La hiérarchisation des formations et les prémices de la pratique professionnelle

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Le rythme en Cuisine : ressentir le rythme du travail en cuisine

Le déroulement d’une journée de travail

Une journée de travail se compose généralement de quatre périodes entrecoupées par un repos dans l’après-midi. La mise en place est suivie par un repas et souvent par une « pause cigarette » à l’extérieur, « histoire de prendre l’air » [Sylvain]. Pour certains restaurants, le « repas du perso » ne se prend qu’entre brigadiers : il est alors partagé uniquement avec le personnel de la cuisine. Dans d’autres, il inclut tout le personnel de l’établissement, salle comprise (maître d’hôtel20, sommelier21, chef de rang22, etc.). Un membre de la brigade est préposé à la confection ce repas, réalisé à la fin de la mise en place. Le déjeuner ou le diner des salariés sont souvent brefs et pris sur le vif puisqu’ils donnent suite au service, c’est-à-dire à l’arrivée des clients.
Le service correspond au moment de production et d’envoi en salle des assiettes. Il se compte en nombre de « couverts » – un couvert équivaut à un client. La fin du service se caractérise par un long temps de nettoyage au cours duquel tout l’espace de travail est récuré : ustensiles de cuisine, matériel de cuisson mais aussi mobilier et sols. La préparation pour le « service du soir » est sensiblement la même que celle du déjeuner. Il est initié par une mise en place, suivi d’un repas, et finalisé par une phase de rangement. Mais à la différence de la matinée cependant, il n’y a pas de réapprovisionnement de matière première entre le service du déjeuner et du diner. Le ravitaillement du matin doit donc servir à tenir minimalement pour deux services – voire sur plusieurs jours. L’organisation du travail en cuisine se mesure en effet à l’échelle de la journée mais aussi au niveau hebdomadaire. Il s’agit d’organiser son temps de travail en fonction de la venue de fournisseurs et des clients. Certains jours, les cuisiniers peuvent venir plus tôt pour réaliser une mise en place qui sera plus longue, ou se passer de temps de pause pour rattraper un retard. L’extérieur de l’espace de cuisine, « le dehors », conditionne directement le rythme de la cuisine et dans la cuisine.

Le temps du service

Le travail d’Haili You invite aussi, dans un certain sens, à (re)considérer la dimension vécue et corporelle du rythme. La chercheure rejoint alors les positions d’autres ethnographes incitant à penser le rythme [Dobler 2016], et plus largement le temps, par l’expérience et par le corps. Il n’est certainement pas question de nier l’importance du temps dit mécanique dans le rythme des cuisiniers. Ce-dernier est évidemment omniprésent des cuisines et sans cesse notifié, en témoignent les « bippers », « timers » 25, ou encore les fréquentes questions pour connaitre les heures d’arrivées ou de départs des clients : « on a combien de résas [réservations] pour 12h30 ? ». « 11h50 : si vous voulez manger, c’est maintenant ou jamais. Après ils seront là. » [Chef] ; « 22h10 et ils ont pas encore commencé leur dessert. On finit pas avant 23h30 les gars » [Paul]. Néanmoins, en étudiant le rythme dans une optique d’anticipation et en se concentrant sur la perception d’un temps par l’expérience de présence et de partage – un procédé ethnographique qu’Elizabeth Hsu nomme « participant observation » [Hsu 1999] – le principe de préparation et de synchronisation du rythme deviennent essentiels. C’est sur cette logique anticipatrice et, parallèlement, le caractère très incertain du fonctionnement d’une cuisine dépendante du « dehors », que s’établit l’organisation du travail.
En cuisine, un service s’anticipe par une mise en place, l’ « assiette » par la préparation en amont de chacun de ses éléments, une cuisson par une pré-cuisson, un dessert par un « pré-dessert ». Au cours du service, l’affairement pour une assiette est négocié en fonction de l’envoi de la précédente, suivant l’ordre du menu qui se calcule d’ailleurs souvent en « temps » : « c’est bon pour le plat ?! ». Les bons de commande, lorsqu’ils sont encore papiers, font état de cette logique anticipatrice. Les tickets sont affichés dans l’espace de cuisine de manière à ce que tout le monde puisse les consulter au besoin. Ils peuvent être déposés sur une table ou un comptoir, suspendus en hauteur sur le passe26, aimantés sur une paroi réfrigérée, etc. de manière à être mis en évidence. En fin de service, les bons tendent à migrer de la partie « garde-manger », « entremet », « cuisson » à celle du « dessert ».
Dans un des restaurant par exemple, les tickets de commande étaient systématiquement annotés : un trait en haut signifiait que l’assiette avait été réclamée, un trait en bas qu’elle avait été préparée et une rature lorsqu’elle avait été récupérée par un personnel de salle et envoyée en dehors de la cuisine.

Le rythme de la mise en place et le rythme du service

Temps calme et temps plein

Habituellement, la période de mise en place et d’arrivage correspond à un temps « calme » au cours duquel les membres des cuisines, dépendamment de la quantité de travail, se laissent aller aux causeries. Les sujets de conversations dépassent celui du thème culinaire : la cuisine parle actualité, de sport, de programmes de fin de semaine, etc. Cette période de travail implique également la fermeture de la cuisine. En effet, l’objectif de la mise en place est d’anticiper le service. Aucune assiette n’est donc déposée sur le passe, destinée à sortir en salle pour satisfaire les papilles et les yeux d’un client. Les seules productions qui quittent l’espace de préparation sont celles destinées à être photographiées27. La cuisine est littéralement « fermée » au cours des périodes de mises en place : seuls les cuisiniers agissent, interagissent et occupent l’espace de la cuisine. Même les fournisseurs demeurent à l’extérieur de cette pièce et ne sont pas autorisés à s’y introduire (ce sont les membres des cuisines qui réceptionnent directement les colis et les palettes)28.
À l’inverse, la période de service signale un temps « rapide » et une ouverture de l’espace de production. Les brigadiers ne discutent plus ou uniquement pour se coordonner dans leurs actes et élaborations.
Le « coup d’envoi », ou « coup de feu »29, est lancé dès que le chef de cuisine énonce oralement le premier bon apporté par un personnel de la salle. Le chef commence son annonce destinée à l’ensemble de la brigade par un « Ça marche pour » suivi de l’intitulé du menu et des assiettes commandées. L’annonce est acquiescée par les autres membres. Ils signifient qu’ils ont en tenu compte malgré les bruits des cuissons, des plaques et parfois de la sonnette30 qui fusent et décrivent le paysage sonore de l’espace-temps du service. L’annonce faite, le chef estime que les brigadiers sont au courant des actions à faire et à venir.
Par exemple : « Ça marche pour deux « approche » avec deux Saint-Jacques, deux merlus, un citron et un choco » en référence à un menu Première approche31 : Saint-Jacques, coco de Paimpol, girolle, roquette | Merlu ou Cochon, courge, gnocchi | Ciron-Estragon ou Chocolat, piment d’Espelette. Parfois l’intitulé du menu est substitué par son prix. C’est souvent le cas pour des menus dits « à l’aveugle », c’est-à-dire sans carte, pour lequel le client n’a le choix que de la formule : « Ça marche pour un « 55 » avec un turbot » en référence à la formule Imagination en cinq étapes, à cinquante-cinq euros32.
Dépendamment du nombre de couverts, le coup d’envoi peut être prolongé par une période dite de « rush », c’est-à-dire un espace-temps au cours duquel la cuisine reçoit un nombre conséquent de bons par rapport à sa capacité totale d’accueil pour un déjeuner ou un diner33. Les cuisiniers me décrivent le rush comme des moments motivants et excitants : « ça donne de l’adrénaline » [Julien D.] ; « tu te donnes à fond »[Amélie], « ça fait vibrer » [Corentin]. Effectivement, le rush présente un caractère « émotionnel » qui diffère des autres moments de la cuisine constate Gary Alan Fine . Lors de la mise en place, la gestion d’un poste de travail est autonome : chaque brigadier manoeuvre la tâche qu’il doit accomplir et celle-ci ne dépend pas (ou peu) de l’avancée du travail d’un autre cuisinier. Autrement dit, chacun se « gère » sur « son » poste. Le cuisinier établit lui-même l’ordre des actes à accomplir. Il est sensé s’organiser efficacement dans le temps que lui est alloué en matinée ou en fin d’après-midi, entre deux services. Il est cependant aiguillé par des prérogatives de chefs et ses incitations courantes à « s’activer » , « se manier », « se bouger ». Le plus expérimentés rappellent fréquemment aux jeunes cuisiniers (stagiaires, nouvelles « recrues », apprentis) que la cuisine doit être avant tout « cérébrale ». Une cuisine « cérébrale » réfère à une pratique de la cuisine efficiente d’un point de vue productif : il s’agit de ne pas perdre inutilement du temps au moment des mises en place et des services. Pour ce faire, les cuisiniers doivent s’abstenir de gestes inutiles ou superflues alors considérés comme perturbateurs : « Non mais regarde, tu prends cette boîte et tu la mets dessus, non ? C’est pas plus rapide ? » [Bérangère, cheffe pâtissière, à Margot, stagiaire] ; « Tu mets le papier et tu montes après ? Ben mets le papier direct en haut et monte avec, non ?! » [Pierre, chef de cuisine, à Laure, stagiaire].

Synchronisation et temps de service

Comme nous avons pu le dire en amont, la dépendance au client se comprend par les effets de sa venue au restaurant, indispensable à son fonctionnement. La première commande annoncée en cuisine rompt fondamentalement avec cette attitude d’expectative. Le rapport de « dépendance » se forme autrement puisqu’au moment du service, il ne s’agit plus d’attendre un client mais de le satisfaire. Ceci passe en grande partie par la qualité d’envoi d’une « assiette ».
La directive d’autonomie dans la mise en place, « chacun se gère », tend à se renverser dans la période de service. En effet, au moment du service, il s’agit de produire collectivement une « assiette », chacune des « parties » d’une brigade étant affiliée à la réalisation d’une composante de cette assiette : la viande, les accompagnements, les sauces, le poisson, etc.34. Il faut accorder ces différentes parties dans la réalisation de l’assiette, par l’étape du « dressage* ». Le cuisinier doit porter attention et écoute aux actions et à l’avancée des préparations des autres membres de la brigade. Celui ou celle responsable de la viande ou du poisson par exemple, doit être en accord avec celui ou celle qui réalise les accompagnements, au poste d’entremets puisque l’assiette doit partir dans un délai respectable, à bonne température uniforme. Or les temps de cuisson légumiers et carnés ne sont notamment pas les mêmes. Ceux aux postes des cuissons et des accompagnements doivent également être attentifs et en lien avec le cuisinier en charge des entrées, et ainsi commencer leur préparation pour le plat au moment le plus propice. Il en va de même pour le pâtissier, l’objectif étant de respecter un temps jugé raisonnable entre chaque « assiette » envoyée et ne pas faire attendre un client entre son plat et son dessert par exemple. Le dressage d’une assiette pour le plat rend explicitement compte de cette coordination des actes entre les différents postes de la cuisine. Or celle-ci est réalisée par le chef de cuisine, qui se dit d’ailleurs « à la tête de la brigade ». Il ne doit pas avoir besoin de le demander : l’écourte et l’attention entre les autres brigadiers, en plus de l’annonce des bons au départ, doivent suffire à assurer le bon déroulement de la production de l’assiette et de son envoi.
Le dressage est automatisé et suit généralement la même gestuelle coordonnée. À titre d’illustration, le dressage d’une assiette respecte systématiquement l’ordre de disposition qui suit dans le premier restaurant où j’entrais en cuisine :
(1) Sortie des supports (assiettes), rangées généralement sous le passe.
(2) Nettoyage des supports avec une chiffonnette ou un morceau de gaze humidifiés de vinaigre (le chef de cuisine s’assure qu’il n’y ait pas y avoir de traces de doigts ou celles d’un ancien lavage)
(3) Traçage sur le support vide de motifs graphiques avec une « bouteille sauce » contenant du jus ou du coulis.
(4) Disposition des éléments « accompagnements » préparés et emmenés jusqu’au passe par Florien [responsable garde-manger].
(5) Disposition des éléments « poisson » ou « viande » préparés et emmenés jusqu’au passe par Clément [responsable cuisson].
(6) Rajouts de traits et/ou points de coulis, de purées, d’émulsions.
(7) Disposition d’éléments supplémentaires tels que des algues, du bouillon, des émiettés, des herbes aromatiques fraiches, etc. à l’aide de pinces, de cuillères, de pipettes voire de baguettes.
(8) Vérification des jus et/ou sauces dans des coupelles ou saucières emmenées par Florien.
(9) Appuie sur la clochette. Récupération de l’assiette et des saucières par le personnel de salle. Envoi.
Ainsi, en dressant le plat, le chef « temporalise » [Wacquant 2002 : 125] la pratique des autres membres. La mise en oeuvre finale de l’assiette marque le temps et rend compte de la synchronisation de la brigade. À travers l’étape du dressage d’un plat, le chef contrôle aussi la qualité de l’envoi, le passe sur lequel il s’effectue est la dernière étape pour une assiette avant sa sortie de la cuisine. L’assiette doit être à la hauteur.

L’assiette gastronomique

Le produit au coeur

Pour Olivier Assouly, ce parti-pris de mettre le produit au coeur de la composition gastronomique est l’emblème d’une époque : la cuisine gastronomique contemporaine serait l’art de la mise en valeur de la nature [Assouly 2004]. Toutefois, ceci ne signifie pas que l’acte culinaire doit en être simplifié – ou alors une « simplicité sophistiquée » [Fischler 2001]. Au contraire, celui-ci doit relever le plus possible de la complexité. Etudiant le métier des critiques gastronomiques, Estelle Bonnet relève que « le travail des chefs doit permettre au produit d’être sublimé, magnifié et, en quelque sorte, mis à nu grâce, par exemple, à la simplicité de la préparation » [Bonnet 2004 : 143]. Malgré tout, les critiques émettent une forme de hiérarchisation des produits plus ou moins « nobles ». Il en va de même dans les discours et les pratiques des cuisines côtoyées.
Mes interlocuteurs me disent qu’il n’y a pas de produit plus ou moins prestigieux, que tous le sont foncièrement. D’ailleurs, une « bonne cuisine passe par de bons produits » me dit Corentin, et ce qui fait une « vraie cuisine » sont avant tout les bons assaisonnements me répète-t-on souvent : « Tu peux voir les meilleurs produits, c’est l’assaisonnement qui fait la vraie cuisine. Il faut savoir goûter » [Clément]. La brigade doit donc être apte à apprêter ces « bons » produits. Il est possible de faire une « bonne » cuisine à la maison – d’ailleurs les brigadiers aiment tous cuisiner chez eux la fin de semaine42, pour des « potes », des « amis », « la famille » – « rien de compliqué ». Les mises en place sont par exemple des moments durant lesquels on relate un bon barbecue, les gaufres belges faites maison du brunch43, etc. : « rien de compliqué » [Benjamin]. Ceci-étant, la « bonne » cuisine ne suffit pas à l’assiette gastronomique.
Certains produits se veulent plus ou moins en adéquation avec une image gastronomique. Ils sont incarnés par des produits dits « naturels » (herbes potagères, légumes et fruits de saison, poissons et viandes françaises etc.), qui deviennent gastronomiques dans leur idéal de « naturalité ».
Le professionnel qui produit une cuisine dite gastronomique doit alors adopter la position équivalente à celle de l’artiste « quiétiste » [Gell 1998 : 30]. Contemplant les produits, il doit être en capacité d’y déceler leur potentialité gastronomique. Il doit surtout les accompagner dans leur dimension gastronomique. Simplement dit, le cuisinier gastronomique doit être apte à sublimer la nature et à la transformer.
Les produits évoquant l’image gastronomiques sont également les matières premières dites « nobles » [Bonnet 2004] (cèpes, safran, truffes principalement). Voire même des produits naturels devenus nobles. Ce dernier cas se donne à voir lorsqu’une cuisine insiste sur la provenance d’un produit de sa carte ou lorsque le personnel de salle énonce ses caractéristiques et propriétés au moment d’apporter l’assiette au client. On lui décrit alors un fromage de chèvre d’un producteur, résultat d’un riche savoir-faire « artisanal » ou « traditionnel », sous-entendant également sa faible production – donc sa rareté et son exclusivité. Dans son ethnographie au « pays du luxe », Marc Abélès relève en ce sens que : « pour éviter la banalisation, pour retrouver les valeurs caractéristiques du luxe – le superflu, l’exceptionnel –, on revient à un élément essentiel : l’authenticité. En exalte les racines, on crée un récit qui ressemble parfois à une fiction. » [Abélès 2018 : 94].
Ces produits « naturels » devenus « nobles » ne sont pas ou peu répertoriés parmi les aliments consommés dans l’univers quotidien ou domestique du client et du cuisinier. Autrement dit, le restaurant gastronomique doit faire dans l’extraordinaire, et ne pas tomber dans ce que Claude Fischler qualifie d’aliments de « l’ordinaire »44 [Fischler 2001 : 207].
Les préconisations en cuisine sont d’ailleurs celles de la lisibilité, tant dans l’assiette que dans le choix des titres des assiettes à communiquer : le client doit savoir ce qu’il mange. Ceci passe par les intitulés d’assiettes très descriptifs. Claude Fischler et Jean-Philippe Dupuy parlent notamment d’une « rhétorique du menu gastronomique » [Dupuy 2009, 2012] et d’une évolution de la « rhétorique à une poétique », d’une « cuisine des mots » [Fischler 2001 : 254-258]45 : elle est évocatrice et donne un sentiment de transparence et de qualité.

Le don culinaire à travers l’assiette

Si une telle attention est apportée à l’élaboration et au dressage de l’assiette, c’est qu’elle est le seul lien entre la cuisine et la salle, même si indirect49. C’est à travers l’assiette que la brigade tente de satisfaire le client. Les cuisiniers considèrent d‘ailleurs qu’ils se « donnent » dans l’assiette. La notion de don apparait fondamentale pour comprendre la valeur que la cuisine accorde à l’engagement de ses membres dans la production d’une assiette et la symbolique qui découle alors de cette dernière. Le don peut être compris à plusieurs échelles qui ne sont pas exclusives l’une de l’autre, au contraire.
Il y a, me semble-t-il, l’idée d’un don culinaire comme il existe un don alimentaire50 [Lévi-Strauss 1968, Mauss 1926 : 80]. Sylvie-Anne Mériot [Mériot 2001] et Claude Fischler [2001 : 81] insistent sur la vertu identificatrice et identitaire de la cuisine :« une fois « cuisiné », c’est-à-dire plié aux règles conventionnelles, l’aliment est marqué d’un sceau, étiqueté, reconnu, en un mot : identifié. [ibid.]. En effet, les membres de la brigade qui ont élaboré et produit l’assiette, y incorporent leur connaissance et de leur expérience : ils y démontrent un savoir-faire acquis par la fréquentation de différentes cuisines ; ils y mentionnent aussi des associations déjà réalisées par le passé ; ils y investissent du temps et de l’effort. Alfred Gell fait référence à l’artiste qui se confond à son oeuvre [Gell 1998] : cela semble s’appliquer aussi dans le cadre de la cuisine. Frédéric Zancanaro parle également de « signature esthétique » [Zanacanaro 2018]. Dans la production est apposé l’empreinte de l’oeuvrier.
C’est une deuxième échelle de ce don culinaire : les cuisiniers se donnent corporellement dans l’assiette. Joëlle Balhoul parle d’implication corporelle et gestuelle « totale » pour qualifier l’acte culinaire de mères faisant face à une transmission dans un contexte de rupture temporelle et spatiale [Bahloul 1983 : 164]. Il en va de même pour les cuisiniers rencontrés. Le cuisinier est impliqué dans l’acte lui-même du fait de la nature très gestuelle de la cuisine. Son corps est mis à l’oeuvre et sa pratique relève fondamentalement d’une « technique du corps »51 [Mauss 2012 (1936)]. Le cuisinier professionnel fait finalement de son corps52 un objet à la fois technique et instrumental [Gélard 2003] : « quand je vais chez l’ostéo, c’est clair que je paye pas pour rien ! » [Benjamin].
Le met façonné dans la cuisine gastronomique révèle une dimension fortement charnelle. De fait, le corps est potentiellement marqué lui aussi par la pratique. En dépit des précautions et de l’habitude de gestes quotidiennement exécutés, les accidents ne sont pas inévitables, en premier lieu desquels les coupures : « Putain Guillaume, fais gaffe à tes doigts. Il me fait peur, j’le sens pas » dit tout haut le chef de cuisine. Ce n’est pas faute d’avoir été prévenu : Guillaume se coupe finalement. Je lui propose de lui mettre le pansement puisque ses mains sont sales et humides mais il décline. Je viens de rentrer dans la cuisine et il ne me connait pas suffisamment à priori. Ou alors il exprime sa fierté. C’est Laureline, à sa gauche, qui lui met. A part Laureline et le chef de cuisine, lorsque Guillaume s’est blessé, personne n’a semblé réagir. Pourtant, ils ont dû tous en prendre acte : plus tard dans la journée, l’état de la main de Guillaume revenait dans les discussions : on s’inquiétait de savoir si ça allait après l’avoir taquiné et qualifié de « boloss », de « Lagaffe » et de « pas doué ».
Il y a finalement une troisième échelle de compréhension du don, à travers l’investissement dans le travail. Les horaires du travail en cuisine sont longs et décalés : les équipes commencent tôt et finissent tard, au moment où la famille, notamment, est déjà partie se coucher. On dit du métier qu’il implique de nombreux sacrifices personnels53. C’est aussi le constat de Sylvie-Anne Mériot auprès de la restauration collective : lorsque que les « sacrifices personnels » [Alter 2001] ne s’équilibrent plus avec les « sacrifices professionnels » par exemple, les cuisiniers de la restauration commerciale ont choisi, en partie, la reconversion dans celle collective [Mériot 2001].
Ainsi, le don se comprend à travers l’idée d’un engagement, à la fois corporel et personnel. Ce point étant éclairci, il nous sera plus facile de saisir la relation entretenue entre la cuisine et les clients en salle, par le don et par l’assiette.

L’erreur de timing et le principe de coordination

La composition de l’assiette doit pouvoir satisfaire le client, tout comme l’expérience passée au restaurant doit être réussie [Lardellier 2011].
Dans la littérature scientifique, il est fréquent de rencontrer une analogie goffmanienne entre les « coulisses » que représenteraient l’espace de cuisine et la « scène » qu’incarnerait la salle [e.g. Beriss et Sutton 2001 ; Erickson 2001 ; Fine 1990]. Sur le terrain, la cuisine n’a jamais été désignée telle quelle explicitement – d’autant plus que les cuisines, d’un point de vue architectural, sont visiblement apparentes dans l’ensemble 57 (cuisines ouvertes, cuisines vitrées, cuisines sur salle). Il n’en demeure pas moins qu’à la manière d’une pièce de théâtre, rien ne doit transparaitre depuis la cuisine en vue de satisfaire pleinement le client de son repas et de ce moment au restaurant.
Les personnes en salle de doivent pas savoir ou voir ce qui se passe dans l’espace de cuisine : il s’agit d’un espace « privé », d’un espace fermé que seuls les membres sont habilités à investir. L’espace de cuisine est en quelque sorte un « ultime sanctuaire » [Wacquant 20001 : 252]58. L’harmonie et l’efficacité que doivent incarner la cuisine, n’ont d’autres moyens pour s’exprimer que l’assiette envoyée. Or l’envoi d’une assiette en salle, et le travail nécessaire à sa réalisation, dépendent inextricablement du principe de coordination, de cohésion et d’écoute.
L’« erreur de timing » est ce qui est, de loin, le plus préjudiciable pour la cuisine avec le retour d’assiette sur lequel nous reviendrons. « Problems of synchronization or judging duration are particularly likely to cause this loss of momentum and consequent frustration » [Fine 1990: 104]. Je propose de développer les conséquences de la mauvaise synchronisation en prenant appui sur un épisode survenu au moment d’un service, dans un des restaurants toulousains :
La salle ne s’était pas rendue compte que le client n’avait pas encore saucé son entrée. Elle n’avait pas prévenu la cuisine qu’il faudrait attendre encore un peu avant de lancer le plat. Ce problème de coordination avec la salle engendre un dysfonctionnement de la chaîne opératoire en cuisine, bien établie jusqu’à présent.
Corentin, en charge des cuissons, avait déjà fait partir les cannettes pour le plat et s’apprêter à les découper pour qu’elles soient dressées par le chef. En se basant sur l’envoi en cuisson des cannettes, Paul et Guillaume avaient eux-aussi lancé les sauces et les accompagnements. Les gnocchis et les légumes étaient ainsi déjà disposées dans les assiettes sur le passe.
Il s’avère que le client n’aimait pas la baguette de pain servi avec l’assiette et attendait une autre variété pour pouvoir la terminer. Le chef propose en substitut du pain aux herbes, servant normalement à l’amuse-bouche. La solution semble trouvée. Le client valide l’idée ? Le serveur redescend en cuisine prévenir de l’aval du client et patiente alors devant le passe, dans l’attente de recevoir le pain et monter satisfaire le client.
Le problème est que, Corentin, occupé à découper les cannettes, ne prend pas en charge le pain. Toute la cuisine étant concentrée sur son poste, personne ne se rend compte que le serveur attend toujours devant le passe [1min]. Le chef lève la tête de ses dressages des légumes et regarde le serveur.
– « Tu veux quoi ?
– [Serveur] Ben j’attends pour remonter le pain… ».
Le Chef réalise alors que personne n’a encore s’est occupé du pain dans la brigade. Il s’énerve sur Corentin : « Mais t’attends quoi putain Corentin pour lancer le pain !? » [Silence]. Le temps que le pain soit réchauffé et envoyé en salle, que le client sauce son entrée, et que les assiettes reviennent en cuisine, les morceaux de cannettes auront refroidis et ne pourront plus être envoyées.
La mécanique est rompue. Le stress se fait sentir. Corentin se rend compte de son erreur et n’en mène pas large. La Cuisine s’arrête un instant pour se tourner vers le chef. Tout le monde s’attend à ce qu’il éclate, moi y compris. Il fixe Corentin. Corentin se justifie tout doucement :
« C’est que la cuisson des cannettes était parfaite… »
Bérangère, Guillaume, Laureline, Paul et le serveur s’esclaffent devant cette remarque incongrue. Tous se moquent de la réponse de Corentin. Le chef se tempère et s’amuse finalement de la situation. Le pain partira en salle. Au total, la « crise » a du durée maximum 4 minutes. Elle m’en a paru dix. D‘autres cannettes seront cuites et préparées.
La tension qu’a engendré cette erreur de « timing » s’explique d’abord par le souci de l’image que s’inquiète de renvoyer la cuisine à la salle – celle d’une mauvaise organisation. Or rien ne doit entraver l’harmonie d’un repas [Lardellier 2011 : 71] et d’un moment gastronomique. Même si la cuisine s’est finalement amusée de la situation, le gaspillage de deux cannettes représente une perte « financière » pour le propriétaire : ce genre de mauvaises synchronisations doivent donc rester l’exception, qu’elles soient dues à une mauvaise communication entre la salle et la cuisine, au sein même de la cuisine ou, dans le cas précédent, les deux à la fois. Mais cette déconvenue a surtout rappelé aux brigadiers la fragilité d’un travail d’équipe ; la manière dont un acte culinaire inadéquat, retardé ou oublié par un autre brigadier, peut provoquer une réaction en chaîne.

Cohésion de la brigade : l’écoute et l’adaptation

L’oreille du cuisinier

Si une recherche sur la cuisine doit considérer tous les mouvements du corps [Verdier 1969], une étude dans les cuisines doit tout autant tenir compte de la corporalité du cuisinier [e.g. Verdier 1969 ; Mahias 2002], de son occupation de l’espace [e.g. Beriss et Sutton 2007 :7, Erickson 2007 ; Mars 2007] et de l’utilisation de ses sensations.
De plus en plus nombreux sont les chercheurs qui plaident pour une anthropologie des sens, qui reste néanmoins à distinguer d’une « sensory ethnography »59 [Ferrarini 2017]. Une ethnographie avec une veille somatique et sensorielle permet d’une part, de partager une expérience avec les autres personnes du terrain au travers de sa personne (sensations corporelles et émotives). Lorsque je précisais avoir fait un stage, les retours étaient plus rapides et sur le ton d’un savoir partagé : « Ah, c’est un monde de fous, on est bien d’accord ? » [Julien D.] ; « moi je trouve ça bien que vous ayez fait un stage : vous avez vraiment vu ce que c’était » [Adrien] D’autre part, cette modalité ethnographique type aide à pressentir l’importance de ces différents sens et sensations [Dobler 2016, Valtonen et al. 2010]. Cette disposition du chercheur permet également de dépasser le primat « occidental » du visuel et du regard dans la construction de savoir ethnographique et anthropologique [Cassen 1987 : 402 ; Fabien 1983 : 105, Pink 2001 : 4 ; Stoller 1989].
Par ce procédé ethnographique, la dimension des « techniques du corps » Mauss 2012 (1936)] et celle du don corporel du cuisinier, pour et dans l’assiette, deviennent évidents. Cette méthodologie éclaire aussi sur l’utilisation des sens par les brigadiers pour façonner le principe de coordination. En cuisine, nous l’avons vu, la mise en place gestuelle rend compte d’un travail d’équipe. Observer une assiette se faire s’apparente à une sorte de danse pour reprendre l’expression de Karla Erickson, à une « ballet » [Erickson 2007. ; Mars 2007]. En effet, chacun de membres connait le moment pour lequel il doit s’approcher du passe et apporter ses éléments en vue de dresser l’assiette. Chacun des gestes est prédéfini de manière à respecter l’ordre de ce dressage, et surtout dans l’optique de ne pas déranger un autre brigadier dans un espace généralement étriqué. Outre l’implication strictement gestuelle du corps qu’exige l’acte de cuisiner, l’écoute occupe donc une place prépondérante car elle conditionne la « synchronisation ».
Sur le terrain, il fut frappant de constater les compétences auditives que développent les cuisiniers dans leur travail « somatique » 60 [Dobler 2016 : 878]. Cette aptitude est loin d’être facilitée par l’environnement de travail, en soi déjà bruyant (bruits de hotte, de cuissons, d’électroménagers, d’ustensiles, de l’appareil pour la plonge, etc.). Dans ce tumulte, les brigadiers doivent néanmoins discerner les « bons »61 sons et, ce faisant, rester attentifs aux bruits des autres cuisiniers et de leur action. Celui qui quitte son poste de travail et se mue dans l’espace dit, parfois en criant « chaud » ou « chaud devant » : il informe ainsi de son déplacement, évitant de potentiels bousculades ou renversements. « T’en es où avec la viande ? », « je peux lancer, c’est bon pour toi ? », « t’es prêt dans combien ? ». etc. sont des exemples les plus fréquents d’interpellations entre les différents postes. Ces apostrophes sont indispensables pour réussir s’accorder et se coordonner dans le temps. Mais cette attention aux sons dépasse celle des mots ou de la voix uniquement [Stoller 1984]. L’écoute concerne les bruitages en général62: « Clem, j’ai éteint ton bipper ! » ; « y’a un timer là les gars » « Florien, ça boue ta préparation, non ? » ; « y’a un truc qui crépite un peu fort là… », « tout à l’heure, c’est toi qu’à fait tomber le plateau de sablés, hein ? » « Eve, le chef il t’appelle je crois ». Si Clément ne m’avait rien dit, je n’aurais pas entendu. J’ai vraiment l’impression d’être à moitié sourde. Je sais pas comment ils font ».

L’assiette revenue, symbole de la rupture dans la relation du don

Le chef-propriétaire se dirige spontanément vers la machine à café et m’en propose un. Je décline poliment. « Vous êtes sûre ? ». Je finis par accepter de peur de le vexer.
– « Bon, si ça ne dérange pas ….
– Ahh, si vous en aviez pas pris, je vous faisais sortir ! ».
Marcel Mauss a développé le concept du don autour de trois obligations : celles de donner, de recevoir, et de rendre [Mauss 1929]. Les cuisiniers rencontrés mettent un point d’honneur, littéralement, à satisfaire la première. À chacune des rencontres, je me suis vu offrir un café, directement apporté par le cuisinier, malgré la présence du personnel de salle qui s’en charge lors des services. Tous propriétaires de leur établissement, les chefs prennent à coeur la dimension d’hospitalité : « café, eau plate ou eau pétillante ? » [Pierre L.] ; « Je vous apporte le café » [Mickaël F.], « Je prends le café et on monte s’installer » [Sylvain J.], etc. Nous avons également vu à quel point l’engagement justifie le don culinaire d’un cuisinier.
Globalement, la relation avec le client s’établit donc selon ce principe du don – don de soi et don de l’assiette – ainsi que de l’hospitalité – bien recevoir et faire passer un bon moment. Le client paye pour une prestation que la cuisine de donne à coeur, corps et âmes de satisfaire. Or, le retour d’une assiette en cuisine symbolise une rupture de ce contrat plus ou moins implicite.
Le chef me raconte l’épisode d’un couple n’ayant pas fini leur assiette. Il me dit s’adapter sans problèmes au régime végétarien à condition que celui-ci soit un minimum prévenu en avance pour pouvoir anticiper. Le couple en question, au moment de la commande, n’a pas précisé ses préférences alimentaires. Or dans ce restaurant, les formules sont à l’aveugle et varient dépendamment de la production potagère, des récoltes de plantes et champignons, des livraisons, etc. Quand les canettes sont arrivées sur la table, le couple n’a rien fait paraitre non plus. C’est au moment de débarrasser que la salle s’est rendue compte de la viande laissée dans les plats. Les clients ont alors expliqué qu’ils ne mangent pas de volatiles.
« Ça par exemple, ça m’énerve : parce qu’on a gâché du produit. Et il aurait juste fallu qu’ils le disent et on leur aurait fait autre chose ! Là ils n’ont rien voulu en échange – c’était la fin du repas de toute manière. Moi je m’en fiche mais ils avaient payé quand même »
[« Terminer sur une mauvaise note », récit d’une assiette restée à moitié pleine, 15 novembre 2018]
Ce qui est frappant dans cette narration, c’est la manière dont le gâchis n’est pas la seule source de mécontentement. Le client, rappelle le chef, avait payé et la cuisine avait bien envoyé l’assiette. Le fait qu’elle soit restée à moitié pleine signalise un problème. Lorsque la cuisine a voulu le résoudre en proposant d’autres alternatives, les clients ont décliné. Ce n’était par exemple pas le cas pour l’extrait abordant l’erreur de timing (le client a accepté une autre variété de pain). Dans ce cas, le couple a ainsi exprimé un double refus : celui de goûter un plat pour lequel la cuisine s’est investie et celui d’une autre assiette en substitut. Pour la cuisine, le contrat qui le lie avec le client n’est donc pas satisfait. Cela engendre de la frustration.
De fait, avant d’être du gâchis ou du mensonge, le retour d’une assiette et de son contenu est avant tout une rupture dans la relation d’hospitalité et de don.
Aude revient avec une assiette pour la déposer à la plonge. Elle signale au chef que les clients auraient préféré du fenouil à la place du topinambour.
« Non mais du fenouil, sérieux ? Le fenouil est puissant, le rouget est très doux : si t’associe les deux, tu gâches le goût du poisson. Ça tu vois Eve, ça me dépasse. Moi, quand je vais au resto, j’aime ou j’aime pas. Je peux le dire. Mais je vais pas aller donner des leçons en cuisine. Je dis que j’aime pas si on me demande et c’est tout ».
Ce sont les mêmes clients qui réclament une sauce avec la daurade pour l’assiette qui suit. Cette fois-ci, c’est Benjamin le chef pâtissier qui s’indigne le plus et prend parti pour ses collègues. Je leur dis que je trouve ça aussi un peu osé. « Ben oui c’est abusé ! » dit Florien. Clément utilise l’image du garagiste pour me faire comprendre à quel point la situation leur parait ubuesque. Quand eux, cuisiniers, vont faire réparer leur voiture, ils « font confiance et ne se permettent pas de dire au professionnel » les réglages ou les actions à faire.
Ils en attendent de même de leur clientèle.
Ce dernier extrait montre également que le retour d’une assiette en cuisine est vécu comme une immiscion du client dans l’espace de production. Et qu’il peut être perçu comme une remise en cause des compétences de la cuisine. C’est alors auprès de la brigade que l’on se conforte et que l’on s’élève en bloc.

L’habitude narrative des cuisiniers et le récit d’un passé commun

Narrations et cuisine

La principale difficulté consiste à repérer, s’adapter et comprendre la distance et la complémentarité entre les « faits culturels qu’on ne peut aborder que par le biais de la narration » impliquant « une participation intense des acteurs » [Favret-Saada citée dans Bromberger, Hayot et Mariottini 1995 : 7], et les faits culturels qui sont tout simplement « indicibles » [Rémy 2014 :6]. Cet exercice d’équilibre est d’autant plus complexe dans un univers où l’on en vient finalement à se demander qui, entre l’hôte et le chercheur, est le plus familier à l’exercice de l’entretien et du récit de vie. Pour commencer, il nous faut donc revenir sur la familiarité narrative des chefs et des cuisiniers. Sur quatre semaines de stage par exemple, ce ne sont pas moins de trois journalistes-photographes qui sont venus au restaurant pour s’entretenir avec mon chef de cuisine. Il faisait également des « interviews » au téléphone depuis son bureau et me précisait que plusieurs articles étaient à paraître dans les mois à venir7. Il est d’ailleurs complexe en tant qu’étudiante de se frayer un chemin parmi la multitude d’influenceurs8 [de Veriman, Cauberge et Hudders 2017], blogueurs (cuisine, voyage, mode de vie), critiques culinaires ou journalistes – pour qui la mise en récit implique directement la promotion du restaurant et l’impact de celle-ci sur son chiffre d’affaires. La multitude d’écrits produits sur les « Grands chefs » et la visibilité publique d’une profession incarnée à travers une personnalité, attestent effectivement d’une habitude narrative. Dans le cadre médiatique, la narration est co-construite et travaillée pour être mise en situation de récit [Lits 1997] : plus qu’un énonciateur et un récepteur interviennent alors un locuteur et un public. La médiation de ces narrations implique donc, au-delà d’une simple énonciation, une mise en récit appelée « refiguration », et une « configuration », soit la réceptibilité par lecteur, l’auditeur et/ou le spectateur [Dubied 1997]9. Les chefs-propriétaires y sont particulièrement accoutumés et maîtrisent les codes d’une bonne communication, conscients des attentes refiguratives et configuratives.

La justification passionnelle du métier et sa médiatisation

Le « rêve de gosse »

A la fin du service, la cuisine s’est vidée de ses occupants et il ne reste plus que la cheffe pâtissière, le sous-chef et moi. Guillaume continue de ranger. Bérangère attend le retour de la salle en discutant avec moi. L’atmosphère est intime, le ton amical. Je lui raconte que le rythme du travail m’avait assez impressionnée au cours de mon stage :
« Et là, vous, vous reprenez à quelle heure ce soir ? 18h ? »
Bérangère me corrige et me dit qu’ici, la mise en place du soir commence à 17h. Il était déjà presque 15h et l’assiette de fromage venait à peine de sortir de cuisine… On attendait d’ailleurs son retour pour finaliser les desserts et les envoyer aussi.
« Ça vous fait quand même une sacrée plage horaire…
– Oui, mais on est là pour la passion.
– [En rigolant] Ha, ha non mais c’est pas possible ! Vous savez, vous me dites tous ça !
– C’est vrai ? Et pourtant, on a pas été formaté !!! »
La thématique de l’enfance culinaire est souvent accompagnée de la thématique passionnelle, car l’envie d’être cuisinier doit revêtir une forme d’évidence et n’est pas issue d’un hasard bienheureux, encore moins d’une obligation. Or c’est dans la jeunesse que la « passion » trouve son ancrage le plus profond. Ce « rêve de gosse » lui confère son caractère le plus incontestable. Tout au long de nos conversations portant sur l’entrée dans le milieu aussi, il fut question de choix et de décisions, de libre arbitre et d’autonomie, relevant de la « passion ». La cuisine n’était pour autant nullement décrite comme innée ou prédisposée, au sens de don à la naissance. De fait, pour reprendre les termes de Nathalie Heinich, les récits faisaient état d’une « identité vocationnelle » : « avoir une vocation, on l’a vu, c’est se sentir appelé à exercer une activité, non par calcul d’intérêt ou par obéissance à des convenances ou des obligations, mais comme un désir personnel, intérieur, d’embrasser une carrière pour laquelle on se sent fait » [Heinich 2005].
Les narrations puisaient pleinement dans cette logique vocationnelle. Même s’il n’était définitivement pas question de « naître cuisinier » pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant au sujet de boxeurs d’un club américain [Wacquant 2002 : 98], il y a malgré tout ce « désir personnel » et, par suite, une forme d’« autodétermination » [Heincih 2005 : 91] dès l’enfance. Or pour qu’il y ait « vocationnalisation », précise la sociologue, celle-ci doit être modulée par le travail et c’est ce qui confère à l’oeuvre sa valeur, à l’artiste son mérite. C’était effectivement caractéristique des récits de mes interlocuteurs où la dureté d’une mise en pratique, nous le verrons, en faisait sa réussite. Dire que la cuisine était innée irait à l’encontre même de l’éloge du labeur et du mérite. Au contraire, l’évidence de la cuisine s’illustre dans une passion qui doit conférer la capacité à une force de travail.
Les récits médiatiques répandent cet idéal vocationnel et passionnel. Nous avons vu que la médiatisation de la cuisine professionnelle est souvent incarnée et énoncée à travers la figure du « Chef », qui promeut justement la passion d’un métier. Or, si les chefs participent à construire ces discours publics, l’ensemble des cuisiniers professionnels les « consomment » et en élaborent à leur tour14, reproduisant et répondant le motif passionnel. Cette réappropriation n’est pas sans effet sur le vécu ou l’expérience des autres membres de la brigade, faisant de la passion finalement une sorte d’obligation.

Etre cuisinier gastronomique implique-t-il d’être passionné ?

Qu’elle soit médiatisée ou véhiculée au sein des cuisines, cette notion de la passion joue beaucoup dans les attentes des clients et de ce qui doit les lier aux cuisiniers. Les créations des « chefs » doivent rendre compte de sa passion, la transmettre : ne dit-on pas d’une assiette qu’elle doit « raconter une histoire » ? que le cuisinier « se donne » dans l’assiette ? Nous retrouvons alors la notion de « don culinaire » détaillée dans le chapitre précédent, à laquelle s’ajoute une dimension quasi sacrificielle, nous y reviendrons.
En cuisine, on sent que ce choix du « devenir cuisinier » se doit d’être le fruit d’une passion enfantine. Être arrivé(e) en cuisine par dépit, contraint ou par hasard, n’était donc pas aisément assumé, y compris dans sa propre brigade, parmi ses collègues et ses gars. Les cuisiniers me disaient avoir pleinement souhaité cette voie et la décrivaient comme un moyen d’épanouissement, en dépit ou grâce au travail que cela impliquait. Seuls trois cuisiniers m’ont confié, à côté des nombreux récits passionnels, que ce choix s’était de lui-même imposé avec le temps ou bien qu’il fût plus ou moins subit au début. Julien se projetait plutôt dans une carrière militaire mais s’était « retrouvé » en hôtellerie suite à la recommandation de proches : « j’étais un peu paumé et je me suis laissé convaincre. Je pensais que ça serait plutôt la salle et le service. Mais dès les deux premières semaines, je l’ai su. Je me suis rendu compte que j’étais cuisine. Ça me plaisait, j’ai continué ». Après une dizaine de jours passés ensemble, Benjamin me racontait avoir voulu être menuisier mais ne pas avoir été suffisamment bon en mathématiques : « du coup je suis parti en cuisine, j’y ai découvert la pâtisserie. Je savais que j’en ferai mon métier. J’ai jamais arrêté ». Alors que je me retrouvais seule avec Bérangère, également cheffe pâtissière, elle me livrait sans gêne que la cuisine avait été son échappatoire « je savais pas trop quoi faire… puis je voulais partir de chez mes parents. Je les aime, hein ! J’avais juste envie de bouger. J’ai eu de la chance que ça m’ait plu, je sais pas ce que j’aurai aimé faire ou ce que j’aurai pu faire sinon ».
Cependant, en dépit d’avoir pleinement initié la démarche de la voie culinaire gastronomique, Julien, Benjamin et Bérangère aimaient le métier pour lequel ils avaient au moins choisi de s’impliquer, celui pour lequel ils ont voulu se « donner ». Dans les récits, ce motif passionnel a également l’avantage de lutter contre des présupposés tenaces, car la cuisine n’appartient pas à ce qu’on pourrait qualifier d’une « convenance »15. En effet, les membres des cuisines ont conscience des préjugés16 associés à la profession restaurative. L’inscrire dans un discours de la passion est un moyen de se défaire d’une connotation négative et l’ériger à un rang « gastronomique ».

Du bonnet d’âne à la toque de cuisinier ?

Le recours à l’ « école » dans la construction des récits

Le « milieu » d’un récit correspond à un espace d’énonciation, entre un début et une fin, avec une logique du renversement indispensable au déroulement de la narration [Dubied 2000, Reuter 2016, de Ryckel et Delvigne 2010 : 235]. Il s’avère que l’engagement dans des études culinaires constitue un « renversement » par excellence. En effet, le moment où le collégien exprime sa voie d’études pourrait être qualifié de « milieu ». Ce renversement relie immédiatement la narration relative au monde de la jeunesse et de l’enfance.
Il suffit d’écouter les cuisiniers ou futurs cuisiniers professionnels parler de leurs choix d’orientation pour se rendre compte de l’importance qu’ils accordent à l’école dans leur parcours. Loin d’être caricaturée ou dénigrée, l’ « école »17 a permis de confirmer une décision bien affirmée, indépendante de toutes influences extérieures, professorales ou parentales. L’école conforte un choix autonome et personnel. Car l’affirmation d’un choix de carrière requiert l’annonce devant un conseiller d’orientation – figure redondante qui dépendamment des récits a pu encourager ou entraver la voie de la cuisine.
L’image du cuisinier anciennement cancre, et les stéréotypes affiliés à des études professionnelles en France [Cayoutte-Remblière 2013, Hambye et Siroux 2018, Palheta 2015] sont en partie construites et alimentées à l’extérieur du milieu professionnel de la cuisine. Mais le stéréotype, en tant que processus catégorisant et légitimateur, s’inscrit dans « un contexte, une situation de communication qui le rend – contrairement aux idées reçues – non transparent » [Machillot 2012 : 83]. Pour qu’il y ait stéréotype, il faut des interactions et des conditions qui lui donnent du sens. De fait, même si les images associées aux formations professionnelles ou au domaine d’étude de la restauration sont majoritairement reprises du sens commun, il serait trop simpliste de penser qu’elles sont simplement subies, qu’elles ne sont pas à leur tour récupérées et utilisées par les cuisiniers et aspirants cuisiniers eux-mêmes.
Dans l’extrait introductif par exemple, en précisant avoir été turbulent et mauvais élève, mon interlocuteur accentuait à l’inverse son profil d’autonomie et sa réussite d’autant plus laborieuse. Il resignifie18 alors les stéréotypes du cuisinier cancre c’est-à-dire qu’il s’appuie sur cette image de mauvais élève en vue de promouvoir la dimension la fois motivationnelle, méritante et passionnelle de son parcours. Dans le fil de son récit, « le fouteur de merde au collège, l’insolent, le petit merdeux. Vous savez ? Celui qui répond à tout et qui ne fait pas ce qu’on lui dit » a réussi malgré tout par imposer son choix et parvenir à faire de la cuisine car c’était son rêve depuis « gosse », et ce malgré les réticences de ses professeurs, qu’il me décrit « désespérés ». Se construisant sans aide et sans facilité, il a dû travailler dur avant de faire « l’ouverture du resto de Ducasse à Londres » et d’inaugurer « y’a une dizaine de jours son deuxième restaurant ». Ainsi, en insistant sur le profil chahuteur face à son interlocuteur, qui plus est universitaire, le cuisinier réhabilitait et renforçait son caractère à la fois travailleur, à défaut de scolaire, et passionnel. Il faisait de sa propre détermination pour la cuisine et de son seul investissement, l’origine de sa réussite. En même temps, le chef se décrivait comme un anticonformiste, quelqu’un qui n’aime pas subir la discipline. Il pose ainsi les bases pour la suite de son récit : celle d’un chef à la tête de deux brigades et deux restaurants.
À 22 ans, Ilane alternait sur différents postes mais était toujours dans la même cuisine étoilée depuis deux ans. Lui aussi me racontait spontanément avoir été mauvais à l’école, sans me préciser si c’était lié à un désintérêt et/ou des difficultés scolaires. Lui aussi décrivait alors son envie « depuis toujours » d’être cuisinier comme source de motivation lui permettant d’obtenir une place dans la filière professionnelle et l’établissement désirés : « ça m’a poussé à me bouger les fesses et avoir les notes suffisantes. J’ai fait mon bac pro en trois ans et j’ai enchaîné avec une mention complémentaire traiteur ». A travers ce témoignage, Ilane communique ainsi le fait d’être réellement passionné « depuis toujours » (1) comme une motivation ; le prestige de sa formation qui nécessitait d’avoir des « notes suffisantes » (2), sa réussite scolaire dans son choix de formation car il n’a pas redoublé, « trois ans » étant la durée minimale pour obtenir le baccalauréat directement après le collège, et qu’il a même poursuivi ses études avec un mention complémentaire, qui correspond à une année supplémentaire (3).
Mis de concerts, ces deux exemples montrent que les images que certaines voies de formations véhiculent étaient mobilisées dans les récits de mes interlocuteurs, ici positivement, dans une optique de valorisation de son parcours.

La stigmatisation d’une formation culinaire

De nombreuses études font part d’une sorte contradiction entre les objectifs politiques des enseignements par alternance et/ou professionnels – à savoir la promotion d’une insertion rapide dans le milieu du travail – par rapport aux sentiments, ambitions et positions des élèves de ces formations, souvent désireux de « continuer » et poursuivre les études [Cizeau 2013, Moreau 2012, Palheta 2015]. L’exemple de la narration d’Ilane permet de montrer qu’il n’y a pas une opposition aux études lorsque le collégien choisit de s’insérer dans la voie culinaire19. Il est donc nécessaire d’être vigilant face à ces conceptions et la manière dont elles sont intériorisées ou véhiculées, par les cuisiniers et les chercheurs. D’autant plus que cette image d’une antinomie entre une orientation professionnelle et l’école n’est pas anodine. Alimentée en dehors des cuisines, elle influence directement les représentations et les discours des cuisiniers. Il était fréquent qu’au cours de nos échanges, les cuisiniers éprouvent le besoin de justifier un niveau scolaire convenable voire louable. On me précise avoir été « bon élève », « studieux », « fort à l’école », etc. Un chef de lui-même me racontait avoir toujours désiré être cuisinier : « et pourtant, j’étais un vrai matheux. J’étais bon à l’école. Quand la conseillère d’orientation en troisième m’a demandé ce que je souhaitais faire, je lui ai répondu direct cuisinier ». Cette tendance est très marquée dans les récits médias dans lesquelles certains « Grands chefs » attestent de leur profil initialement studieux20 : « je me souviens d’un diner grâce à mon Papa, parce que j’ai, oui, j’ai eu mon Bac S. Et donc mon Papa m’a offert un diner chez Monsieur Robuchon » raconte par exemple un chef lors de sa remise de la deuxième étoile Michelin en direct.

Faire de la cuisine « française »

Il faut dire que l’on voyage jeune, « quand l’occasion se présente », mais pas trop jeune non plus. Partir exercer dans un autre pays n’attirait pas les lycéens en seconde par exemple. Et lorsque je demandais aux Meilleurs Apprentis de France Cuisine froide, ayant récemment obtenu leur diplôme, s’ils étaient déjà partis ou prévoyaient de le faire, on me renvoyait à un projet à venir « plus tard », « pas tout de suite », « sans doute », « dans deux-trois ans peut être ». Par exemple, Adrien pensait « éventuellement » partir voir hors du territoire métropolitain français44, sans idées arrêtées : « les DOM-TOM ou un pays anglophone pour parler anglais ». François envisagerait peut-être le Japon, pas uniquement pour la cuisine qu’il qualifie de raffinée – « c’est pas juste les sushis. Rien que la découpe du poisson et la manière dont il est tué. J’ai eu l’occasion d’y aller mais j’étais trop jeune » – mais pour « le mode de vie, leur façon de manger », une démarche relevant davantage du tourisme culinaire [Long 2002]. Samuel me disait déjà être parti dans le cadre du cursus européen de son baccalauréat professionnel mais voulait avant tout bien apprendre la « cuisine française » ; après quoi, songer à expérimenter l’ailleurs une nouvelle fois. Dans l’ensemble, pour partir à l’étranger, les jeunes estiment qu’il faut préalablement une bonne assise dans une certaine filiation culinaire en France, et une bonne connaissance de la cuisine dite « française ». On retrouve ici le constat d’Alain Drouard, au sujet du « mythe gastronomique ». L’historien qualifie de « mythe gastronomique français » l’ensemble des représentations collectives de la cuisine française, alors uniformisée en dépit de sa diversité [Assouly 2004 : 119], et promulgue son « excellence » et sa « prééminence séculaire sur les autres cuisines nationales » [Drouard 2004]. Ce « mythe », par nature collectif, d’une gastronomie nécessairement française, s’est développé par trois principaux mécanismes et acteurs : la professionnalisation de la « haute » cuisine, l’adhésion des consommateurs et l’éducation des chefs à l’étranger [ibid.]. S’ajoutent à cela l’importance actuelle de la médiatisation de la gastronomie, ainsi les actions publiques et politiques45. La « mythologie d’un pays hyper-gastronomique » s’est ainsi construite au cours de l’histoire, trouvant depuis le 19ème siècle – voir avant [Poulain 2002 : 201-220, Rambourg 2013 : 89-108] des assises et des supporteurs à chaque début de siècles [Ferguson 2015 :12].
Les jeunes rencontrés participent pleinement à cette construction du mythe gastronomique français et sa suprématie culinaire. François me dit par exemple ne pas avoir de formation à l’étranger, trouvant que la « France est un grand pays de la gastronomie ». Etonnement, si les jeunes ne se projetaient pas avec beaucoup de précision en dehors du territoire national, tout en ayant conscience qu’il faudra partir, ils m’exprimaient davantage l’idée d’exporter ce savoir-culinaire français à l’étranger, notamment car « le français fait vendre » me disait-on souvent. Samuel se voyait bien ouvrir son propre restaurant aux Etats-Unis ou au Canada parce que les gens sont ouverts, qu’ils aiment la culture française. Cette prééminence supposée française est donc envisagée à la fois comme l’assurance d’un bon apprentissage et comme une affaire rentable du point de vue entrepreneurial.
La confrontation des propos tenus par les jeunes et ceux tenus par les cuisiniers plus expérimentés permet de voir que l’expérience à l’étranger n’est pas envisagée de la même façon. Pour les jeunes, plus qu’une question de maturité ou d’apprentissage stricto sensu, l’étranger performe et renforce la « francitude »46. La cuisine professionnelle gastronomique peut alors, comme certains monuments ou paysages promouvant un sens d’appartenance collective, être défini comme un « site of nations significance » [Palmer 2005 : 2] par lequel les cuisiniers entre autres abordent leurs « cultural roots » [ibid..]. Contrairement aux jeunes, les discours des chefs n’évoquaient pas la plus-value « commerciale » et économique que ce passage pouvait octroyer. Mises en valeurs dans leurs « occupational rethorics » [Fine 1996 : 90], l’ « étranger » est alors surtout le label d’un beau parcours de cuisinier.

Les sociabilisations et le parcours « à la dure » du jeune cuisinier

Un rite de « passage gastronomique »

L’insertion relationnelle gastronomique à travers les noms (1) et l’accumulation de savoirs via les passages dans différentes cuisines (2), dont idéalement un à l’étranger, sont deux logiques liées de l’expérience, qui régissent à elles deux le parcours des jeunes cuisiniers. Ces deux principes sont à étudier comme une socialisation de « cuisinier gastronomique ». Une socialisation qui confère à ces rapides, mais puissantes, expériences professionnelles une dimension quasi rituelle pour laquelle la difficulté est normalisée.
On retrouve en effet certains éléments souvent utilisés pour définir le rite et le rituel [e.g. Baumann 1992, Deirdre 2014, Turner 2002] tels que la répétition (a), la codification (b), l’effervescence émotionnelle (c) voire la transformation (d) [Gallenga 2011]. Les passages s’enchainent de manière systématique, selon le même modèle répétitif (a). Les jeunes se soumettent aux règles et au fonctionnement quotidien des brigades (b). Nous avons vu que les brefs séjours dans les différentes cuisines doivent être éprouvants, physiquement et mentalement, pour être satisfaisants, d’après une logique sacrificielle (c). La fin de l’accumulation des passages marque souvent la fin du statut de « jeune » cuisinier (d).
Il serait d’ailleurs possible d’appliquer à ses expériences de passage des concepts turnériens, et ainsi les analyser en tant qu’espace-temps liminaires visant une consécration identitaire [Turner 2002 (1969)]47. Le rite de « passage gastronomique » ne reprend pas les caractéristiques couramment associées à l’idée de l’entre-deux : celle d’une période transitoire relativement courte, d’une transformation statutaire automatique ou immédiate par exemple. En effet, un « jeune » peut rester « jeune » relativement longtemps. Il nous faut aussi préciser que le jeune ne devient pas nécessairement « cuisinier »48, ni chef de cuisine. Mais sa position marginale s’exprime pleinement par rapport aux autres cuisiniers dont ils partagent quotidiennement la cuisine. Le chef de cuisine incarne notamment la figure non-marginale vers laquelle beaucoup de jeunes veulent tendre. Quant à la transformation, celle-ci doit être comprise dans une optique de perfectionnement. On reste toujours le même, à savoir l’étudiant travailleur et persévérant, le passionné et le déterminé ; mais on acquiert de l’expérience et des compétences en vue de devenir un pleinement cuisinier.
Si le passage peut être qualifié de rite, je pense que la notion de « socialisation », utilisée par Sylvie-Anne Mériot, est plus adaptée et féconde dans le cas présent. La chercheure propose deux socialisations, « primaire » et « secondaire », pour caractériser le vécu des cuisiniers en restauration collective49 [Mériot 2002]. Comme rituel ou rite, « socialisation » est un concept amplement utilisé dans le langage courant et scientifique. Son recours présente aussi plusieurs inconvénients. Il est lui aussi rarement défini, automatiquement associé à l’initiation enfantine et à la notion « identité »50. Cependant, en choisissant de prendre appui sur une des rares définitions anthropologiques qui n’utilise pas le concept identitaire et en s’inspirant de l’analyse de Sylvie-Anne Mériot, le concept de « socialisation » demeure heuristique. Je ne retiendrai pas la séparation que Philip Mayer émet entre la « pratique » et le « processus » de socialisation [Mayer 2003 : xvi-xviii], mais me réfèrerai à sa définition d’une socialisation en termes de rôle, d’attitude et de compétence. C’est de cela dont il s’agit pour mes interlocuteurs: « Socialization may be broadly defined as the inculcation of the skills and attitudes necessary for playing given social roles. […] Socialization is more than the training of children and the immature. Immaturity is in any case a relative term. » [ibid.: xiii].
Après cette justification conceptuelle, nous pouvons à présent définir les trois socialisations qui se dessinent à travers les récits et les pratiques des brigadiers rencontrés : une socialisation primaire, intermédiaire, et experte. A la « socialisation primaire » correspond le statut de l’enfant ou adolescent qui aime bien manger, désirant faire de la cuisine son métier, plus grand. A la socialisation « intermédiaire » correspond le rôle de jeune et qui s’illustre dans la quête accumulative d’expériences. A la « socialisation experte » ou de « chef », celui de cuisinier expérimenté, de chef de partie ou de cuisine, de chef-propriétaire, voire de « grand chef ». La socialisation professionnelle « intermédiaire » présente donc une nature très corporelle : le jeune doit faire l’expérience physique de l’épreuve (stage ou poste) et de sa mobilité.

L’épreuve d’être jeune cuisinier

La socialisation du jeune se dit et se veut avant tout éprouvante, par les conditions de travail et les heures qu’« on ne compte pas », mais aussi par les traitements, parfois extrêmes comme le bizutage51ou le harcèlement, qui ne sont peu ou pas blâmés. Plusieurs travaux mettent en évidence que la violence est profondément intériorisée, voire mythifiée, par les chefs de cuisines « artistiques » ou étoilées [Bloisi et Hoel 2008, Cooper et al. 2017, Giousmpasoglou et al. 2018, Johns et Menzel 1999]. En déplaçant la focale scientifique habituellement portée sur les chefs pour s’intéresser à l’expérience de tous les brigadiers, j’ai fait un constat similaire au cours de ce bref terrain d’étude. Mais ce qui est d’autant plus notable dans notre cas est la manière dont les jeunes eux-mêmes intègrent ces intimidations pour en faire la condition de réussite de leur passage : « c’était gentil » (enfermement dans la chambre froide), « c’est pas méchant, c’est bon signe au contraire, ça veut dire que t’es bien intégré, sinon ils s’intéresseraient pas à toi » (farine et oeuf sur les affaires dans le casier ; plongeon « forcé » dans la piscine de l’hôtel) : « c’est normal que ça soit
51 Les définitions du harcèlement varient énormément mais la plupart utilisées dans la littérature scientifique recourent aux paramètres de la fréquence et de la durée du harcèlement, des rapports de pouvoirs en jeu, de la nature négative des actes, du processus d’escalade, des réactions et conséquences pour l’harcelé. Mais ces critères-ci sont problématiques dans des environnements de travail où la mobilité des travailleurs est forte [Bloisi et Hoel 2008 :649]. dur ». Les jeunes de passage ne se considèrent pas comme des victimes52 de bizutage ou d’harcèlement – il faut dire que ces deux notions sont couramment associées à l’école [Bloisi et Hoel 2008 : 650].
Il y a une certaine forme d’endurance et de normalisation de la rudesse qui semble se mettre en place par les jeunes, comme ce qu’observe Anna Wilcoxson lors de son ethnographie d’un programme de réinsertion par la formation culinaire [Wilcoxson 2017]. Tout comme la dureté du premier stage, les comportements rudes font partie de l’expérience jeune de la cuisine, même s’ils ne sont pas systématiquement extrêmes. Collectivement aussi, le mythe de la difficulté se construit. La dureté de cette socialisation professionnelle « intermédiaire » n’est certainement pas spécifique au milieu culinaire gastronomique, ni au milieu culinaire. Il n’est pas non plus question de catégoriser les jeunes comme des « victimes » : tous ne font pas les mêmes expériences, la plupart ne se considèrent pas tels quels et certains participent également à renforcer par exemple la pratique du bizutage en l’exerçant sur d’autres jeunes qui viennent d’arriver dans la cuisine.
En sus de la dureté, l’autre condition d’une bonne socialisation « intermédiaire », nous l’avons vu, est celle d’une forte mobilité : le jeune qui se donne les moyens53 de se déplacer témoigne de sa motivation. Comme le relevait Isabelle Terence dans son ouvrage sur la « grande restauration » en France, les discours des cuisiniers font ressortir deux « règles du jeu » fondatrices, attendues du jeune en cuisine : celle d’un « amour du métier » et celle de la « recherche de la perfection » [Terence 1996 : 75], qui le poussent à faire de l’épreuve une expérience malgré la difficulté. Je propose à présent de nous intéresser à la troisième socialisation culinaire, celle du « cuisinier ».

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Table des matières

CHAPITRE 1 La cuisine, le client et l’assiette
INTRODUCTION
I. L’organisation de l’activité en Cuisine et la nature du travail.
1. La mise en place de la Cuisine
2. Le rythme en Cuisine : ressentir le rythme du travail en cuisine
3. Le rythme de la mise en place et le rythme du service
II. La mise en oeuvre de l’assiette
1. Le processus d’élaboration
2. L’assiette gastronomique
3. Le don culinaire à travers l’assiette
III. La Cuisine, l’Assiette et le client
1. La relation de la Cuisine à la Salle : le moment de l’envoi
2. Cohésion de la brigade : l’écoute et l’adaptation
3. L’assiette revenue, symbole de la rupture dans la relation du don
CHAPITRE 2 Voie de la cuisine et voix des cuisiniers
INTRODUCTION
I. Le temps de l’école : les récits dans la pratique et la représentation d’une carrière
1. L’habitude narrative des cuisiniers et le récit d’un passé commun
2. La justification passionnelle du métier et sa médiatisation
3. Du bonnet d’âne à la toque de cuisinier ?
4. La hiérarchisation des formations et les prémices de la pratique professionnelle
II. Le temps du passage : ces noms qui embellissent un parcours gastronomique
1. Une première « expérience » de la cuisine
2. Accumuler de l’expérience et s’inscrire dans une filiation culinaire
3. La mobilité des jeunes et le prestige de la gastronomie française
4. Les sociabilisations et le parcours « à la dure » du jeune cuisinier
III. Le Temps d l’expérience : l’expertise et l’exigence d’un cuisinier
1. Du jeune au cuisinier : comprendre une rupture à travers la stabilisation
2. La socialisation et l’expertise du cuisinier
3. Le poids de l’expérience et le pouvoir qu’il induit dans la brigade
CONCLUSION
CHAPITRE 3 Compétition, performance et engagement : un métier de concours
INTRODUCTION
I. Les concours culinaires : le prestige par la technique, la tradition et le mérite
1. L’idéal compétitif et les concours en cuisine
2. Les conditions de légitimité et de prestige d’un concours : l’équité initiale et la maîtrise technique
3. Expliquer l’autorité des concours plus traditionnels à travers l’image de la tradition
II. L’entraînement et la performance d’un concours
1. Le candidat dans la cuisine
2. Les rôles induits ou réactivés par la compétition au sein des brigades
3. Une assiette de concours : le concours comme acmé de la performance ?
4. Le restaurant comme entreprise et le marché concurrentiel : les retombées du concours 110 CONCLUSION
CHAPITRE 4 L’autorité gastronomique : compétitivité, démarcation et quête de singularité
INTRODUCTION
I. Les systèmes de classements et l’influence des guides gastronomiques
1. La médiatisation de certains concours, leur diffusion et leur perception
2. Les cuisiniers comme acteurs et garants de l’image médiatique
II. L’affiliation gastronomique et la quête de singularisation face aux autres cuisines
1. Les conséquences économiques, médiatiques et professionnelles du classement
2. L’invention et la nouveauté au coeur de la pratique
3. Le téléphone comme ustensile de cuisine
CONCLUSION GÉNÉRALE
EPILOGUE
GLOSSAIRE
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE

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