Éléments institutionnels pour comprendre la judiciarisation en Argentine
Contrôle de constitutionnalité
Le principal dispositif institutionnel qui permet à l’institution judiciaire de s’introduire dans la vie politique est le contrôle de constitutionnalité. Le contrôle de constitutionnalité est la faculté qu’ont les juges d’abroger ou de s’abstenir d’appliquer une loi (loi au sens large du terme, c’est-à-dire les lois adoptées par le pouvoir législatif mais aussi les décrets du pouvoir exécutif, ou encore les résolutions ministérielles) lorsqu’ ils considèrent qu’elle est contraire à la constitution.
Ils existent deux modèles « purs » de contrôle de constitutionnalité : le système états-unien et le système autrichien. Le système états-unien a quatre composants essentiels : l’exercice d’un contrôle diffus, concret, a posteriori, avec des effets inter partes. Alors que dans le système autrichien, le contrôle est concentré, abstrait, a priori, et avec des effets erga omnes.
Dans le système états-unien, donc, le contrôle judiciaire de constitutionnalité peut être exercé par n’importe quel juge (diffus). Ainsi, ce contrôle de constitutionnalité est possible seulement s’il existe un cas concret (concret) dans lequel une personne soit physique soit morale (ou un groupe de personnes), demande la déclaration d’inconstitutionnalité12 de la loi qui s’applique à son cas (a posteriori). Enfin, la déclaration d’inconstitutionnalité n’abroge pas la norme du système juridique. Par contre à travers la déclaration d’inconstitutionnalité elle devient inapplicable dans le cas concret. c’est-à-dire que les effets de la décision s’appliquent seulement aux parties qui font partie de du procès (effet inter partes).
Dans le système autrichien le contrôle de constitutionnalité est « confié à une juridiction constitutionnelle spécifique disposant d’un monopole d’interprétation constitutionnelle» (concentré). Ce contrôle de constitutionnalité est réalisé avant l’entrée en vigueur de la loi14(a priori) sans l’existence d’un cas concret opposant deux parties dans un litige (en abstrait). c’est-à-dire que le contrôle de constitutionnalité dans le système autrichien implique « une confrontation entre deux normes générales, l’une constitutionnelle, l’autre législative, le juge statuant sur la loi elle-même et non sur son application dans un litige particulier».
L’organisation du Pouvoir Judiciaire
Pour comprendre la judiciarisation il est important de comprendre aussi l’organisation de l’institution judiciaire argentine. Pour cette raison, dans cette partie nous expliquerons, premièrement, l’organisation du pouvoir judiciaire qui est caractérisée par la nature fédérale de l’organisation politique argentine. Nous présenterons la CSJN, acteur centrale de l’institution judiciaire et de la judiciarisation pendant la période 2007-2015. Finalement, nous présenterons le Ministère Public, acteur important dans certains conflits judiciaires des années 2007-2015, notamment, dans l’affaire AMIA-Nisman.
Selon l’article 108 de la Constitution argentine, « Le Pouvoir judiciaire de la Nation est exercé par une Cour suprême de justice et par les tribunaux inférieurs établis par le Parlement sur le territoire de la Nation. ». La CSJN est, donc, le plus haut tribunal de l’Argentine. Parmi les tribunaux inférieurs, nous trouvons les tribunaux fédéraux et les tribunaux provinciaux. En effet, la Constitution argentine organise un ordre judiciaire double : l’ordre national et l’ordre provincial. La justice nationale qui exerce ses fonctions dans tout le territoire argentin. La compétence de la justice nationale (compétence fédérale), est définie dans l’article 116 de la Constitution : « La Cour suprême de justice et les tribunaux inférieurs de la Nation sont compétents pour connaître et juger toutes les affaires relatives à des points visés par la Constitution et par les lois de la Nation, sous réserve de l’alinéa 12 de l’article 75, ainsi que par les traités conclus avec les nations étrangères; ils connaissent des affaires en relation avec les ambassadeurs, les ministres publics et les consuls étrangers; des causes d’amirauté et de juridiction maritime, des affaires où la Nation est l’une des parties concernées; ainsi que des litiges survenus entre deux ou plusieurs provinces, entre une province et les habitants d’une autre, entre les habitants de provinces différentes, et entre une province ou ses habitants et un État ou un citoyen étranger. »
Intervention de l’institution judiciaire dans des affaires politiques
Comme nous l’avons annoncé, dans cette partie nous montrerons que l’intervention de l’institution judiciaire dans des affaires politiques n’est pas un fait nouveau dans l’histoire argentine. Pourtant, une analyse succincte de la jurisprudence de la CSJN nous montre comment ce tribunal est intervenu de manière décisive dans la vie politique de l’Argentine depuis son constitution en 1863. Pour la suite, nous présenterons différentes affaires judiciaires au sein desquelles l’institution judiciaire est intervenue dans la vie politique argentine. Cette étude est importante car elle nous permet de constater que l’intervention de l’institution judiciaire dans les affaires politiques n’est pas l’élément distinctif de la judiciarisation de la politique pendant la période 2007-2015 et, pour cette raison, nous oblige à chercher approfondir l’étude du particularisme de cette période.
Le 7 septembre 1893, la Cour Suprême de Justice argentine, est intervenu dans une affaire qui nous intéresse particulièrement car il s’agit d’un exemple de judiciarisation par le haut : l’affaire « Cullen vs. Llerena ». En effet, le 15 août 1893, le Congrès National (Chambre de des Députés et Chambre des Sénateurs) adopta une loi permettant l’intervention du gouvernement fédéral dans les provinces de Santa Fe et de San Luis, où se produisent des révoltes portées par la U.C.R. contre les gouvernements provinciaux. Succinctement, cette loi permettait au gouvernement fédéral d’instaurer un nouveau gouvernement dans les deux provinces. Il faut préciser que, normalement, les gouvernements des provinces sont élus par le peuple des leur province respective Dans ce contexte le gouvernement révolutionnaire (U.C.R., représenté par Joaquín Cullen) de la province de Santa Fe dont le pouvoir était en danger, a demandé à la CSJN de déclarer l’inconstitutionnalité de la loi d’intervention et, en conséquence, la reconnaissance du « droit de poursuivre l’exercice de ses fonctions, à n’être pas perturbé dans celles-ci et d’être protégé dans son exercice par cette Cour Suprême, à travers une décision déclarant l’inconstitutionnalité de la loi d’intervention, et la suspension en son application ».
La Cour Suprême, cependant, moins d’un mois après l’adoption de la loi d’intervention, décide de ne pas déclarer l’inconstitutionnalité de la loi. L’élément intéressant de cette décision pour nous est, d’un côté, le fait qu’un conflit de pouvoir tel que celui-ci a été soumis à l’appréciation de la CSJN et de l’autre côté, la CSJN n’a pas jugé que la loi respectait la constitution. En effet, le refus de déclarer l’inconstitutionnalité de la loi a été justifié par la CSJN par la doctrine des « affaires politiques non jugeables ». La CSJN a dit que «l’intervention [du gouvernement] national dans les provinces, dans tous les cas où la constitution le permet ou le prévoit, est (…) un acte politique par sa nature, dont la vérification appartient aux pouvoirs politiques de la Nation.»
Judiciarisation-Juridicisation
Comme nous l’avons signalé, nous considérons que le rôle de la justice a toujours été politique, elle ne l’est pas devenue. Cependant, comme l’affirme Abdo Feréz, le rôle de la justice « n’a pas été politique dans la façon de le présenter». En effet, le fonctionnement de la justice cache en permanence le caractère politique de ses interventions. Comme l’explique Bourdieu, c’est précisément cette manière de cacher le caractère politique de ses interventions qui donne au droit sa force et notamment à l’institution judiciaire. Pierre Bourdieu, dans « La force du droit, éléments pour un sociologie du champ juridique », met en évidence l’importance du langage dans le champ juridique. En effet, selon cet auteur, la force du droit réside, dans une certaine mesure, dans le type de langage utilisé dans le champ juridique. Selon Bourdieu, les « procédés linguistiques » caractéristiques du langage juridique concourent à produire deux effets majeurs : l’effet de neutralisation et l’effet d’universalisation.
L’utilisation du langage, est pour Bourdieu tellement importante qu’il affirme que « loin d’être un simple masque idéologique, cette rhétorique de l’autonomie, de la neutralité et de l’universalité, qui peut être le principe d’une autonomie réelle des pensées et des pratiques, est l’expression même de tout le fonctionnement du champ juridique. » Par ailleurs pour Bourdieu, l’acceptation de certaines règles, notamment les prétendues neutralité et universalité du droit est un des éléments principaux du fonctionnement du champ juridique qui, « en période d’équilibre, tend à fonctionner comme un appareil dans la mesure où la cohésion des habitus spontanément orchestrés des interprètes est redoublée par la discipline d’un corps hiérarchisé mettant en œuvre des procédures codifiées de résolution des conflits entre les professionnels de la résolution réglée des conflits. Le corps des juristes a d’autant moins de mal à se convaincre que le droit trouve son fondement en lui-même, c’est-à-dire dans une norme fondamentale telle que la Constitution comme norma normarum d’où se déduisent toutes les normes de rang inférieur, que la communis opinio doctorum qui s’enracine dans la cohésion sociale du corps des interprètes tend à conférer les apparences d’un fondement transcendantal aux formes historiques de la raison juridique et à la croyance dans la vision ordonnée de l’ordre social qu’elles produisent. »
Le temps et l’espace, comment faire de la politique
Le caractère politique de l’institution judiciaire devient évident quand nous analysons ses interventions dans des affaires majeures de la vie politique, comme par exemple l’intervention dans les différents coups d’état ou avec le jugement des chefs militaires de la dictature. Nous observons ce caractère politique aussi quand la justice est interpellée dans des registres non juridiques soit depuis l’intérieur du système, soit depuis l’extérieur. Ainsi, nous constatons la nature politique de la justice quand nous analysons la présence dans l’espace public tant de l’institution judiciaire elle-même que des juges. La question que nous nous posons maintenant est comment la justice fait de la politique ? Comment les juges, dans un affaire déterminée font de la politique ? Comment les juges interviennent dans un contexte politique déterminé au-delà des dossiers judiciaires ? Ces questions ont une importance majeure car elles nous obligent à penser au-delà de l’instrument juridique à travers duquel les juges interviennent dans la politique : les décisions de justice.
Lorsque l’on se pose la question de la judiciarisation de la politique, le premier réflexe est d’analyser les décisions de justice. Choisir une affaire et observer la manière dont la justice l’a résolue à travers l’analyse de la décision finale. La décision dans un sens au l’autre peut nous donner des informations essentielles pour comprendre la judiciarisation.
Pourtant, les décisions de justice ne sont pas le seul outil que détient l’institution judiciaire -et les juges- pour faire de la politique. Parfois, les décisions ne constituent pas l’outil le plus important pour comprendre la judiciarisation de la politique. En effet, l’analyse des décisions de justice, loin de permettre comprendre l’intervention de la justice dans la politique, fonctionne comme des œillères qui nous cachent la réalité de l’intervention judiciaire.
Le temps et l’espace, comment l’institution judiciaire fait de la politique pendant la période 2007-2015
Comme nous l’avons dit dans la deuxième partie de ce mémoire, parfois, les décisions de justice ne constituent pas l’outil le plus important pour comprendre la judiciarisation de la politique. Dans le processus de judiciarisation de la LSCA nous nous trouvons dans une telle situation car, l’analyse des décisions de justice, loin de nous permettre de comprendre l’intervention de la justice dans la politique, fonctionne comme des œillères qui nous cachent la réalité de l’intervention judiciaire.
Le première constatation que nous pouvons faire à partir l’observation du processus de judiciarisation de la LSCA est qu’il a commencé avant même l’adoption de la loi en 2009 et qu’il n’a jamais eu de fin. En effet, la Loi de médias tel comme elle a été votée en 2009 n’a jamais été appliquée pleinement et cette non application peut être expliquée dans un grande mesure parles caractéristiques de sa judiciarisation.
Un deuxième constatation qui conditionne l’analyse est le fait que le résultat formel du processus de judiciarisation de la LSCA est contradictoire avec son résultat politique. En effet, même si la LSCA a été déclaré constitutionnelle par la CSJN elle n’a été jamais appliquée pleinement. Pour cette raison, les «vaincus» dans les procès judiciaires ont été les vainqueurs du processus de judiciarisation. Malgré les nombreux procès contre la LSCA gagnés par l’état, ceux qui veulent éviter l’application de la loi ont atteint leur objectif à travers la judiciarisation. Cette divergence oblige à penser le judiciarisation au-delà des décisions de justice.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE I : ÉLÉMENTS INSTITUTIONNELS, SOCIAUX ET POLITIQUES POUR COMPRENDRE LA JUDICIARISATION DE LA POLITIQUE EN ARGENTINE
Éléments institutionnels pour comprendre la judiciarisation en Argentine
Contrôle de constitutionnalité
L’organisation du Pouvoir Judiciaire
Éléments historiques, sociaux et politiques pour comprendre la judiciarisation en Argentine
Le passage d’un état social à un état néolibéral
La rénovation de la CSJN en 2003
Procès contre les responsables des crimes contre l’humanité
CHAPITRE II : LE CARACTÈRE POLITIQUE DES JUGES ET DE L’INSTITUTION JUDICIAIRE
Intervention de l’institution judiciaire dans des affaires politiques
La parole des juges
Judiciarisation-Juridicisation
Le temps et l’espace, comment faire de la politique
CHAPITRE III : LA JUDICIARISATION EN ARGENTINE PENDANT LA PÉRIODE 2007-2015
Une judiciarisation par le haut
Loi de Services de Communication Audiovisuelle
L’utilisation des ressources de la BCRA
La Réforme Judiciaire
Le conflit relatif à la signature du « Memorandum d’accord » avec l’Iran et l’enquête sur la mort du procureur Alberto Nisman
Le temps et l’espace, comment l’institution judiciaire fait de la politique pendant la période 2007-2015
La parole des juges
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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