Certains individus font peur. Par leur apparence ou de leur comportement, ils sont capables d’effrayer d’autres individus ou des institutions. Néanmoins, ce sentiment n’apparaît pas au hasard et résulte aussi d’une construction sociale sur les figures de la menace et le traitement qu’elles nécessitent. Le concept sociologique de contrôle social permet d’appréhender une partie de ce problème tandis que les notions de risque et de dangerosité justifient le contrôle.
Le contrôle social est un concept polysémique avec des implications multiples . Les deux principales lignes de fracture concernent la perspective extensive versus restrictive ; et la dimension critique versus conservatrice. Alors que dans sa définition restrictive, le contrôle social désigne les réponses étatiques ou spécialisées à la déviance , dans sa définition élargie, il correspond à l’ensemble des incitations à la conformité et s’inscrit dans une perspective de maintien du lien social . Castel explique que la popularisation du concept de contrôle social dans les années 1970 résulte de la rencontre entre une tendance théorique critique (avec notamment un questionnement épistémologique sur les savoirs psychiatriques) exprimée par Foucault, Goffman ou Marcuse, et les mouvements contestataires de l’époque . À l’opposé, lorsque le contrôle n’est pas envisagé dans sa forme restreinte, et donc qu’il ne met pas directement en cause l’État ou le Capital, la posture est présentée comme conservatrice . En prenant ses distances avec un contrôle social dont l’objet serait l’union des hommes pour l’envisager du côté de la réaction sociale à la déviance, la grammaire de la séparation participe à cette distinction. Celle-ci traduit en réalité deux façons d’envisager les cibles d’un contrôle qui portera sur tout le monde ou bien ne concernera que quelques-uns. La conception extensive du contrôle implique d’inculquer les mêmes normes et valeurs à tous les individus tandis que dans la position restrictive, on va contrôler explicitement ceux qu’on considère comme des menaces (en considérant que leur stigmatisation ne remet pas en cause l’unité de l’ensemble) .
De la méthode et de la conceptualisation autour du risque
Si nous devions décrire à postériori l’objet de la thèse, il est probable que nous insisterions sur la question des idées. Si l’idée n’apparaît pas vraiment comme un concept scientifique au contraire des représentations sociales par exemple, cela n’empêche pas la science d’en faire l’histoire. Au regard de notre ancrage théorique, il n’est pas si étonnant que « l’histoire des systèmes de pensée » ait été l’intitulé du cours de Foucault au collège de France. Nous avons tenté de produire une sociologie des idées, qui tienne compte des éléments structurels relatifs à la société comme ensemble global (à notre sens, le concept de représentation sociale n’en tient pas assez compte, et il n’est pas si surprenant qu’il soit à l’origine un concept de psychologie sociale). Il n’est que justice que nous retournions le regard inquisiteur sur nous-mêmes, pour retracer la généalogie de nos propres idées à l’origine du travail présenté. Le chapitre 1 tentera d’éclaircir la façon dont les idées nous sont venues, démystifiant par là-même l’entreprise de la thèse : les lectures, le terrain, le hasard ou encore les motivations personnelles furent autant d’éléments déterminants, dont le mélange – heureux ou malheureux – aboutit au résultat que vous découvrirez. En un sens, la posture scientifique aura résulté d’un va et vient revendiqué entre rigueur et ouverture, entre découverte et imagination.
Épistémologie et construction théorique
Rapport personnel au sujet
« Avoir conscience que le choix d’un sujet est rarement neutre, qu’il est souvent une composante de l’expérience vécue du chercheur, est déjà un premier pas vers l’objectivation ou ce que l’on pourrait appeler une sociologie réflexive ».
L’influence des valeurs personnelles sur le choix de l’objet d’étude est un fait relativement connu en sociologie depuis les travaux de Weber sur la neutralité axiologique . Cette neutralité est présentée comme un objectif vers lequel tendre plus que comme une réalité atteignable. Le choix du sujet est justement l’un des aspects où la séparation entre l’empire des faits et celui du jugement est la plus poreuse .
Nous exposerons ultérieurement la façon dont le sujet s’est imposé à nous suite à une séance d’observation. Réduire le choix du sujet à un événement n’est toutefois pas pleinement satisfaisant. Effectivement, cet événement a bien dû résonner en nous d’une certaine manière, qui a justifié par la suite de consacrer toutes ces années de travail à l’étude de la dangerosité. Nous avons donc choisi un sujet qui nous paraissait important. Il n’est toutefois pas suffisant d’expliciter notre sujet par les enjeux associés au problème de la sécurité dans notre société. Si cette question est exploitée à ce point par les médias (dans leur production fictionnelle comme informative), ce n’est pas parce que les individus en tirent un intérêt scientifique ou culturel. Il serait malhonnête de nier que nous sommes par ailleurs des consommateurs de ce type de divertissements quand ils s’affichent en films ou en séries. Cette connaissance pour le moins illégitime d’un point de vue académique n’a pas été centrale dans la thèse, mais elle nous a permis d’étayer le décalage entre la conception psychologique et la conception profane de la psychopathie.
Un tel centre d’intérêt peut paraître malsain. Déjà, il est particulièrement morbide, même quand il concerne des fictions. Il est probable que la psychologie ait beaucoup de choses à dire sur cette passion moderne pour les morts violentes. Ajoutons à cela notre performance lors de l’entretien avec le psychologue 3 , d’aucuns pourraient légitimement s’interroger. Il ne s’agit pas ici de faire notre propre psychanalyse. D’un point de vue sociologique (comme Durkheim a pu le faire avec le suicide), il est toutefois intéressant de s’interroger sur l’aspect massif et donc sociologique de cette passion (observable par l’audimat, mais aussi dans une certaine mesure, par les inscriptions abondantes en première année de psychologie à l’université). La pathologisation de la moitié de la population française nous paraît exagérée, aussi sommes nous rassurée de nous situer dans cette banale normalité. Il est par ailleurs plutôt positif à notre sens que le sociologue fasse partie intégrante de sa société, quitte à en partager les centres d’intérêt les plus triviaux.
Cet intérêt premier et illégitime n’a pas empêché la distanciation nécessaire au travail scientifique. L’intérêt pour la déviance s’est exprimé et s’est trouvé renforcé par notre cursus en psychologie. Par le biais des études, l’appréhension du sujet a rencontré une première forme de distanciation. Les deux cursus ont été effectués en parallèle, même si nous avons privilégié la sociologie. Quand en L3 de sociologie, nous avons été amenée à travailler sur les expertises, c’est très « naturellement » que nous nous sommes orientée sur les expertises psychiatriques. De mode d’appréciation d’une certaine réalité, la psychologie s’est ainsi transformée en objet d’étude sociologique. Ce déplacement nous a permis de résoudre le problème posé par les contradictions épistémologiques entre les deux disciplines et d’introduire la distance nécessaire au traitement sociologique d’un sujet à la fois sérieux et futile, politique et horriblement distrayant.
Pluridisciplinarité et positionnement dans les champs
Nous avons effectué un double cursus universitaire en sociologie et en psychologie. Les deux cursus ont été réalisés en continu et sans équivalences. En psychologie, nous nous sommes arrêtée après notre Master 1, que nous avons obtenu lors de notre première année de thèse de sociologie. Nous avons déjà exposé le problème épistémologique que ce double engagement a pu induire chez nous, problème que nous avons résolu en prenant la psychologie comme objet d’étude. Effectivement les modes d’explication de la sociologie et de la psychologie clinique sont foncièrement contradictoires. La sociologie a par exemple tendance à critiquer le psychologisme et l’essentialisme en les remplaçant par une détermination plus sociale.
Nous nous sommes dès la troisième année de licence de psychologie, spécialisée en psychologie sociale. Selon Berthelot, la sociologie et la psychologie sociale font partie du même socle épistémologique des sciences du social . Elles diffèrent par ce qu’il nomme leur ancrage. L’ancrage de la psychologie sociale réside dans la constitution de plans expérimentaux. Ceux-ci visent à créer de façon artificielle les conditions d’observations les plus favorables pour mesurer l’effet de quelques variables bien identifiées au préalable. L’ancrage de la sociologie semble moins simple à déterminer selon l’auteur (au contraire de celui de l’ethnologie qui est le terrain). Il cite un intérêt pour la modernité, un souci des faits empiriques et une prétention à la construction d’une connaissance générale. Pour avoir suivi les deux cursus, il est clair que les disciplines sont distinctes, notamment dans leur façon de poser et de circonscrire les problèmes et ensuite, d’y répondre. La sociologie est plus généraliste. Elle va décrire et analyser un milieu ou bien questionner une théorie, et elle va le faire d’une façon beaucoup plus large que ne le fait traditionnellement la psychologie sociale. Avec cette dernière, on a mesuré dans le cadre de notre mémoire, l’effet de l’expertise psychologique sur la culpabilité et la taille de la peine. Le contrôle du chercheur vis-à-vis de ses résultats est plus important avec une pratique expérimentale. Nous avions ainsi construit les expertises de façon à obtenir des effets (selon des types idéaux : « normal / sympathique », « normal / renfermé », « schizophrène » et « psychopathe »). Si la généalogie différente des deux disciplines explique les divergences de méthodes et de questionnements, elles n’en restent pas moins cohérentes d’un point de vue épistémologique dans la mesure où elles misent sur le social comme mode d’explication premier.
|
Table des matières
Introduction
Première partie : De la méthode et de la conceptualisation autour du risque
Chapitre 1 : Méthodologie
Chapitre 2 : Usages du risque en sciences sociales
Deuxième partie : Usages du risque dans le système judiciaire
Chapitre 3 : Entre réalité sociale et représentation : une approche institutionnelle
Chapitre 4 : Perspectives gouvernementales sur le risque et la dangerosité
Chapitre 5 : Le cas de la Justice Actuarielle
Troisième partie : Risque et dangerosité dans les cours d’assises
Chapitre 6 : Représentations profanes et professionnelles de la dangerosité : le cas des cours d’assises
Chapitre 7 : Expertise et rapports de force dans les cours d’assises : quelle place pour la dangerosité ?
Conclusion