La « juste sélection », une réponse scientifique à la question sociale ?

La « juste sélection », une réponse scientifique à la question sociale ?

Afin d’interroger les origines des premières formes d’orientation professionnelle et de saisir la manière dont celle-ci s’est construite, il s’agit donc d’abord de revenir sur le contexte précis qui a vu naitre le projet psychophysiologique irrigant ce que nous avons qualifié de modèle psychotechnique d’orientation professionnelle, matrice originelle de nombre des dispositifs qui se sont ensuite mis en place afin de contribuer à une distribution juste, efficace et épanouissante de places, des postes et des métiers. C’est d’abord sur ces deux premiers enjeux cardinaux que se focalise le projet psychophysiologique, en phase avec les préoccupations de l’époque. Celui-ci n’en propose pas moins, nous allons le voir, une approche originale des questions de (division du) travail de par son approche positiviste et hygiéniste d’abord, par le rôle accordé aux aptitudes et à leur juste sélection ensuite, et enfin par sa centration sur le « facteur humain » dans une perspective divergeant notamment du modèle tayloro-fordiste d’organisation du travail qui se déploie à la même période.

Les sciences du travail : aux origines d’une approche positive et hygiéniste de la division du travail 

À l’heure où le capitalisme industriel s’impose comme modèle de développement économique central, surgit alors la nécessité de gérer les nouveaux maux affectant directement les travailleur.ses « libérés » des tutelles corporatives, débarqués en ville au cours d’un exode rural massif participant à la destruction des liens de solidarité traditionnels et à une paupérisation considérable de la main-d’œuvre ouvrière des faubourgs. À la misère urbaine qui alimente une dénonciation de la «dégradation morale » des ouvrier.ères – et, par-là même les premières réflexions de sciences sociales sur l’espace et la ville –, s’ajoutent l’apparition de maladies liés au machinisme et aux conditions délétères du travail ouvrier aux premières heures de l’industrie . Des enjeux économiques, sociaux et sanitaires d’ampleur, profondément intriqués, sont ainsi soulevés par le développement de ce capitalisme industriel, sur lesquels les jeunes sciences du travail se penchent, notamment, en France, dans une démarche positive, hygiéniste et humaniste . Elles ont, entre autres, l’ambition de résoudre scientifiquement la question sociale qui se pose alors sous l’effet de la déstructuration – anomique dirait Durkheim – des régulations sociales comme professionnelles traditionnelles. Et ce, tout en gardant à l’esprit la préservation de la santé de la main-d’œuvre suivant ce qu’Yves Clot désigne comme un « paradigme de prophylaxie sociale » (Clot, 1998, p. 202). En effet, comme le relève Marcel Turbiaux, « c’est dans ce contexte que, le 17 mai 1913 (J.O. du 18 mai, n° 132, p. 4259-4260), Henry Chéron [alors ministre du Travail et de la prévoyance sociale] adresse, au président de la République, un rapport, dans lequel il déclare :

« Le développement rapide de l’industrie moderne a donné lieu fatalement à des gaspillages de forces susceptibles, dans certains cas, de compromettre la santé des ouvriers, de faire obstacle à l’amélioration légitime de leur condition, de tarir par le travail excessif des femmes et des enfants, les sources mêmes de l’activité. »» (2018, p. 12) .

En réaction notamment à cette situation, le ministre du Travail et de la prévoyance sociale, propose la création d’une commission chargée des études relatives à la physiologie du travail professionnel, aux conditions de l’existence, aux aptitudes professionnelles et à leur formation, dans les familles ouvrières et paysannes, actée au J.O. du 18 mai 1913 (n° 132, p. 4259-4260) . Sous la présidence du ministre du Travail et de la prévoyance sociale, cette commission réunit entre autres des élus – députés et sénateurs –, des représentants des ministères du Commerce et l’Agriculture, ainsi que des scientifiques et professeurs (Turbiaux, 2018, p. 13). En effet, l’accélération de la division du travail qui se fait jour au XIXe siècle et prend tout son essor au début du XXe siècle, est concomitante, nous le disions, de réflexions politiques mais aussi scientifiques nouvelles. Alors que Durkheim, au cours d’une thèse fondatrice pour la sociologie (2013 [1893]), souligne le caractère organique de la société qui se met en place , les sciences sont marquées par des évolutions techniques et sociales qui révolutionnent tout autant la médecine que la philosophie. C’est de cette dernière que la sociologie et la psychologie émergent et s’émancipent petit à petit, tout particulièrement en se saisissant du travail et du « moteur humain » (Rabinbach, 2004 [1992]) comme objets de recherches fondamentales et appliquées. Ainsi, François Vatin (1999) montre que si le projet de sciences du travail combinant sciences physiques, du vivant et de l’homme, se fait jour dès le XIXe siècle en France suivant notamment les développements de la mécanique, de la psychologie expérimentale et de la physiologie, ce n’est véritablement qu’au XXe siècle qu’il prend forme dans des laboratoires et des cours dédiés, mais aussi dans cette commission créée au sein du ministère du Travail, ou encore au travers d’applications que favorisent l’industrialisation des économies modernes. Les travaux fondateurs de ces sciences du travail, menés pour beaucoup au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), s’appuient d’abord largement sur la transposition d’analyses physiques et mécaniques à la « machine humaine » (Le Bianic, 2004). Le CNAM étend ainsi son domaine de compétences, des outils et machines à la base des arts et métiers à l’homme qui les manie et les fabrique. Il s’agit par exemple d’étudier des mécanismes comme la contraction musculaire, l’augmentation du rythme cardiaque, l’accélération de la respiration et la combustion d’oxygène en situation d’effort physique au travail. Cette approche purement mécanique du corps humain est rapidement complétée par une démarche physiologique intégrant peu à peu l’impact de l’alimentation, de la consommation d’alcool ou de l’hygiène sur le rendement et sur la santé. Surtout, c’est la question de la fatigue (Lecoeur, 2018 ; Ponge, 2018 ; Saraceno, 2018) mise en relation avec l’effort musculaire, la vitesse d’exécution ou encore la coordination des gestes, que l’on va retrouver dans les travaux de quelques précurseurs, rapidement promus au rang de figures de proue de cette approche.

« Ainsi, les recherches de Lahy (1905) sur les commis des postes et sur la fatigue musculaire, d’Armand Imbert sur les coupeurs de sarments de vigne (1911), les travailleurs à la lime ou les dockers (1904) et de Henri Laugier et Charles Richet sur les « variations du temps de réaction dans le travail professionnel » (1913) visent principalement à détecter les signes objectifs de la fatigue musculaire dans différentes professions, et conduisent à des propositions d’aménagements d’outillages, dans un esprit assez proche de ce qui deviendra l’ergonomie quelques décennies plus tard » (Le Bianic, 2007, p. 73). 

Ancrés dans un principe d’observation expérimentale du travail , ces travaux conduisent leurs auteurs à prendre progressivement en compte la dimension psychologique du travail, constatant au cours de leurs études l’existence d’une fatigue nerveuse impactant la réactivité, la concentration ou la perception . Ces travaux s’arriment rapidement à d’autres études pionnières en matière de psychologie différentielle, branche de la psychologie prenant pour postulat l’existence de différences psychologiques interindividuelles ou inter-groupes, et promulguant le recours à des outils psychotechniques et psychométriques pour les mesurer.

ENCADRÉ 1 : D’UNE PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT À LA PSYCHOLOGIE PHYSIOLOGIQUE : GENÈSE D’UNE SCIENCE NOUVELLE

À partir des écrits de Descartes dont la pensée imprime un tournant majeur dans la philosophie française, et au-delà, suscitant prolongements comme oppositions, la question de la connaissance et de l’esprit humain deviennent des objets de réflexion notoires, participant à l’émergence de la psychologie dès le XVIIIe siècle. Siècle d’affirmation de la raison et du positivisme contre la métaphysique, mais aussi de diffusion de l’empirisme, les développements de la philosophie à cette période contribuent effectivement à déplacer le regard du divin vers l’humain : «L’étude de l’esprit humain est dès lors sécularisée : entre le sujet connaissant et l’objet connu, Dieu n’est plus garant de la vérité, car toutes nos connaissances nous viennent de l’expérience, c’est-à-dire des impressions sensibles. […] Dès lors, « la psychologie est ainsi placée à la base de la théorie de la connaissance » [Cassirer, 1932, p. 146] et devient une mécanique de l’âme. » (Carroy et al., 2006, p. 13). Les précurseurs de la psychologie, pour la plupart philosophes s’attaquant aux thématiques de la connaissance et de l’expérience, vont alors se demander qui du corps ou de l’esprit, de la psychologie ou de la physiologie, domine l’autre. Ainsi quand des médecins, tel Pierre Cabanis (1757-1808), font valoir que la pensée est le produit d’organes ou de sucs gastriques, les philosophes spiritualistes revendiquent eux la pratique de l’introspection comme mode de connaissance et de construction de son rapport au monde. Outre ces deux positions archétypales et dominantes, différents courants inspirés par l’idée d’une science de l’esprit développent des positions variées quant aux rapports entre psychologie et physiologie, à l’instar des phrénologues, des aliénistes, des tenants du magnétisme ou du somnambulisme (Carroy et al., 2006). Les premières heures de la discipline psychologique en devenir sont donc marquées par une hétérogénéité conséquente autour de cette question centrale – qui du corps ou de l’esprit a l’initiative sur l’autre ? – et donc de la pertinence et de la légitimité d’une science de l’esprit autonome. L’audience considérable que reçoit le positivisme au sein des milieux universitaires à partir du XIXe siècle favorise la prépondérance progressive d’une psychologie scientifique, qui s’appuie sur des faits observables et donc indissociables de la physiologie, bien qu’une philosophie psychologique – et principalement spiritualiste, incarnée par Bergson – se maintienne. Ainsi, nombre de psychologues passent par les bancs des facultés de philosophie jusque dans les années 1960. Par ailleurs, dans sa dimension scientifique, la psychologie n’en est pas moins plurielle, différents courants se formalisant progressivement au tournant du XXe siècle, à l’instar d’une psychologie pathologique et d’une psychologie expérimentale, se distinguant notamment de la psychanalyse qui se développe au même moment (Ohayon, 1999). Cette pluralité des approches de la psyché continue de marquer aujourd’hui la psychologie. 

L’une des grandes figures de l’approche différentielle à l’origine du développement de la psychométrie est Alfred Binet (1857-1911), co-fondateur de la revue l’Année Psychologique avec Henri Beaunis , fondateur du laboratoire de psychologie physiologique de la Sorbonne à qui il succède de 1895 à sa mort. Binet consacre ses recherches à la mesure de l’intelligence et de son développement, travaux à l’origine de tests mentaux et de quotient intellectuel. Si ce type de tests psychométriques prospère aux États-Unis, notamment ceux opérant un classement des individus selon une échelle unidimensionnelle d’intelligence globale, leur audience est plus nuancée en France où le paradigme expérimental et appliqué au travail dont se dotent les psycho-physiologistes français les conduit davantage à considérer la pluralité des capacités humaines et leur combinaison dans une activité donnée . Ceux-ci se rejoignent ainsi sur le projet de saisir les facultés nécessaires à la réalisation d’un travail ou d’un métier donné, comme les variations de sa réalisation en termes de « réussite professionnelle » : c’est là l’« aptitude ».

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Table des matières

INTRODUCTION
Le bilan de compétences, un dispositif d’activation préventive
Le bilan de compétences, un vecteur de disjonction entre travail et hors-travail
Le bilan de compétences au principe d’une subjectivation du travail et d’une injonction à la motivation
Dispositif d’enquête et enquête sur un dispositif
Cheminement de l’enquête
L’analyse d’un dispositif
De la question biographique
Combiner les méthodes pour saisir le dispositif
Plan de la thèse
Conventions rédactionnelles : écriture inclusive, choix terminologiques et anonymisation
Écriture inclusive
Les mots pour le dire
Anonymisation
Chapitre 1 – Des places, des postes et des métiers. Entre science et technique, l’orientation professionnelle pour une juste distribution du travail
1 De l’émergence de préoccupations sur le travail et sa distribution à l’affirmation d’un projet scientifico-politique : la psychotechnique
1.1 La « juste sélection », une réponse scientifique à la question sociale ?
1.2 Du projet scientifique à sa mise en œuvre : impasses et opportunités de développement de la psychotechnique appliquée au travail
2 De l’avènement du modèle psychotechnique scientifique à sa mutation productiviste
2.1 L’orientation professionnelle en pratiques : un modèle psychotechnique dominant institutionnellement mais contesté et concurrencé sur le terrain
2.2 À qu(o)i sert la psychotechnique ?
2.3 Une injuste sélection ? La critique scientifique d’une orientation psychotechnique
3 L’orientation professionnelle contre, tout contre l’école. De l’émergence d’un modèle éducatif d’orientation à l’extension de son public et de ses domaines d’intervention
3.1 De la mise en cause du système scolaire traditionnel à l’émergence d’une orientation scolaire et professionnelle
3.2 Orienter et (in)former pour démocratiser ? Vers une orientation éducative pour toutes..
Conclusion
Chapitre 2 – De la création d’un service public d’orientation professionnelle continue au développement d’une politique d’activation préventive : le bilan de compétences
1 L’élaboration d’une politique publique de prise en charge des (dés)orientations et d’un modèle actif d’orientation
1.1 L’émergence d’un nouveau référentiel d’action publique en matière d’orientation face à la crise
1.2 La mise en dispositif du nouveau référentiel d’action publique d’orientation professionnelle : approche globale, personnalisation de l’accompagnement et valorisation des acquis de l’expérience
2 La construction du bilan de compétences : entre politique d’orientation des actifs et politique active d’orientation
2.1 Les acteurs et enjeux de la construction du bilan de compétences : trois forums pour une approche partagée et transpartisane
2.2 De la reconnaissance des acquis de l’expérience au bilan de compétences : l’institutionnalisation d’une gestion individualisée, externalisée et responsabilisante des parcours professionnels
2.3 L’institutionnalisation sous tension du bilan de compétences. Entre démarche personnelle et évaluation professionnelle, l’affirmation d’un champ de force
3 Le développement d’un quasi-marché de l’orientation professionnelle: la mise à mal d’une logique de service public ?
3.1 Des chiffres et des lois : les aspects concrets de la mise en œuvre du bilan de compétences comme dispositif d’orientation professionnelle tout au long de la vie
3.2 La mise en pratique du bilan de compétences : suites et fin d’un service public d’orientation professionnelle ?
Conclusion
Chapitre 3 – Les mondes de l’orientation. Structuration et espace socioprofessionnels des praticiennes du bilan de compétences
Méthodologie de l’enquête par questionnaire
1 Caractéristiques socio-économiques et parcours socio-professionnel des praticiennes du bilan
1.1 Une activité féminisée, des profils sociaux variés
1.2 Des praticiennes hautement diplômées
1.3 Origines professionnelles et entrée dans la carrière : variations autour l’orientation
2 Pratique professionnelle du bilan : conditions de travail et d’emploi et rapport au dispositif
2.1 Une majorité de salariés mais des indépendants bien présents
2.2 Une constellation d’organismes plus ou moins centrés sur le bilan de compétences…
2.3 Une tendance forte à la pluriactivité, entre choix et contrainte
2.4 Variations sur la structuration et l’identité professionnelle des praticiennes du bilan de compétences
3 Entre segmentation et circulations professionnelles, l’émergence d’un monde de l’orientation professionnelle
3.1 L’espace socio-professionnel des praticiennes du bilan de compétences
3.2 De la structuration professionnelle des praticiennes du bilan de compétences
Conclusion
CONCLUSION

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