L’une des aspirations les plus profondes de l’homme est la liberté. Libre de toute contrainte, tout individu veut satisfaire ses besoins et donner libre cours à ses passions. Liée à la nature humaine, cette tendance devient source de tension et de conflit lorsque l’homme érige la satisfaction de ses besoins et de ses passions en norme absolue sans tenir compte de celle de ses semblables. Cette situation est le trait caractéristique de l’état de nature. Théâtre de violence et de domination, l’état de nature fait abstraction de toute loi. Or, sans elle, il serait difficile de concevoir la liberté. C’est donc la loi ou l’autorité qui, en incarnant la paix, contraint chaque individu à respecter les besoins de l’autre et à contenir ses passions en vue du bien commun. Avec une telle passerelle, l’homme passe de l’état de nature à la société où le respect de la loi ou de l’autorité est de mise. Cependant l’autorité n’est pas toujours perçue comme garante d’unité et de paix, mais « l’ennemie » de la liberté. Ainsi naît le rapport conflictuel entre la liberté et l’autorité.
Le problème de la liberté est celui qui a probablement occupé le plus la philosophie. La notion de liberté reste soumise à un nombre considérable de conditions qui déterminent sa qualité, son degré et ses différentes formes. Les multiples interrogations viennent du fait qu’elle exprime la nature humaine ou la situe par rapport aux autres éléments de la nature. D’autre part, notre époque connaît une véritable crise d’autorité et une crise de la liberté. La preuve est que l’homme contourne, méprise ou foule au pied les institutions qu’il a lui-même mises en place. Quant à l’Etat, il abuse de ses prérogatives au lieu d’agir dans les limites de ses pouvoirs. Tout cela amène le peuple à s’insurger contre les pouvoirs en place. Mais cette crise ne concerne pas seulement le peuple et l’Etat. Il existe également un antagonisme permanent entre les enfants et leurs parents, les élèves et leurs éducateurs, la jeune génération et l’ancienne. A cela il faut ajouter les sempiternelles grèves des syndicats. A tous les niveaux de la société, l’on assiste à un rejet ou à un mépris de l’autorité perçue comme un pouvoir qui écrase, qui abuse du peuple et qui muselle l’homme en confisquant sa liberté d’agir et de s’exprimer.
Toutefois, ce débat autour de la question de la liberté et de l’autorité n’intéresse pas uniquement les théoriciens de la philosophie politique. Elle se pose dans notre monde contemporain avec acuité et avec force. Elle a un caractère d’ubiquité. Toutes les sciences cherchent à lui donner une définition. Cette exigence de liberté transparaît clairement dans les revendications telles que: « liberté d’opinion », «liberté d’expression », « droit de l’homme », « Etat et liberté »…C’est dire que la question de la liberté se pose et se posera toujours dans nos sociétés. Notre sujet s’inscrit dans la même perspective. L’intérêt de notre sujet est qu’il est d’actualité. Car la mauvaise conception de la liberté par rapport à l’autorité et inversement fragilise encore aujourd’hui le tissu social.
Notre objectif est de réfléchir sur le rapport que l’on peut établir entre la liberté et l’autorité. Il s’agit pour nous de voir si ces deux notions s’opposent ou se complètent et dans quelle mesure elles peuvent contribuer à l’épanouissement de l’homme. Ce dernier n’existe et ne se réalise que lorsqu’il est libre. Il a en lui le désir de parler et d’agir selon son bon vouloir. Il veut être l’initiateur de tous ses actes. C’est pourquoi l’autorité se dresse parfois devant lui comme un mur qui l’empêche de donner libre cours à ses actes. Dès lors, l’autorité est perçue comme un obstacle qu’il faut nécessairement surmonter. Notre travail consiste donc à montrer et à lever cette équivoque.
Thème central dans l’œuvre de Spinoza, la liberté n’est acquise qu’au terme d’un long processus dont la résultante ultime consisterait en une libération de l’individu. Spinoza a été non seulement un grand théoricien de la liberté mais aussi et surtout un farouche défenseur de celle-ci. Cependant, ce qui intrigue certains commentateurs, c’est l’idée que Spinoza soit un philosophe qui inscrit le concept de liberté dans la nécessité, qu’elle soit métaphysique ou politique. Spinoza expose les grandes lignes de sa pensée politique dans le Traité théologico-politique et le Traité politique. Après avoir défini le droit par la puissance, il pose le problème général de la conservation des régimes politiques. Il définit la fin de la société par la sécurité et la liberté.
La théorie politique spinoziste de l’Etat part de l’hypothèse de l’état de nature. Un état qu’il présente comme invivable parce que l’égalité du droit naturel débouche nécessairement sur un conflit permanent. D’où la nécessité d’instaurer une société politique. « C’est une loi universelle de la nature que nul ne renonce à ce qu’il juge être bon, sinon par espoir d’un plus grand bien ou par crainte d’un dommage plus grand.» C’est en vertu de cette maxime que les hommes choisissent de vivre en société. Après avoir confié son droit de vivre selon son bon plaisir et la puissance de se conserver à un autre, il doit lui obéir. Il revient maintenant à ce dernier de le protéger, de le défendre et de veiller sur lui. Seul le souverain a le droit de promulguer les lois. Quant aux sujets, ils sont tenus d’exécuter les commandements du souverain. Ce faisant, le souverain compromet-il la liberté de l’individu ou contribuet-il à son épanouissement? Comment Spinoza perçoit-il la liberté de l’individu par rapport au droit qu’il reconnaît au souverain ? La liberté et l’autorité sont-elles complémentaires ou opposées chez Spinoza? Comment l’autorité peut elle sauvegarder la liberté et la promouvoir? Dans quelle mesure peut-on concéder à l’individu sa liberté tout en préservant la paix sociale et le droit du souverain?
Pour cerner la question de la liberté et de l’autorité, nous suivrons quasiment la démarche spinoziste. Celle-ci consiste à allier philosophie et politique. Notons que dans la pensée spinoziste, il n’y a pas une distinction entre philosophie et politique; elles s’imbriquent. C’est au cœur de la philosophie que Spinoza entend construire ses théories politiques. Sa métaphysique constitue le point de départ de cette construction politique.
LA LIBERTE CHEZ SPINOZA
La notion de liberté est conçue comme une valeur à la fois abstraite et naturelle de l’action humaine. Inhérente à la nature de l’homme, la liberté caractérise, détermine et influence les rapports humains. Cependant, elle fait l’objet de nombreuses controverses parmi les philosophes. Elle est difficile à cerner; sa définition varie d’un auteur à un autre. La notion de liberté divise les philosophes en deux tendances. La première concerne ceux qui font de la liberté le fondement de l’action et de la morale humaine. La deuxième tendance, quant à elle, nie toute transcendance de la volonté par rapport au déterminisme. Cicéron, parlant des différentes opinions des philosophes affirme: «outre, les deux opinions des anciens philosophes, l’une qui regarde toutes choses comme l’ouvrage du destin, et lui donne force de nécessité, opinion de Démocrite, d’Héraclite, d’Empédocle et d’Aristote, et l’autre qui accorde à l’âme des mouvements volontaires et indépendants du destin, il me semble que Chrysippe, en arbitre conciliateur, a voulu tenir le milieu ; mais il se rapproche davantage de ceux qui veulent que les mouvements de l âme soient affranchis de la nécessité. » En clair, selon Cicéron, entre les deux tendances connues des anciens philosophes, Chrysippe essaie de trouver une tendance intermédiaire. Cependant, le constat est qu’il est difficile de maintenir le juste milieu. Ainsi, loin de donner forme à une troisième tendance, Chrysippe n’a fait que se rapprocher de la deuxième.
Le problème de la liberté surgit quand la raison cherche à savoir le statut de l’homme par rapport à l’ensemble des choses existantes dans la nature et à résoudre l’opposition destin et liberté. La question ici est de savoir comment certaines choses peuvent encore dépendre de nous si tout dépend du destin. La nature est-elle la maîtresse des choses ? Ou encore, dans la nature l’homme est-il lui aussi maître? Si la conception de la liberté varie d’un philosophe à un autre, quelle serait alors celle de Spinoza ? Autrement dit, qu’est-ce que la liberté selon Spinoza?
La Liberté de Dieu
Le Dieu de Spinoza
Spinoza définit Dieu comme un Être absolument infini et une substance composée d’une infinité d’attributs. Pour lui, Dieu existe nécessairement; il est unique, indivisible et rassemble en lui la totalité qui est la nature. Dans son œuvre fondamentale L’Ethique, Spinoza consacre toute une partie (De Deo) à l’analyse de la nature de Dieu, c’est-à-dire ce que Dieu est et ce qu’il n’est pas. Il le définit en ces termes : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. » .
L’Ethique s’évertue à résoudre deux questions: pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien? Comment le monde est-il constitué ? Spinoza, comme nombre de ses prédécesseurs reste convaincu que l’univers serait inexplicable sans une causalité. Il faut trouver au monde une cause, un être dont l’existence serait nécessaire; un être qui ne dépendrait que de lui-même, et de qui tout dépendrait. Cet Être, on l’appelle traditionnellement Dieu. Les caractères ou propriétés générales de cet Être sont préalablement déterminés en lui-même. En cet Être seront ensuite déterminées toutes les formes divines et tout ce qui est. Dieu est cause de soi; ce qui n’est pas Dieu reçoit sa cause de lui. Dieu est infini alors que toutes les autres choses sont finies. Dieu est produit par lui-même alors que le monde est produit par Dieu. Les attributs de Dieu étant infinis, rien ne saurait le limiter ou l’annuler. Son être est absolument illimité.
Spinoza prouve l’existence de Dieu en trouvant une raison d’être à tout ce qui existe: « A toute chose doit être assignée une cause ou une raison, par quoi elle existe ou n’existe pas. » Une chose qui n’existe pas a une cause qui l’empêche d’exister. La raison ou la cause d’une chose qui existe se trouve dans la nature de la chose elle même ou en dehors d’elle. Une chose à laquelle rien ne s’oppose existe nécessairement. De là, Spinoza déduit qu’ « il ne peut y avoir nulle raison; ni cause qui empêche que Dieu existe, ou qui lui enlève l’existence, il faut conclure absolument qu’il existe nécessairement. » Autrement dit, « la substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. » Dieu, c’est-à-dire la substance qui ne peut pas provenir d’une autre substance. Sinon, il cesse d’être Dieu. En revanche, il est ce dont tout provient. Dieu trouve sa cause d’exister non à partir d’une substance extérieure à lui, mais en luimême. Ce qui amène Spinoza à soutenir, « ni en Dieu, ni hors de Dieu il ne se trouve aucune cause qui lui enlève l’existence et par conséquent Dieu existe nécessairement. » En dehors de Dieu, aucune substance ne peut être conçue, pensée ou exister.
Au contraire, tout ce qui existe a sa raison d’être en Dieu. S’il existe des substances, elles le recevraient des attributs de Dieu. Spinoza note : « S’il y avait quelque substance en dehors de Dieu, elle devrait être expliquée même par quelque attribut, et ainsi il existerait deux substances même de Dieu, ce qui est absurde; ainsi nulle substance en dehors de Dieu ne peut être, ni par conséquent être conçue. » Dieu est cet Être infini et autosuffisant non distinct de la nature. L’ensemble de la création reçoit son existence de lui, car «Dieu est la substance infinie qui englobe toutes les choses.» L’essence de Dieu implique son existence. Dieu est cause de soi; rien ne peut être conçu où exister en dehors de lui. S’il existe quelque chose d’autre, soit il est en lui, soit il dépend de lui, de sorte que tout ce qui existe n’est pas une substance mais un simple mode de Dieu. S’il existe quelque chose en dehors de Dieu, il le limiterait et Dieu serait un être fini. Or, il est impossible que Dieu soit fini. Dieu est donc la seule et unique substance absolue et infinie.
Cette unique substance est Dieu ou la Nature. Dans la quatrième partie de l’Ethique, Spinoza souligne que: « la puissance qui permet à l’homme de conserver (son) être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire la nature.» La nature chez Spinoza est un monde sans extériorité, sans transcendance. Elle n’a pas de Dieu parce qu’elle est elle-même Dieu. Le Dieu du philosophe d’Amsterdam est cause immanente, mais non transitive. Dieu est une puissance infinie. Sa toutepuissance est celle de la nature. Cette puissance n’est pas l’arbitraire ou le possible puisque Dieu-nature agit nécessairement selon ses propres lois. La puissance de Dieu n’est pas non plus comme celle d’un homme qui jouirait d’une autorité despotique. Selon Spinoza, Dieu n’est pas un monarque, ni un juge, ni un père. Pour lui, Dieu est dénué de toutes passions; il n’est affecté par aucun sentiment de tristesse ou de joie. Il n’a pas créé le monde parce qu’il serait un Dieu bon qui aimerait l’humanité. Il n’est donc pas une providence qui veillerait au sort de l’humanité ou le jugerait en récompensant les bons et en punissant les coupables.
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Table des matières
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE: LA LIBERTE CHEZ SPINOZA
INTRODUCTION
CHAPITRE I: LA LIBERTÉ DE DIEU
1. LE DIEU DE SPINOZA
2. LA SUBSTANCE ET SES ATTRIBUTS
3. DIEU ET SA LIBERTÉ
CHAPITRE II : LIBERTÉ HUMAINE
1. L’ANTHROPOLOGIE SPINOZISTE
2. L’ILLUSION DU LIBRE ARBITRE
3. LIBERTÉ ET LIBÉRATION
DEUXIEME PARTIE: CONCEPTION SPINOZISTE DE L’AUTORITE
INTRODUCTION
CHAPITRE I: FONDEMENT DE L’AUTORITÉ CHEZ SPINOZA
1. L’ÉTAT DE NATURE CHEZ SPINOZA
2. LE PACTE SOCIAL SPINOZISTE
3. ÉTUDE COMPARATIVE DU PACTE SOCIAL SPINOZISTE AVEC CEUX DE HOBBES ET DE ROUSSEAU
CHAPITRE II: AUTORITÉ OU SOUVERAINETÉ
1. LE CITOYEN ET LE SOUVERAIN
2. LIBERTÉ DE PENSÉE ET D’EXPRESSION
3. LES RÉGIMES POLITIQUES
TROISIEME PARTIE: APPROCHE CRITIQUE DE LA LIBERTÉ ET DE L’AUTORITÉ CHEZ SPINOZA
INTRODUCTION
CHAPITRE I: CRITIQUE DE LA LIBERTÉ CHEZ SPINOZA
1. LIBERTÉ ET NÉCESSITÉ
2. LIBERTÉ ET RAISON
3. LIBERTÉ CONTRADICTOIRE
CHAPITRE II: LIMITES DE L’AUTORITÉ POLITIQUE SPINOZISTE
1. AUTORITÉ CHEZ SPINOZA: UNE UTOPIE?
2. ÉTAT ET LIBERTÉ D’EXPRESSION
3. LIBERTÉ ET AUTORITÉ
CONCLUSION GÉNÉRALE
BIBLIOGRAPHIE
A – ŒUVRES DE SPINOZA
B- ŒUVRES SUR SPINOZA
C- AUTRES OUVRAGES
D- REVUES ET ARTICLES SUR SPINOZA
E- REVUES ET ARTICLES GÉNÉRALES
F- DICTIONNAIRES ET ENCYCLOPÉDIES