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Du crowdfunding à la philanthropie : assurer l’indépendance
Le lancement du site internet de Disclose s’accompagne d’une campagne de crowdfunding (financement participatif) visant à lever 50 000 euros pour assurer la pérennité de l’initiative pour les premières enquêtes. En 42 jours, l’équipe du média est parvenue à récolter 81 999 euros à l’issue de la campagne hébergée par Kiss Kiss Bank Bank. Aussi, le média revendique 1 380 « Disclosers » : à partir de 40 euros de don sur la plateforme, Disclose proposait aux internautes de devenir un membre à part entière du média d’investigation en leur permettant par exemple d’être tiré au sort pour intégrer le conseil d’administration ou de participer activement aux enquêtes déjà planifiées en apportant de l’aide pour la vérification et la récolte d’informations ou en collaborant avec des journalistes dans l’écriture et la publication des premières enquêtes. Cette volonté de ne dépendre que de dons d’internautes est, pour les deux fondateurs Geoffrey Livolsi et Mathias Destal, une garantie d’indépendance dans la mesure où ce financement n’est pas conditionné au développement du média et se fait de façon purement altruiste puisque ce don ne permet pas de facto de prendre le contrôle sur la ligne éditoriale du site internet. Par ailleurs, sur la plateforme de financement participatif, la hauteur du don n’était pas récompensée par de plus grands pouvoirs ou une plus grande légitimité à avoir un droit de regard sur les publications et enquêtes.
Ainsi, pas d’actionnaires, pas de fonds d’investissements et pas de publicité dans le but de garantir la pérennité de l’indépendance de Disclose. Les uniques sources de financement sont la cotisation des membres, les dons ponctuels ainsi que le soutien des fondations internationales attachées à l’intérêt général et à la qualité d’un travail journalistique. Le but étant donc la possibilité de travailler sur des enquêtes au long-terme sans craindre des répercussions ou de la censure par les personnes fournissant des ressources financières. À terme, Disclose fonctionnera à 20% grâce au financement participatif, 20% grâce à des mécènes privés, 20% grâce à des fondations françaises et 40% grâce à des fondations internationales. Afin de renforcer cette indépendance éditoriale, la rédaction a décidé de refuser les dons émanant de fondations d’entreprises et de diffuser l’identité des personnes qui verserait plus de 2 000 euros de don par an. Car même si la notion de don n’inclut pas forcément de contrepartie en soi, les entreprises pourraient être amenées, du fait de leur poids dans le budget général du média, à conditionner le versement d’argent notamment par exemple en exigeant une relecture des articles ou la transmission systémique des sujets traités à l’avance par la rédaction.
Être un « discloser » ne fait donc pas de vous des actionnaires individuels cherchant à avoir un retour sur investissement. Pour les fondateurs, ce statut vous permet de faire partie d’une communauté et d’être des acteurs actifs et investis de la fabrication de l’information. Ils rejettent le terme d’ « abonnés » comme on pourrait le voir sur des sites comme Mediapart, Les Jours, Politis etc … Ici, il est question d’adhérer à un projet et de fait approuver une vision et des valeurs propres à Disclose. En tant que membre, il est possible de suggérer des sujets, offrir son expertise et de réfléchir avec les autres membres des différentes possibilités stratégiques pour peser dans le débat public. De fait, ce statut de membre permet aux personnes impliquées d’avoir un droit politique, et notamment dans le fait d’être représenté par des personnes tirées au sort au sein du conseil d’administration. Tout cela, encore une fois, sans qu’il soit question d’une proportionnalité de capacité d’action en fonction de la hauteur de la donation, ponctuelle ou régulière. Faire participer les adhérents tout le long des enquêtes permet ainsi de se prévaloir d’une certaine transparence dans le processus d’écriture et de recherche d’informations. Être un « discloser » permet également de pouvoir discuter régulièrement avec les journalistes de la rédaction lors des évènements réguliers organisés par Disclose.
Comme précisé plus haut, Disclose est également à la recherche de mécènes et de dons de fondations françaises ou internationales. La différence entre un mécène et un actionnaire repose là aussi sur la capacité d’action d’un individu à influencer la ligne éditoriale dudit journal : le mécène accepte, à travers son don, de ne gagner aucune influence ni de se prévaloir d’une dette de la rédaction envers lui. En cela, Disclose fait figure de proue puisque, comme le notait Mathias Destal dans L’Obs : « Pour le moment, en France, aucune fondation ne finance des projets médiatiques, la philanthropie étant plutôt réservée au domaine culturel ». Ce schéma est inspiré de médias existants déjà dans d’autres pays comme Propublica aux États-Unis pour le modèle de financement par mécénat ou Correctiv en Allemagne, qui associent également leurs membres à la fabrication des enquêtes.
Aux Etats-Unis particulièrement, il existe une longue tradition de la philanthropie de la part de certaines fortunes ou hommes d’affaires, avec notamment la famille Rockefeller et Ford. Propublica a été créé en 2008 par deux mécènes californiens, Marion et Hebert Sandler, et a immédiatement fait la démonstration de sa force de frappe : il remporte en 2009 le prix Pullitzer pour une enquête publiée à la une du New York Times Magazine traitant du sort de certaines victimes de l’ouragan Katrina qui furent euthanasiées par des médecins qui les considéraient trop faibles pour continuer à vivre. Cette enquête a nécessité deux ans de travail d’investigation et a coûté plus de 200 000 euros.
Créé en Allemagne en 2014, Correctiv fut pionnier dans le domaine en se considérant comme un « centre de recherches pour la société ». Il a reçu 3 millions d’euros de la Anneliese Brost Stiftung, une fondation privée dédiée précisément aux aides pour les médias émergents 14 . Aujourd’hui, Correctiv parvient à faire des levées de fond de plus d’un million d’euros par an et reçoit également
des dons de la part de la fondation Open Society15.
Disclose cherche aujourd’hui à approcher d’autres mécènes pour assurer la viabilité du média sur le long terme : un article de Challenges mentionne des personnalités comme Olivier Legrain, millionnaire fondateur du projet de Maison des médias libres, Gilles Raymond, à l’origine de la fondation The Signals Network qui protège les lanceurs d’alerte ou Pierre Omidyar, le fondateur d’Ebay qui finance la salle de presse à but non lucratif First Look Media16.
En plus de la campagne de financement participatif qui leur a permis de récolter 82 000 euros, l’équipe de Disclose a annoncé avoir récolté 3 000 euros de dons ponctuels dès janvier 2019. En février, le média reçoit, pour l’année 2019 et 2020, le soutien de la fondation « Un monde par tous », dont l’objectif est de financer des initiatives « porteuses d’alternative au système global dominant » selon leur site internet hébergé par la Fondation de France. En mars 2020, Disclose reçoit 80 000 dollars (≈ 70 708 euros) de la part de la fondation Open Society, dirigée par le milliardaire George Sorros, pour l’année 2019. Dans son dernier rapport d’impact, Disclose annonce avoir récolté 17 732 euros de dons hors-campagne. Sur l’ensemble de l’année, il est parvenu à attirer 400 nouveaux membres dont la moitié effectue un don mensuel à l’organisation. Au final, le budget du média pour l’année 2019 s’élève à 193 328 euros. Son principal objectif économique pour 2020 est de parvenir à fidéliser les 1 390 personnes ayant participé à la campagne de crowdfunding de 2018.
À titre d’exemple, la première enquête de Disclose, intitulée « Made In France », portant sur la livraison d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Emirats arabes unis utilisées dans le conflit yéménite sur les populations civiles, démontrée par la fuite d’une note du renseignement militaire français, a coûté 23 000 euros pour 5 mois d’enquête. Le budget est réparti entre la partie reportage (rémunération d’un journaliste pigiste) et la partie production (reportage photo, réalisation de vidéos, création d’un site internet dédié et achats d’images satellites). Pour l’enquête « Le revers de la médaille », portant sur des révélations de viols et de harcèlement sexuels sur mineurs, celle-ci a nécessité 8 mois de travail d’enquête pour un budget de 70 000 euros, partagé entre la rémunération de deux journalistes à temps plein, entre 10 et 15 déplacements en France, un photographe à temps plein pour la partie reportage, et une vidéo data, un traitement des photos pour aboutir à un reportage, un podcast et un site internet dédié. Assurer son indépendance c’est aussi s’assurer que les sommes d’argent récoltées par les dons soient les plus divers possibles. Régulièrement, il est reproché aux médias d’être trop « parisiano-centré », c’est-à-dire uniquement visible sur la capitale en ne traitant que des problématiques propres à Paris et sa banlieue. Geoffrey Livolsi, à l’issu d’un entretien téléphonique, a annoncé qu’à l’heure actuelle, 60% des dons provenaient de personnes qui ne résident pas en région parisienne.
Le statut spécifique de l’ONG, démocratie interne et méthodes de travail
Pour la première fois en France, un média possède également le statut d’ONG (organisation non-gouvernementale). En effet, Disclose n’est pas seulement constitué de journalistes, mais également d’avocats, de photographes et de chercheurs qui se sont réuni dans la volonté de servir l’intérêt général mais aussi d’assurer la sécurité et la protection des reporters ainsi que des personnes impliquées dans les enquêtes d’investigation (victimes, lanceurs d’alerte). Ce média est également une association à but non-lucratif et se fixe pour objectif de dépasser la logique de dénonciation de certaines pratiques par des industriels, groupes d’intérêt, associations ou des gouvernements et passer à l’action pour permettre par exemple à la justice de se pencher sur les révélations des différentes enquêtes. Réaliser des enquêtes rigoureuses et utiles à la société permettra, selon Mathias Destal dans une vidéo hébergée sur la chaîne YouTube officiel de Disclose, de « transformer l’indignation en action ».
À travers ce statut spécifique, Disclose souhaite avoir un impact sur la vie publique en interpellant directement les dirigeants politiques ou en prenant part à des actions en justice. En défendant le droit à l’information, le média décide donc d’offrir des outils à ses lecteurs pour se réapproprier des luttes et s’inscrire dans une démarche citoyenne en prenant part au débat pour peser sur la balance. Le but n’est donc pas uniquement de s’arrêter aux conclusions d’une enquête mais de prendre part aux changements sociaux et aux évolutions de la société. Pour cela, Disclose s’est entouré d’un certain nombre de médias, ciblés à chaque fois en fonction du sujet des enquêtes, pour leur assurer une diffusion à grande échelle. Parmi ces médias, on retrouve Médiapart, la Cellule d’investigation de Radio France, Rue89 Bordeaux/Lyon/Strasbourg, Marsactu ou encore Konbini. L’idée est donc d’assurer la publication de sujets qui seront multisupports et multiformats. Les médias partenaires s’engagent à diffuser gratuitement les enquêtes.
Dans son conseil de surveillance, le média accueille des personnalités reconnues dans leur métier : l’économiste Julia Cagé, qui a par ailleurs écrit l’essai Sauver les médias : Capitalisme, financement 16 participatif et démocratie, l’avocate Virginie Marquet, la juriste Céline Bardet ou encore le journaliste Didier Pourquery. Ce conseil de surveillance, composé de membres de la société civile et de deux représentants des « Disclosers », veille à la bonne gestion du média. La deuxième instance, le comité éditorial, est composé de seize journalistes issus de la presse écrite, de la radio ou de la télévision. Ce sont eux qui déterminent les sujets traités et qui composent les équipes des enquêtes. Les enquêtes se divisent en 6 catégories : les crimes environnementaux, les enjeux énergétiques, la délinquance financière, la santé publique, les industries agroalimentaires et les libertés fondamentales17. On y retrouve notamment Jean-Pierre Canet, cocréateur de Cash Investigation et ancien rédacteur en chef d’Envoyé Spécial, qui s’était battu quelques années plus tôt auprès de Geoffroy Livolsi pour faire reconnaître la censure d’un documentaire sur le Crédit Mutuel par Vincent Bolloré dans l’émission « Spécial Investigation » de Canal+. La troisième et dernière instance est le conseil d’administration, qui est chargé de voter le budget annuel et le rapport financier. De façon désintéressée, il gère les fonds de l’association. Il est composé de six membres, dont notamment Basile Lemaire, journaliste à Télérama. Concrètement aujourd’hui, Disclose est une association de loi 1901 détenant une société par actions simplifiée (SAS), un type de statut de société entre la société anonyme et la société de personnes, laissant davantage de droits et de liberté aux associés fondateurs. Cette SAS permet de créer des contrats pour les journalistes qui travaillent pour le média Disclose.
Dans un entretien accordé à l’Express, Mathias Destal explique la volonté de la rédaction de créer des « pools » (des groupes) de journalistes18 : « Car travailler seul c’est bien, mais on travaille mieux les uns avec les autres, que ce soit avec des journalistes français ou en partenariat avec des journalistes à l’étranger. C’est ce que l’on souhaite faire à terme, du cross-border [fonctionnement transfrontalier] : l’ADN de Disclose est de casser les frontières, mutualiser les compétences, les informations, les sources, de travailler main dans la main avec nos confrères. C’est comme cela que l’on peut générer de vrais changements »
La légitimité du monde journalistique en jeu : l’exigence de l’exemplarité
Pour être exempt de tout reproche, la meilleure méthode est certainement la transparence. Les journalistes et les Disclosers, formés en communauté, peuvent à chaque instant s’assurer du respect de la déontologie journalistique en épaulant par exemple les membres de la rédaction lors d’une enquête d’investigation, comme nous avons pu le voir dans la première partie. Être exemplaire c’est aussi couvrir une thématique avec précision : le constat de Mathias Destal et de Geoffrey Livolsi est que les thématiques sociales et environnementales sont aujourd’hui assez peu traitées dans le journalisme d’investigation aujourd’hui, qui traite en général plutôt des problématiques politico-financières, notamment la question de l’évasion et l’optimisation fiscale. Sortir des sentiers battus permet aux journalistes de ne plus utiliser les sources habituelles (issus généralement du monde judiciaire) et creuser un peu plus dans d’autres bases de données inutilisées. Il est intéressant de remarquer d’ailleurs que peu d’enquêtes journalistiques vont avoir recours à des données publiques. Il existe en effet sur internet ou au sein des différents bâtiments de l’administration française des bases de données, très importantes et très nombreuses, quasi-inutilisées alors même qu’elles peuvent révéler d’importants scandales pour peu que l’on y porte attention. Si ces documents sont peu utilisés, c’est notamment parce que le journalisme d’investigation, lui aussi, est soumis à des contraintes de temps et que les journalistes vont privilégier des sources directes comme des lanceurs d’alerte pour avoir accès à des documents préalablement analysés. Disclose souhaite ainsi montrer l’utilité de l’enquête d’initiative : plutôt que d’attendre le pouvoir judiciaire ou de partir à la chasse de documents exclusifs, il faut essayer de faire avec ce que l’on peut déjà avoir dans la main, en passant au peigne fin des publications qui peuvent paraître anodine.
La place des Disclosers est également primordial dans la mesure où le média souhaite diffuser cette logique d’investigation bien au-delà des enquêtes que produit Disclose. En répondant aux questionnements et aux demandes des citoyens, la rédaction s’assure de créer un lien fort avec sa communauté en renforçant la communication et en se partageant mutuellement des conseils pour avancer vers un objectif commun qui est celui du droit d’accès à l’information. Disclose s’est développé au moment où le mouvement des Gilets Jaunes commençait à poindre à la fin de l’année 2018. De ce fait, la rédaction a pu se questionner sur ses techniques d’enquêtes et de communication à venir, en étant confronté directement à un mouvement social qui revendiquait une méfiance envers les médias et les journalistes. En créant une symétrie entre journalistes et lecteurs et non pas un rapport 18 hiérarchique où un reporter détiendrait forcément la vérité qu’un citoyen devrait croire sur parole, Disclose fournit la preuve qu’il est possible de tisser un lien de confiance entre ces deux acteurs qui peuvent mutuellement s’aider et s’échanger des informations. D’ailleurs le site internet de Disclose inclut une interface sécurisée et chiffrée de bout en bout mis à disposition des internautes afin d’y déposer des documents ou des témoignages d’intérêt public. Le site garantit également la protection des données personnelles au sein d’un espace sécurisé et s’engage à ne pas vendre ou transmettre ces informations.
Cette transparence dans les relations entre les lecteurs et les journalistes amène à un devoir d’exemplarité sur la façon dont est gérée l’argent au sein du média. Les deux fondateurs se sont engagés dans cette démarche en annonçant notamment la production annuelle d’un audit externe pour s’assurer de la santé de Disclose sur le long terme. La promesse d’une structure économique novatrice basée sur le don et le mécénat exige également une définition claire et précise des règles que se fixe le média. En refusant par exemple les dons provenant de fondations d’entreprise (Total, BNP Paribas, L’Oréal …), Disclose simplifie une partie du processus en excluant la nécessité systématique de devoir vérifier l’aspect vertueux ou non de l’entreprise fondatrice auprès d’un comité d’éthique. La publication systématique de l’identité des donateurs lorsque le montant dépasse le cap des 2000 euros évite également qu’une entreprise puisse mettre la main sur le média en y déposant de l’argent comme on achèterait des actions. Le fait d’ailleurs que les instances directrices (conseil d’administration et conseil de surveillance) soient composées de membres siégeant à titre bénévole exclut la possibilité de conflits d’intérêt. Ainsi, la réussite de Disclose dépend totalement de l’adhésion au projet qu’il présente, qui n’existe que par le soutien des internautes et plus particulièrement le soutien financier. Pour assurer une qualité à l’information produite, il est essentiel de se donner du temps. C’est en faisant le constat du manque cruel de cet ingrédient pourtant capital que Mathias Destal et Geoffrey Livolsi ont souhaité bâtir Disclose. La souplesse de la création de contenu offerte par internet permet aujourd’hui de penser davantage au fond qu’à la forme. Dans le cadre d’enquêtes d’investigation, les recherches, les interviews, l’accès à certains documents peuvent venir allonger le temps consacré à un sujet et donc venir repousser la deadline accordée et donc la publication finale des articles. En supprimant cette nécessité de produire du contenu comme devrait le faire un média plus classique, les journalistes peuvent ainsi étudier en profondeur des thématiques qui auraient été sans doute à peine effleurées par d’autres rédactions.
Les journalistes sont-ils vraiment les « nouveaux chiens de garde » ?
L’expression « nouveaux chiens de garde », que nous évoquions en introduction, inspirée d’un ouvrage de Paul Nizan, reprise par le journaliste et directeur de la rédaction du Monde Diplomatique Serge Halimi puis reprise par les journalistes Gilles Balbastre et Yannick Kergoat, vient nommer directement celles et ceux qui, au sein des médias en France, instiguent un climat délétère et participe à une marchandisation de l’information. En étudiant le baromètre réalisé chaque année par Kantar pour La Croix19, on constate une forte baisse de la crédibilité de la radio, de la presse écrite et de la télévision ces dernières années, même si la situation des deux derniers semble s’améliorer légèrement cette année. Cependant, on constate également une forte baisse de la crédibilité accordée à internet, au point de retomber au même niveau qu’en 2005. Globalement, il reste que la méfiance envers les journalistes ne cesse de grimper : ils sont, pour 68% des personnes interrogées, soumis aux pressions des partis politiques et du pouvoir et pour 61%, soumis aux pressions de l’argent. Le mouvement des gilets jaunes fût un très bon exemple d’application de ce scepticisme. Même si la majorité des personnes interrogées considèrent que les médias ont « trop parlé » des Gilets Jaunes, 47% estiment que les mobilisations sociales tout au long de l’année ont été « mal traitées » par les médias.
Pour venir confirmer cette constatation, le dernier baromètre de la confiance politique du Cevipof estime quant à lui que 67% des français ne font pas confiance aux médias, au même niveau que les banques ou les responsables religieux20. Par ailleurs, Alexis Lévrier, historien de la presse, relève un paradoxe dans cet événement politique21 : la télévision, et notamment les chaînes d’information en continu, sont conspuées par les gilets jaunes alors même qu’une chaîne comme BFMTV fût créée avec la volonté de rendre l’information plus accessible y compris pour les milieux populaires et a pu accorder une place considérable à cette mobilisation depuis ses débuts. Critiquée violemment, la chaîne enregistre pourtant des records d’audience depuis quelques mois. Pour Mathias Destal, il est urgent que la profession se remette en question : « Le bruit médiatique incessant nous a rendus sourds. Il faut du silence pour retrouver la voix de l’information »22. Si la situation actuelle n’est pas seulement du fait des journalistes, il est essentiel, pour lui, de renouveler un contrat entre les journalistes et les Français. Les médias traditionnels font face à un déclin considérable de leurs audiences sans que les directions des rédactions soient en capacité de connaître leur avenir sur le long terme. Les habitudes de consommation de l’information ont considérablement changé et les médias habituels encore en capacité de tenir sans couler se font de plus en plus rare. Le bénéfice revient d’ailleurs souvent aux chaînes d’information en continu, au regard des enquêtes Médiamétrie, qui sont, à l’exception de quelques chaînes comme France 2 ou Arte, les seules à enregistrer une hausse de leurs audiences sur l’année qui s’est écoulée23.
Là où la présentation de l’information n’a pas changé, la consommation a changé. Le rendez-vous du 13h ou du 20h ne sont plus les seules occasions de se tenir au courant des informations du jour. Mais si les chaînes d’information en continu ne sont pas nécessairement laissées en fond sonore dans une habitation ou dans un bar, elles le sont dans les rédactions des médias français, habituant ainsi des journalistes à un certain cadrage de l’information et créant une uniformisation des techniques d’information dans la narration, le montage, les illustrations ou les choix de séquences par les journalistes. La multiplication des canaux d’information ajoutée au culte de la vitesse donne l’impression que l’information se consomme aujourd’hui comme on consommerait du fast-food. Pour le directeur général de la Fondation Jean-Jaurès Gilles Finchelstain, si l’on peut se satisfaire d’une forme d’horizontalisation de l’information permettant à chacun de pouvoir s’informer grâce à différents formats taillés spécialement pour un type de consommateur, il faut s’inquiéter en revanche, dans une société de défiance où tout devient potentiellement crédible pourvu que cela puisse servir nos propres intérêts, de la rumeur et de l’hystérisation produites par ces flux continus d’infos surfant sur nos peurs et nos envies plutôt que de faire appel à notre intelligence24. Cette crise de confiance généralisée a permis l’émergence de certaines personnalités comme Maxime Nicolle, leader du mouvement des gilets jaunes – devenu aujourd’hui « journaliste » dans le média QG lancé par la journaliste Aude Lancelin, ancienne directrice de la webtélé Le Média – ou encore Marc Rylewski qui se présente comme un « journaliste Gilets Jaunes ». Soudainement médiatisées et devenant rapidement populaires, ces militants ont pu acquérir une force de frappe et une influence très importante, même au sein des médias mainstream, devenant ainsi aussi crédibles que des chercheurs ou des experts auprès de l’opinion publique.
Certains changements éditoriaux, notamment au sein des chaînes d’information en continu, sont attribuables à la poussée des Gilets Jaunes dans le rapport de force médiatique25. De plus en plus, BFMTV ou même RT France (Russia Today, un média proche du pouvoir russe) ont privilégié les longs directs, sans aucun montage, aux reportages classiques et ont fini par troquer les lourdes caméras contre des smartphones, offrant néanmoins une moins bonne qualité d’image. L’absence de coupures donne une impression d’immersion totale au sein, par exemple, des différentes manifestations organisées chaque samedi à Paris. Néanmoins les journalistes sur le terrain restent déçus de ce que les chaînes font de leurs images, en les associant notamment à des plateaux composés d’experts, intervenant régulièrement sur plusieurs chaînes autour de plusieurs sujets divers. Ce ne sont donc pas tant les journalistes, pour la plupart précaires et ne disposant d’aucun réel pouvoir au sein d’une rédaction, qui doivent être considérés comme les « nouveaux chiens de garde ». Le film de Yannick Kergoat et de Gilles Balbastre ne s’y trompe pas d’ailleurs, en opérant une séparation très nette entre la grande majorité des journalistes, souvent bas dans l’échelle hiérarchique d’un média, et quelques éditorialistes ou experts omniprésents dans le paysage médiatique donnant l’impression de battre la mesure de la vie politique française, aux côtés des PDG de groupes industriels et des hautes personnalités du monde politique.
Mettre au jour les menaces qui pèsent sur la liberté de la presse
Si les politiques et les industriels s’accommodent volontiers au « journalisme de préfecture », c’est-à-dire à une forme de journalisme qui consiste essentiellement à relayer sans aucun recul ni aucun questionnement le discours officiel porté par les institutions politiques et administratives d’un pays, il est assez évident qu’ils ont davantage de difficulté à approuver un journalisme d’investigation, qui vient régulièrement remettre en question la légitimité de l’ordre en place en dénonçant des accointances, des conflits d’intérêts ou des injustices qui proviennent du milieu politico-financier. Pour bien comprendre de ce dont on parle, on peut avoir en mémoire la démarche de la journaliste Elise Lucet qui, dans l’émission Cash Investigation sur France 2, débarque régulièrement dans des meetings, des rencontres ou des réunions publiques où se trouvent des personnes que la journaliste avait essayé de contacter sans succès. C’est ainsi devenu un running-gag de voir dans l’émission des personnalités politiques ou des hommes d’affaires bafouiller, prendre la fuite ou bien ignorer la présence de la journaliste qui pose de nombreuses fois des questions jusqu’à ce que ce dernier prenne une porte dérobée. Cette forme de mise en scène, que l’on peut remettre en question, dans la mesure où interpeller une personne dans des lieux où la thématique traitée est radicalement différente et où elle n’a pas systématiquement le temps ni les informations pour répondre peut sembler malhonnête, illustre malgré toute la frustration que connait la profession journalistique dans le processus d’enquête. C’est une façon intéressante de présenter les rapports entre les deux mondes dont les intérêts sont, de toute évidence, divergents.
S’il n’y avait que ça, il n’y aurait pas vraiment lieu de s’inquiéter de la santé de la démocratie et de la liberté de la presse. Mais en France, depuis quelques années, s’accumulent un certain nombre d’attaques envers les journalistes qui créent une forte inquiétude, aussi bien dans les rédactions que dans les institutions transnationales. Fin avril, l’association Reporters Sans Frontières (RSF) publiait son rapport annuel sur la liberté de la presse, effectuant systématiquement un classement, en prenant pour variable le « niveau de respect » accordé aux journalistes au niveau de chaque pays. Sur les 180 pays étudiés par l’association, la France se classe, pour l’année 2020, en 34e position, perdant ainsi deux places par rapport à l’année précédente26. La raison principale, similaire aux précédentes années, reste les violences des forces de l’ordre dans le cadre de manifestations comme celles des Gilets Jaunes ou bien celles contre la réforme des retraites : la couverture de ces événements a été entravée, notamment lorsque des journalistes ont été empêché de filmer ou d’enregistrer ou lorsqu’ils ont été blessé (« une centaine » selon le collectif Reporters en Colère27) par des policiers utilisant des LBD (lanceur de balles de défense), des coups de matraques ou bien des grenades lacrymogènes GLI-F4 et GM2L pour réprimer28. Reporters Sans Frontières s’inquiète également du nombre croissant de cas d’intimidations judicaires visant notamment des journalistes d’investigation.
Suite à la publication de la première enquête de Disclose en partenariat avec Mediapart, Arte Info, la cellule d’investigation de Radio France et Konbini en avril 2019, prouvant que des armes françaises étaient utilisées dans le cadre du conflit au Yémen, Mathias Destal et Geoffroy Livolsi sont convoqués, avec un autre journaliste de la cellule investigation de Radio France, par la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) en tant que suspects libres pour « compromission du secret de la défense nationale ». Suite à leur audition, les deux journalistes fondateurs de Disclose ont dénoncé le « cadre procédural » de la convocation et la « tentative d’intimidation » qu’elle constituait. Dans un communiqué de presse, ils s’indignent29 : « L’absence de toute référence dans la convocation de la DGSI à la publication de l’article et à la qualité de journaliste, montre bien une volonté d’exercer une pression personnelle. […] Cette volonté a été réaffirmée au cours de l’audition, par la formulation de sept pages de questions, qui n’ont eu pour seul objectif (que de) violer les dispositions fondamentales et protectrices du droit de la presse sur le secret des sources, pierre angulaire de la liberté de la presse ».
Deux journalistes de Mediapart, Fabrice Arfi et Matthieu Suc parlent, le 24 avril 2019, d’une « déclaration de guerre contre le journalisme et l’information libre des citoyens » 30 . Les trois journalistes reçoivent immédiatement le soutien de beaucoup de sociétés de journalistes et de rédacteurs31. Une enquête préliminaire est ouverte par le parquet de Paris suite à une plainte émanant du ministère des Armées.
Le 15 avril, Disclose révélait un extrait d’un rapport classifié « Confidentiel Défense » (premier niveau du dispositif réglementaire « secret défense » en France) de la Direction du renseignement militaire (DRM) dressant une liste exhaustive des armes françaises utilisées par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis contre des rebelles yéménites. Ce conflit, particulièrement meurtrier, a été déclenché en mars 2015 suite à une déclaration du prince héritier Mohammed Ben Salman aux côtés de 8 autres pays. Des raids aériens et maritimes sont enclenchés pour protéger le régime des conquêtes militaires des Houthis, une minorité chiite défendue par l’Iran. Ce rapport de 15 pages est transmis au président de la République Emmanuel Macron, à la ministre des Armées Florence Parly et au ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian à l’issu d’un conseil de défense, le 3 octobre 2018. Il se montre extrêmement précis sur les armes utilisées par la coalition saoudienne dans le cadre de ce conflit, dont … des armes françaises. Disclose remarque, en recoupant avec les données publiques du Stockholm International Peace Research Institute32, que la France a notamment livré 130 canons Caesar à l’Arabie Saoudite entre 2010 et 2015. Or, dans le rapport « confidentiel défense », la DRM constate la présence de 48 de ces canons à proximité de la frontière yéménite et qu’environ 450 000 civils seraient « sous la menace de bombes et de possibles frappes d’artillerie ». Ces révélations ont eu des conséquences : la ministre des Armées Florence Parly a été auditionnée par la commission de la défense de l’Assemblée Nationale à la demande de plusieurs députés et une dizaine d’ONG (comprenant notamment Amnesty International et la Fédération Internationale pour les Droits Humains) se sont réunies pour réclamer l’arrêt immédiat de tout transfert d’armement français à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis. Ces mêmes ONG dénoncent l’ouverture de cette enquête préliminaire, demandant l’arrêt immédiat des poursuites.
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Table des matières
Introduction
I/ Changer le fonctionnement interne et le modèle économique
1) Genèse du projet : redevenir journaliste
2) Du crowdfunding à la philanthropie : assurer l’indépendance
3) Le statut spécifique de l’ONG, démocratie interne et méthodes de travail
II/ Mettre fin à la défiance envers les journalistes
1) La légitimité du monde journalistique en jeu : l’exigence de l’exemplarité
2) Les journalistes sont-ils vraiment les « nouveaux chiens de garde » ?
3) Mettre au jour les menaces qui pèsent sur la liberté de la presse
III/ Créer un nouveau journalisme en renouant avec les principes fondamentaux
1) La volonté de bâtir un « journalisme d’impact »
2) Assumer l’engagement sans parti pris
3) Les médias interprétés comme quatrième pouvoir de la démocratie
Conclusion
Bibliographie
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