servitude. C’est pourquoi dans le champ social, il ne peut s’exercer sans le mensonge. Un tel mensonge est de ce fait l’envers du dévoilement . Ici nous ne pouvons pas nous laisser entraîner dans les spéculations sophistiques de Gorgias. Affirmer la vérité, c’est dire tout nettement ce que tout le monde pense. Pourtant, il est remarquable, en toute connaissance de cause, que la vérité se définit par l’adéquation de la chose à l’intellect. Ceci nous montre sans ambages que l’idée de vérité tout comme celle du mensonge présente une ambiguïté foncière.
Toutefois, disons que la vérité est toujours le fruit d’une conscience droite, c’est-à-dire justifiée. Par contre le mensonge serait alors le fruit d’une conscience tordue et non justifiée. Voilà pourquoi le mensonge peut être défini comme étant une assertion sciemment contraire à l a vérité, faite dans l’intention de tromper et d’asservir. Par ailleurs, l’option théorique à laquelle Rousseau se range s’arrime à l’observation des faits de sa société. De là nous pouvons inférer que le couple mal/mensonge se donne à lire dans l’affliction causée par l’immoralisme et l’athéisme de l’époque où « les gens passent leur vie non à défendre leur liberté, mais à se voler et se trahir mutuellement, pour satisfaire leur mollesse ou leur ambition et qui osent nourrir leur oisiveté de la sueur, du sang et des travaux d’un million de malheureux » . Ce morceau d’éloquence du Premier Discours, pour peu qu’on le comprenne, pose un principe : la négation de la liberté prend ici la figure concrète du mensonge en même temps il nous fait reconnaître avec Rousseau que le mal est tout ce qui, dans la vie individuelle et collective, altère et nie en chacun l’humanité.
LA LIBERTE COMME SORTIE DE SOI DE L’HOMME
En méditant sur la nature de l’homme, l’auteur du Second Discours constate l’unité originelle qui caractérise l’être de tout homme. De là il infère que la liberté consiste en une présence à soi et qu’elle ne s’accroche pas à des désirs qui dépassent l’envergure du moi. De ce point de vue la liberté est une indépendance au sens où le moi reste indivis et satiable. C’est dire que tout homme est bon en lui-même pour autant qu’il demeure dans cette indépendance qui consacre son unité. Cette dernière témoigne d’une harmonie naturelle. Or, c’est cette unité qui est perturbée par la seule volonté de l’homme source de toutes les modifications particulières dont il est victime. A partir de ce moment la chute devient inévitable et l’homme perd par répercussion son unité indivise. Ainsi, il s ’extériorise et devient sujet à d e multiples contradictions lorsqu’il raisonne. Ce raisonnement imprime sur son cœur les différences, les désirs boulimiques et finit de le rendre autre tel qu’il est sorti des mains de la nature. Il est hors de luimême et s’oppose à la nature en ce sens qu’il s’ouvre vers des possibles. C’est donc par la réflexion que l’homme perd l’équilibre originel. Et cette perte consacre les diverses manières d’apparaître et l’amour propre devient l’instigateur et le maître d’œuvre de toutes ses activités. Il cherche le bonheur qui ne convient pas à sa nature. C’est pourquoi donc à travers cette succession de pertes et d’acquisitions, l’homme est tenu pour responsable de tout le mal qui lui arrive.
L’INDEPENDANCE ORIGINELLE
L’égalité naturelle décrite dans le Second Discours est un effort de réflexion dont témoigne la distinction d’un état de nature, bien que supposé, de l’état civil. Cette égalité n’a rien à voir avec celle des petits pois dans une boîte de conserve. Elle est bien le moment où personne ne s’oublie. En effet, l’homme originel vit dans la simplicité proche de la nature qui consacre la vérité de son être et le caractère immédiat de ses mouvements. Cette spécificité de l’homme à l ’état de nature a permis à notre auteur de repenser le concept d’inégalité naturelle. Ainsi, Rousseau nous montre que du point de vue de l’âge, de la santé et même des forces du corps l’homme est différent de son semblable ; mais dit-il c’est une inégalité physique. Celle-ci n’est chargée d’aucun contenu moral qui pousserait l’homme vers ses semblables. La vie est immédiate et sans communication. Dès l’introduction du Second Discours nous lisons : « Dans l’état de dispersion où Rousseau imagine l’humanité primitive, rien n’unit l’individu à son semblable, mais rien non plus ne l’asservit » . C’est bien le contact, la relation qui élève ou rabaisse l’individu et l’ouvre à une dialectique d’affirmation et de négation de soi. Or, l’homme naturel n’est que désir d’être, c’est-à-dire ce qui regarde uniquement l’individu, l’amour de soi non porteur de conflit. Ceci est possible tant qu’il ne résiste pas à l’impulsion intérieure de la commisération. En fait l’homme naturel est dépendant de la nature de façon absolue et inconditionnelle. C’est une dépendance par rapport aux choses et non par rapport aux personnes. En fait même si la liberté naturelle se manifeste comme une expérience de ses propres limites, elle ne peut signifier que cette dépendance par rapport aux choses. Par ailleurs, si l’on pousse l’isolement de l’homme naturel jusqu’à son niveau extrême, on constate que l’égalité naturelle exclut toute possibilité de communication, elle est donc consubstantielle au désir d’être fondé sur l’équilibre entre la pitié et l’amour de soi. De ce p oint de vue elle ne saurait entamer la liberté, elle en est même la condition d’existence. C’est bien le contact qui aliène l’individu. Or le contact n’existe pas chez l’homme primitif. C’est contre Hobbes que notre auteur rejette expressément cette idée de lien dans l’état de nature. Ceci permet de mieux rendre compte non seulement de l’équilibre naturel mais aussi du fait que l’homme primitif est un homme qui ne vit que pour lui. L’état de nature est bel et bien un état où chacun est parfaitement distinct des autres.
L’indépendance naturelle consiste donc en une vie dans un état de suffisance où l’homme n’a pas besoin de travailler ni d’entrer en rapport avec son semblable. Autrement dit il n’y a pas d’écart entre le désir et la satisfaction escomptée. En fait, la suffisance « économique » au sein d’une nature accueillante et pourvoyeuse exclut toute relation entre les hommes. Il n’y a pas de rapport compromettant et, l’on ne saurait mieux le dire que Pierre Burgelin lorsqu’il affirme : « L’homme naturel ignore le rapport, hors de lui il n’y a rien, il s’étend sur tout » . L’homme et la nature ne font qu’un et, puisque celle-ci l’établit dans le juste nécessaire, l’homme ne se plaint pas. Car son véritable être et son individualité, il les tire de la nature. L’indépendance vient donc du fait que les désirs de l’homme ne passent pas les besoins physiques. C’est pourquoi l’homme n’entre pas en conflit avec lui-même ni avec son semblable. Tout besoin se justifie donc par rapport à la conservation de la vie. Or, le défaut de Hobbes est d’avoir mis à l a place de l’égoïsme passif dont fait montre l’homme primitif, l’égoïsme actif qui règne dans l’état civil. Cette critique rousseauiste adressée à Hobbes n’a pas manqué de souligner le contraste psychologique qui existe entre eux.
Pour Rousseau, l’indépendance naturelle répugne essentiellement le contact, les rapports de domination et de servitude. C’est dire qu’il ne peut pas y avoir de lien moral ni sentimental. L’idée de devoir même n’a rien de déterminant chez l’homme naturel puisque celui-ci n’attend rien des autres mais tout de la nature. L’indépendance est de ce point de vue absence de relation et donc égalité de crédit. Par ailleurs, si la seule chose qui a du prix chez l’homme primitif se trouve être la conservation de sa v ie, on peut dire que l’indépendance rime avec le bonheur en ce sens que conserver sa vie c’est se conformer à la nécessité naturelle. Dès l ors, il est possible de dire que le bonheur comme l’indépendance est une manière d’être. Celle-ci, dira Rousseau plus tard, s’accommode bien de la liberté comme rationalité éthique au sein de la société.
Force est de reconnaître qu’aucune indépendance n’est possible dans une situation où chacun est obligé de se m ettre à l ’abri et sur ses gardes, où les désirs se multiplient et mettent les uns et les autres dans une précarité sans égale. L’homme indépendant ne va pas au-delà du naturel, il ne cherche pas le superflu. Dans l’indépendance naturelle la vie de l’homme est don de la nature. C’est cette dernière qui, dans son horizon, la réglemente et la maintient dans un équilibre parfait qui exclut la réflexion et le travail signes de besoins et d’assujettissement. On ne désire p oint ce qu’on n’est pas en état de connaître. La vie solitaire de l’homme de la nature, son incapacité même à reconnaître son semblable dans l’homme qu’il croise et son absence d’imagination témoignent de son indépendance. Cette idée a permis à Rousseau de récuser les conventions et les actes humains auxquels quelqu’un serait soumis. Il décrit un état sans maître ni esclave mais qui n’a rien à voir avec un état anarchique, mais celui où l’absence de contacts avec les autres s’oppose à l a violence dominatrice qui naît des rapports de possession, d’émulation, d’opposition et d’intérêt. C’est ce que souligne Robert Dérathé lorsqu’il dit : « L’état de nature […] est essentiellement un état d’indépendance. En admettre l’idée c’est donc affirmer que nul n’est par nature soumis à l’autorité d’un autre » .
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
I. PREMIERE PARTIE : LA LIBERTE COMME SORTIE DE SOI DE L’HOMME
1. L’indépendance originelle
2. La réflexion comme rupture
3. De l’amour de soi à l’amour propre
4. L’idée de bonheur controversée
II. DEUXIEME PARTIE : LE RECOUVREMENT PERVERS DE LA LIBERTE : UN SIMULACRE
1. La perversion sociale
2. L’aliénation économique
3. De l’imposture à l’asservissement politique
4. Le moi rousseauiste et la réclusion
III. TROISIEME PARTIE : LA RESTAURATION
1. La question de la vérité
2. L’unité de l’homme est possible
3. La communauté de vie transparente
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE