Le 8 janvier 2013, la journaliste Lydia Molina signait pour le journal en ligne Eldiario.es un article intitulé « ONG, ¿de qué estas hablando ? » , qui exprimait une gêne provoquée par l’utilisation sans filtre du lexique spécialisé dans la communication des Organisations non gouvernementales (ONG) avec le grand public :
Empoderamiento, fortalecimiento, intervención, terreno, confluencia, rendición de cuentas, tejido social, acompañamiento, capacitación. Estas son solo algunas de las palabras que habitualmente utilizan las ONG. Forman parte de su ADN. Están en la justificación de sus proyectos y en los materiales internos, pero también en los mensajes que lanzan diariamente a través de sus canales de comunicación con la sociedad. Solo hay que consultar las webs donde describen su trabajo. Un ejemplo al azar: “logramos impactos sostenibles a medio plazo en las zonas donde actuamos, con una gestión eficiente de los recursos, la participación activa de la comunidad y la implicación de las instituciones públicas”. Existen formas más sencillas de explicarlo, seguro.
Ces lignes rendent compte de l’existence d’un langage propre aux ONG, ou du moins conçu comme tel par les citoyens, qui ferait « partie de leur ADN ». D’autre part, au-delà de la critique ouverte à l’opacité de ce langage et des explications au phénomène proposées plus tard dans le texte, cette réflexion met également en lumière un désir de la part de la population de connaitre l’activité des ONG, ainsi que l’existence d’une conscience et d’une réflexion dans la société sur l’effet social des logiques communicatives des organisations.
Un bref regard sur les titres de journaux espagnols des cinq dernières années montre globalement un intérêt certes limité mais croissant pour la coopération internationale au développement et pour l’action des ONG . Ces titres font la preuve d’un intérêt pour les actions menées par les ONG (« Open Arms pide un puerto para desembarcar a 73 inmigrantes rescatados, pues la situación es “crítica” » ), mais aussi d’une surveillance de leurs pratiques sur le terrain (« Los implicados en el escándalo sexual de Oxfam en Haití amenazaron a testigos » ) et de leur fonctionnement interne (« Casi la mitad de las ONG españolas ya están dirigidas por mujeres » ), ainsi qu’une attention portée au système institutionnel de la coopération au développement et à ses modèles d’intervention (« La cooperación del futuro: de beneficiarios a socios del desarrollo » ; « Cooperación al desarrollo y palomitas » ; «Seis preguntas clave ante la reforma de la cooperación española » ). Ils réfléchissent également sur la perception sociale de l’activité (« Ni eres un salvador, ni un aventurero: los tópicos del voluntariado » ) et donnent la parole aux organisations, qui ont l’occasion de s’exprimer à la première personne (« Las ONG se preparan para el pico en los países en desarrollo: “Puede ser absolutamente devastador” » ). Autant d’aspects du domaine qui méritent une exploration dans la perspective des langues de spécialité.
La langue de la coopération, un terrain inexploré
Les langues de spécialité font l’objet d’une attention toute particulière depuis plusieurs décennies. En réponse aux besoins croissants d’enseignement d’une langue étrangère dans des contextes professionnels et académiques, l’approche des langues sur objectifs spécifiques s’est consolidée, ouvrant la voie à la description et à l’analyse de la langue employée dans les différents secteurs d’activité, tels que les sciences, la médecine, l’économie, le droit, le journalisme, le tourisme, la publicité, la politique, etc. (Alcaraz Varó, Mateo Martínez et Yus Ramos, 2006 ; Gómez de Enterría, 2009 ; Aguirre Beltrán, 2012). Le présent travail naît sous l’impulsion de cette dynamique, et se propose d’analyser de près les caractéristiques de la langue d’un domaine d’activité encore inexploré de ce point de vue, la coopération internationale au développement.
La coopération internationale est une activité reconnue, définie et encadrée au niveau institutionnel, académique et professionnel depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Elle met en place des rapports de longue portée entre les communautés du monde entier et mobilise des ressources matérielles et humaines colossales. Elle possède des règles opératives, des techniques, des principes de conduite et une terminologie qui lui sont propres, et se développe de façon plus ou moins institutionnalisée sur différents niveaux territoriaux et avec le concours de toute une panoplie d’acteurs de nature diverse. Elle est relativement connue du grand public et elle suscite, de par sa nature même, une forte implication des non spécialistes dans l’exercice même de l’activité.
En Espagne, la coopération internationale fait l’objet d’une politique d’État – intégrée, comme pour tous les pays qui l’entourent, dans le cadre institutionnel international et européen –, elle fait partie des compétences spécifiques d’un ministère et d’un secrétariat d’État, ainsi que de plusieurs organismes spécialement dédiés, elle opère aux niveaux national, régional et local et elle fonctionne à travers un réseau complexe d’organisations de toute sorte, officielles, non gouvernementales, de formation, religieuses, corporatives, etc. (Gómez Torres, 2010). La coopération officielle espagnole met en place des actions et déploie son personnel dans 33 pays d’Amérique Latine, d’Afrique du Nord et subsaharienne ainsi qu’au Moyen Orient ; selon les chiffres disponibles les plus récents, en 2018, l’Aide officielle espagnole (Ayuda Oficial al Desarrollo, AOD) s’est élevée à 2 milliards 500 millions d’euros . Les universités espagnoles proposent actuellement 26 masters officiels spécialisés en coopération au développement. Ce domaine d’activité est à l’origine de la production, traduction et publication de documents écrits de toute sorte (normatifs, opératifs, informatifs, etc.) et bénéficie d’une présence importante dans les média. À titre illustratif, deux des principaux journaux espagnols, El País et Eldiario.es, comptent des sections spécifiquement consacrées à des questions de solidarité internationale, « Planeta Futuro » et « Desalambre » , où la coopération occupe une place importante. Celle-ci fait l’objet de débats internes et externes (rapports de forces et interdépendance Nord-Sud, discours du sous-développement, agressivité des campagnes de communication, bonnes et mauvaises pratiques sur le terrain, transparence économique, etc.) et elle est source de mobilisation citoyenne, sous forme de bénévolat, de collaboration économique ou d’adoption de pratiques de consommation telles que le commerce équitable ou la décroissance. Pour sa part, l’espagnol a sa propre présence internationale, en tant que langue officielle et langue de travail à l’Organisation des Nations unies, et la troisième à y être effectivement utilisée après l’anglais et le français (Fernández Vítores, 2014).
|
Table des matières
INTRODUCTION
1. La langue de la coopération, un terrain inexploré
2. Comment décrire la langue de la coopération : Délimitation de l’objet d’étude
3. Objectifs du travail et questions de recherche
4. Les phases du travail : Construction du cadre théorique, constitution des corpus et choix de la méthodologie
5. Plan
Chapitre 1. LANGUE DE SPÉCIALITÉ, DISCOURS PROFESSIONNEL ET GENRES ÉCRITS : CONCEPTUALISATION ET MODÈLES D’ANALYSE
1. Langues de spécialité et discours professionnel
1.1. Les langues de spécialité : Délimitation conceptuelle
1.2. La dimension sociohistorique des langues de spécialité
1.3. Le rôle de la communication dans les communautés spécialisées
1.4. Les pratiques discursives en milieu spécialisé
2. Les genres de spécialité
2.1. Définition et caractérisation
2.1.1. Perspective statique
2.1.2. Perspective dynamique
2.2. Relations entre les genres
2.2.1. Hiérarchie des genres et fonctions communes
2.2.2. Genres en interaction
2.2.3. Phénomènes d’hybridation et de déplacement
2.2.4. Phénomènes de croisement
3. L’analyse du discours professionnel : Dimensions et modalités
3.1. Instruments de recherche : Analyse du discours et approche par genres
3.2. L’analyse des genres discursifs : Dimensions et modèles
3.2.1. Dimension linguistique et dimension communicative
3.2.2. Dimension cognitive
3.3. Niveaux d’analyse textuelle
3.3.1. Aspects lexico-grammaticaux
3.3.2. Structure
Chapitre 2. LA LANGUE DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE ET LES PRATIQUES DISCURSIVES DU SECTEUR NON GOUVERNEMENTAL
1. Délimitation du domaine spécialisé : La coopération internationale au développement
1.1. Définition de l’activité
1.2. Le système institutionnel
1.3. La langue de la coopération
1.3.1. Naissance et diffusion de la terminologie : Le processus de normalisation
1.3.2. Le discours du développement
2. La coopération non gouvernementale
2.1. Caractérisation du secteur
2.2. La coopération non gouvernementale en Espagne
2.2.1. Évolution historique
2.2.2. Cadre régulateur et système de travail
3. Le rôle du discours dans les ONG
3.1. La communauté discursive
3.2. Fonctions opératives de la communication : Régulation et exercice de l’activité
3.2.1. Fonction de régulation
3.2.2. Fonction d’opération
3.3. Discours et construction de la profession
3.3.1. Les facteurs de l’indéfinition
3.3.2. La relation avec le système institutionnel : Reproduction ou critique
3.3.3. La relation avec le système socioéconomique : Collaboration, coexistence ou affrontement
CONCLUSION
Télécharger le rapport complet