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Crise, émergence d’un mouvement ouvrier créole et éveil du mauricianisme en 1936
Le chômage et la récession économique exacerbent les tensions politiques dans les années 1930. Un grand nombre de Mauriciens, dont la majorité est formée de Créoles, vivent dans la précarité, parfois la misère. C’est dans ce contexte de difficultés que se constitue le parti travailliste mauricien qui va être un élément déterminant dans la vie politique vers le milieu du siècle. Des créoles sont à la pointe de cette émergence du parti et de son combat politique.
La crise de l’entre deux-guerres
Dans une île dont la vie dépend des cours du sucre, les Mauriciens doivent faire face à une grave récession économique. Chômage, délinquance et pauvreté deviennent récurrents à partir de 1929. Maurice et, surtout, Port-Louis sont gravement touchés par la crise sociale.
Un chômage galopant
Maurice qui vit pratiquement de la culture de la canne est frappée durement par la dépression. Dépendance coloniale du Royaume-Uni, elle subit les soubresauts d’une crise mondiale qui impacte fortement sa métropole. Très libéraux, les Britanniques changent complètement leur politique économique. Londres doit dévaluer sa monnaie, intervenir dans son économie et arrêter ses pratiques de libre-échange en rehaussant sensiblement ses tarifs douaniers (y compris avec son empire)231. Le sucre des îles est devenu un luxe pour des États occidentaux en crise qui lui préfèrent le sucre de betterave produit en Europe. Avec la chute des exportations et l’effondrement des cours du sucre, c’est toute l’économie de Maurice qui fonctionne au ralenti. Suite à la crise, dans les années 1930, les autorités impériales diminuent leur soutien et les financements accordés aux administrations coloniales232. Avec moins de richesses issues de l’industrie de la canne, l’artisanat, les services, voire le fonctionnariat, sont touchés, poussant de nombreux Mauriciens vers le chômage233. Les plus humbles s’enfoncent dans une situation de plus grande précarité et les tensions sociales s’exacerbent, notamment entre ouvriers (Créoles et Indiens) et oligarques blancs. Des milliers de Mauriciens sont sans-emploi, parfois sans-abris dès le début de la décennie 1930234. La presse parle en 1936 d’un problème qui « conserve toute sa gravité » et pour lequel « il n’y a aucune perspective d’amélioration d’une situation tendue à l’extrême »235.
Comme Maurice, d’autres colonies sucrières sont elles aussi affectées par la Crise de 1929. C’est le cas au Guyana, où l’on retrouve une situation proche avec une société multiculturelle (Indiens, Coloured, Métis, Blancs originaires du Portugal) au peuplement comparable et aux intérêts divergents. La situation s’y détériore dans les années 1930, avec des grèves très dures de dockers et d’ouvriers des plantations236.
La hausse de la délinquance
En cette période de crise, des chômeurs errent sans but dans les villes. À Port-Louis, maints observateurs parlent de la mauvaise tournure que prend l’inactivité de jeunes, les plus frappés par la crise. Dans un article de 1933 « Signalons à la police », le Cernéen met en avant une lettre d’un lecteur désabusé qui écrit : « Les chômeurs sont légions dans la capitale. Les jeunes désœuvrés ne savent comment employer leurs loisirs. Le football ne leur suffit plus. […] Il y a de jeunes vauriens qui profitent de cette circonstance pour terroriser des familles. C’est une organisation de malfaiteurs qui sévit à Port-Louis, dans plusieurs localités à la fois. […] Avons-nous affaire à une organisation de malandrins ou à des jeunes gens qui ne savent comment employer leurs trop copieux loisirs ? »237. Trente années avant l’Indépendance débute un fait social majeur qui marque le groupe créole, celui des bandes formées par une jeunesse oisive. Sans emploi et peu qualifiés, ces jeunes urbains port-louisiens (que l’on peut majoritairement relier au groupe créole) versent dans la délinquance pour obtenir de quoi subsister et aussi se faire entendre par leur société. Les enfants des milieux les plus humbles parmi les Créoles sont, comme peut s’y attendre, les premières victimes d’une telle crise : à la différence des Gens de Couleur, ils ne bénéficient pas de l’instruction, qui pourrait leur offrir un emploi dans le public. Ils ne disposent pas d’un appui familial dans le milieu du commerce, comme l’ont par exemple les musulmans ou les Chinois, et ils n’ont pas de terres à cultiver pour subvenir à leurs besoins comme les Hindous. Au-delà de leur situation personnelle difficile, ces « délinquants » renforcent, par leurs actions, l’imaginaire collectif négatif associé à leur groupe. Les Tits’ Créoles port-louisiens apparaissent déjà, aux yeux des autres, comme une frange de la société en déliquescence dont il faut se méfier, pouvant verser dans la rapine et la violence. Dans l’Ouest de l’Océan Indien, cette jeunesse désœuvrée n’est pas propre à Maurice ; on retrouve un phénomène comparable à Antananarivo avec des bandes de jeunes sans-abris qui errent la nuit, ayant quitté leurs familles qui sont durement touchées par la précarité238.
La tentation rétrocessionniste au sein de la bourgeoisie créole
Les années 1920-1930 sont une période d’ébullition marquée par une plus grande visibilité des Créoles dans la politique et le militantisme. Dans la poursuite du mouvement de l’Action Libérale (au sein duquel depuis le XIXe siècle des mulâtres se battent pour l’amélioration de leur statut), des militants créoles se mobilisent pour l’égalité socio-économique et politique à Maurice239. Ils vont d’abord s’engager dans le mouvement pour la rétrocession à la France avant d’opter pour une stratégie d’obtention de postes publics.
La fondation du Parti travailliste et les premiers discours mauricianistes
Les sociétés coloniales sont marquées, dans les années 1930, par la multiplication de mouvements, d’associations et de partis contestataires qui défendent les droits des catégories populaires245. À Maurice, la déception des supporters du mouvement pour la rétrocession et d’une plus grande justice sociale a abouti à la création d’une telle mouvance représentée par le parti travailliste mauricien.
Maurice Curé et la crise des classes laborieuses
Le père fondateur de cette nouvelle mouvance est le docteur Maurice Curé, un mulâtre notable et médecin nommé au Conseil consultatif246 dès 1934. Battu aux élections législatives de 1936, il est prêt à se retirer de la politique, déçu de l’impossibilité de réformer un pays régi par un système électoral censitaire contrôlé par la bourgeoisie conservatrice (divisée en coteries qui regroupent la minorité franco-mauricienne et des Gens de Couleur inféodés à l’oligarchie sucrière).
Ses supporters lui demandent de continuer le combat. Lors d’une réunion publique au Champ de Mars de Port-Louis le 23 février 1936, il fonde officiellement un nouveau parti : le parti travailliste mauricien247. Il souhaite qu’à l’exemple du parti ouvrier britannique, le « Labour Party » (qui émerge dans les années 1920 et transforme le paysage politique britannique jusque-là dominé par les libéraux et les conservateurs)248, cette formation politique soit à même de défendre les couches populaires (qui sont dominées socialement et économiquement par l’oligarchie sucrière blanche). Il rencontre rapidement un vif succès auprès des travailleurs fortement touchés par la crise et en quête d’une amélioration de leurs droits. Car, au-delà de la question communautaire, est tout aussi importante« the class distinctions between the elite and the laborers and small planters »249. Dockers port-louisiens (majoritairement créoles) et cultivateurs hindous vont former le vivier des plus fervents supporters du Docteur Curé. Malgré l’abolition de l’esclavage, presque un siècle plus tôt, les Créoles vivent en majorité dans la précarité et restent victimes des préjugés de couleur et du leadership sociétal exercé par les Franco-Mauriciens. Comme dans d’autres colonies, les Hindous, malgré l’abandon de l’engagisme au début du siècle, vivent encore dans des conditions difficiles et restent soumis sur les plantations à un très dur labeur250.
Les demandes de ce nouveau groupement de défense des intérêts des ouvriers font écho aux mouvements populaires qui se propagent à l’époque (comme dans la France du Front Populaire) : ils veulent une meilleure reconnaissance de leur travail, une réduction du temps de travail à sept heures par jour, une application positive du code du travail et surtout un emploi pour tout le monde. Ils demandent aussi que cultivateurs, dockers et artisans soient représentées au Conseil Consultatif251. Dans cette première partie du XXème siècle, les questions portant sur l’amélioration du statut socio-économique des sociétés insulaires, héritées de la première phase de colonisation des XVIIe et XVIIIe siècles, paraissent primordiales. Dans les Antilles françaises également les travailleurs espèrent une amélioration de leurs conditions. Là-bas aussi, les élites blanches/« békés » dominent une société hiérarchisée : « Les tensions sociales perduraient, sur la plantation, le monde du travail restait marqué par la dureté de sa condition, en même temps, le préjugé de couleur sévissait encore en marquant les rapports quotidiens. »252. Maurice s’insère donc bien dans ce système impérial occidental qui, au-delà de l’imposition d’une autorité politique accentue le poids de la domination coloniale par la préférence donnée à l’élite locale253.
Les grands rassemblements travaillistes
Des meetings travaillistes sont organisés à Maurice dès 1936 (les 8 et 23 février)254. Pour la première fois, des rencontres à caractère politique attirent plusieurs milliers d’auditeurs, principalement au Champ de Mars de la capitale. C’est un des rares lieux qui peut accueillir de grands rassemblements. Il est facile à surveiller par les autorités et à rallier pour les participants ainsi que pour d’éventuels spectateurs. Le Champ de Mars, situé à quelques minutes à pied du cœur de la cité, est également en connexion avec une grande partie de l’île grâce au réseau ferré. Le cliché ci-dessous rend bien compte de la centralité et du caractère stratégique de l’emplacement du Champ de Mars, avec les rues qui y conduisent ou qui l’encadrent (tout en le délimitant) ainsi que l’ouverture vers la mer. Le Champ de Mars se prête également aux cérémonies officielles.
La monoculture du sucre et la question du ravitaillement
On le rappelle, l’économie de l’île est portée depuis la première moitié du XIXe siècle par la monoculture de la canne, sa principale richesse270. Or, pendant la Seconde Guerre mondiale, cette production occupe toujours une place primordiale, car elle doit subvenir aux besoins de l’Empire britannique. Mais les ventes du sucre ne sont pas bien rémunératrices. De fait, les exportations de Maurice relèvent plus de réquisitions en temps de guerre que d’achats. Une fois les demandes de Londres satisfaites, les ventes à d’autres clients, si les stocks sont suffisants, sont rares en raison de la perturbation des lignes commerciales. De plus le prix de vente reste peu élevé. Aussi les méfaits de la monoculture sucrière se font particulièrement sentir271. La seule production du sucre ne parvient pas à faire tourner correctement l’économie de Maurice dont les échanges avec l’étranger sont restreints. La complexification du ravitaillement en articles de l’étranger entraîne une hausse du coût des importations, notamment en ce qui concerne les denrées. La disette se fait alors sentir. Les Antilles françaises connaissent une situation semblable lors du conflit, en raison d’un blocus sévère à partir de 1941 (ainsi 27.972 hectolitres de rhum sont exportés en 1941 depuis la Martinique et seulement 1.883 hectolitres en 1942). Le sucre et ses dérivés dont la production a augmenté, l’initiative des planteurs, ne trouvent pas de débouchés. Ceci met à mal l’économie de la Martinique et de la Guadeloupe272.
Il en est qui profitent du conflit et abusent des Mauriciens sous-alimentés273. Certaines échoppes pratiquent des prix exorbitants, ce qui accable un peu plus une population déjà en proie aux incertitudes de la guerre. C’est notamment le cas dans les boulangeries où des petits pains individuels, en deçà du poids réglementaire de 28 grammes, se vendent à des coûts exagérés (on diminue les doses de farine afin de profiter de l’envolée du prix)274. L’importation du riz (principale denrée consommée par les Mauriciens mais non cultivée dans l’île275) cause beaucoup de soucis. Le ravitaillement est fortement perturbé par le conflit en Asie : le Japon occupe des régions rizicoles majeures, comme la Birmanie. L’huile ainsi que la viande font également défaut ; la pêche peu développée ne suffit pas à compenser les manques276. La population souffre de ces pénuries.
Pour y remédier, l’administration relance les cultures vivrières encore peu courantes. Ceci est censé contrebalancer les effets des restrictions dues au conflit en mettant en avant l’autosuffisance de la colonie. Le fonctionnaire chargé du développement de la production locale, le « Contrôleur des vivres », en appelle dans Advance au bon sens des Mauriciens afin qu’ils se concentrent sur les cultures vivrières : manioc, patate et maïs qui peuvent aisément pousser dans l’île277. Londres fait aussi acheminer, autant que la guerre et les difficultés de transport le permettent, des vivres (essentiellement du manioc de Madagascar et de la farine d’Australie278). Cependant, en comparaison de la situation d’autres pays durant la Seconde Guerre mondiale, la pénurie en denrées alimentaires ne fut pas aussi critique à Maurice. Mais, on peut penser que les citadins ont connu plus de difficultés à se nourrir que les ruraux qui, pour beaucoup, possèdent de petits lopins de terre cultivés en fruits et légumes. Vivant en ville et, pour la plupart, dépourvus de terres les Créoles figurent sans doute parmi les Mauriciens les plus affectés par la guerre. De plus, avec le sucre qui rapporte peu, le secteur des services et de l’artisanat (où ils sont majoritaires) fonctionne au ralenti. Les Créoles sont ainsi pénalisés doublement.
Défense de l’île et mobilisation pour le recrutement
Au début de l’année 1942, les Britanniques organisent la défense de l’île avec une attention particulière, car elle représente pour eux une place stratégique : « Much attention is being given to the defences of Mauritius »286. Pour répondre aux besoins du conflit, on développe le terrain d’aviation de Rose-Belle, à côté de Mahébourg, qui devient une escale entre Afrique, Inde et Australie. Des tranchées, abris et autres constructions logistiques sont aménagés. On constitue des milices locales (« Home Guard » et « Civil Defences Services ») pour aider à la défense de l’île en cas d’invasion287. On peut voir ci-dessous le bataillon de miliciens chargé de défendre l’île Rodrigues. Cette dépendance, située à l’Est de Maurice, peut se révéler déterminante pour une attaque contre la colonie, (comme l’a prouvé l’invasion britannique de 1810)288. Il faut donc pouvoir disposer de forces sur son sol pour parer à toute éventualité. Rodrigues est essentiellement habitée par des Créoles. Cette troupe est visiblement bien une troupe créole. Cependant, son armement basique, composé de fusils, ainsi que les uniformes très simples montrent néanmoins qu’elle ne forme qu’une force d’appui. Son rôle reste certes plus modeste que celui des régiments envoyés au front mais cela atteste de la mobilisation des Créoles dans le conflit, y compris jusque dans des parties habituellement en marge de la colonie.
L’amplification des confrontations lors des élections municipales de Port-Louis : les balbutiements du communalisme électoral
Au-delà des faits militaires, quelques événements politiques agitent la presse, préfigurant le paysage politique de l’après-guerre. C’est notamment le cas lors des élections à la mairie de Port-Louis en 1943. La lutte est assez serrée. À travers cette élection, on perçoit déjà le communalisme (malgré un cens toujours élevé). Jusque-là, les sièges municipaux étaient réservés à des Franco-Mauriciens et à quelques gens de couleur appartenant à la bourgeoisie. Or, cette élection marque un tournant car les tenants de l’oligarchie voient la défaite d’un grand nombre de leurs candidats. L’un d’entre eux, Jérôme Tranquille, s’en émeut dans une lettre ouverte au Cernéen quelques semaines après l’élection : «Il est fort regrettable, tous les points de vue, qu’un très grand nombre de membres de la population de couleur et un assez grand nombre de la population blanche, tous électeurs municipaux ne soient pas allés voter […] Cette abstention a été en grande partie cause de ma défaite et de celle de mon excellent compatriote Maxime de Sarnay. »311. Environ trois électeurs sur quatre sont allés voter312. Les Franco-mauriciens et la bourgeoisie de couleur conservatrice se sont peu mobilisés, à l’inverse de leurs opposants. Les Créoles (notamment ceux de tendance sociale et libérale) se sont fait bien entendre au cours de cette élection : les figures progressistes d’Edgar Laurent et du docteur Millien arrivent en tête. Et surtout, dans la capitale, les Indo-Mauriciens (principalement musulmans) émergent en tant que force qu’il est impossible dès lors de continuer à négliger. Les Créoles et les Indo-Mauriciens obtiennent la majorité des sièges du conseil municipal. Abdul Razack Mohamed, qui sera le chef de file des musulmans conservateurs au moment de l’Indépendance313, entre ainsi pour la première fois à la municipalité, il finit troisième de l’élection (ce qui lui donne une certaine importance dans le nouveau conseil municipal)314. Cette élection secondaire annonce les changements électoraux d’après-guerre. Les oligarques ne sont plus tout puissants : les Créoles et la bourgeoisie indienne s’avancent de plus en plus sur le devant de la scène politique.
C’est aussi à cette période que se développent les débats sur la représentativité dans les assemblées politiques de l’île. Les opposants à l’oligarchie sucrière veulent avoir une meilleure représentation des divers groupes au Conseil Représentatif (jusque là essentiellement constitué de Franco-mauriciens depuis sa création en 1886)315. Pendant la guerre, ce conseil comptait seulement dix membres, cinq Franco-mauriciens et cinq Gens de couleur (plus un Indo-mauricien nommé par le gouverneur). Il n’était pas représentatif du visage multiethnique du pays ni de la répartition numérique des différentes communautés. En revanche, pour l’élite de couleurs créole (la strate supérieure du groupe), c’est « un âge d’or ». Elle est politiquement sur un pied d’égalité avec les Franco-Mauriciens après plus d’un siècle de luttes politiques et de revendications. Dans cette assemblée, les Indo-Mauriciens n’ont qu’un seul membre nommé par le gouverneur, le docteur Seewosagaur Ramgoolam (le futur Premier ministre de l’île indépendante), alors qu’ils forment plus de 60% de la population. Des penseurs et des politiques à travers de « timides » appels (on est en période de guerre) veulent changer cet état de fait. Ceci préfigure aussi les futures luttes et bouleversements des années à venir.
Rapprochement entre Indo-mauriciens et Créoles sous l’égide du Parti travailliste (1945-1953)
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont marqués, à Maurice, par d’importants changements impulsés par la métropole. C’est l’époque où le Parti Travailliste (P.T.) (qui profite de cette vague de réformes) s’impose comme la première force politique, l’emportant lors des grandes échéances électorales. La période voit aussi les Indo-Mauriciens faire une entrée remarquée sur la scène politique, pour devenir la force avec laquelle il faut composer désormais.
Autonomie pour Maurice et dynamisme du Parti travailliste
la fin de la Seconde Guerre mondiale, Londres et Paris entament une série de réformes dans leurs empires. Les grandes puissances coloniales ont en effet conscience qu’elles doivent le faire. Tout en conservant leur assise sur les colonies, elles devaient accorder une certaine autonomie et surtout apporter des améliorations dans les conditions économiques et sociales d’une grande masse de défavorisés316. La volonté d’introduire graduellement des changements est exprimée, dès 1944, par le Colonial Office : « It has been stated above that the objective of good colonial administration is to promote to the utmost the well-being of colonial peoples within the world community. »317. Il est désormais attendu d’un État colonial qu’il infléchisse sa politique vers un meilleur développement socio-politique de ses dépendances ultramarines : il faut réviser les relations et le mode de fonctionnement avec les colonies318.
L’instauration du Partnership
Soutenue jusque-là par Londres, attaché à l’Indirect Rule, l’élite blanche des colonies perd le contrôle des affaires locales. À l’instar de ce qui se passe dans les possessions britanniques des Caraïbes319, l’oligarchie de planteurs blancs doit céder la place à une nouvelle élite, issue des groupes majoritaires asiatiques et créoles, à la suite de défaites électorales ou de pressions de la métropole. Le Partnership s’instaure après 1945, avec l’ascension des travaillistes en Grande-Bretagne (d’abord sous le gouvernement d’Union nationale durant la Seconde Guerre mondiale, puis sous celui des Travaillistes à partir de 1947). Un nouveau type de rapports s’instaure avec les possessions d’outre-mer. Le but du Partnership (association/partenariat en français) est défini par Harold Macmillan, ministre délégué aux Colonies320, comme la préparation des territoires coloniaux à plus d’autonomie (mais il n’est pas encore question d’indépendance). De manière générale, on peut dire que l’idée d’un transfert progressif de souveraineté commence à s’imposer. Les colonies doivent devenir plus autonomes pour des raisons d’efficacité (ainsi, elles coûteraient moins cher) et pour apaiser les revendications des colonisés qui aspirent à plus d’émancipation. cette fin, la Grande Bretagne encourage la constitution d’une élite autochtone, capable de prendre part à la gestion des affaires locales sous la direction de gouverneur : The central purpose of British Colonial Policy is simple. It is to guide the Colonial territories to responsible self-government within the Commonwealth in conditions that ensure to the people concerned both a fair standard of living and freedom from oppression from any quarter.»321. Cela prend dans les colonies la forme d’un « self-government » local. Londres entend que ses territoires apprennent à se gérer eux-mêmes, avec leurs propres assemblées élues par un corps électoral plus large (grâce à un abaissement du cens). Celles-ci prendraient certaines décisions et seraient consultées sur des sujets précis concernant la gestion la colonie. Il s’agit notamment du budget pour les transports, les infrastructures, l’instruction ou encore la santé, etc., mais la sécurité et les relations internationales leur échappent. À Maurice, l’assemblée du Conseil Consultatif se rassemble à Port-Louis au sein du Government House, aujourd’hui le siège de l’assemblée mauricienne et de l’hôtel du gouvernement, un endroit au cœur de la cité à la symbolique forte : renvoyant au passé colonial, au pouvoir et au prestige d’antan. La photographie suivante représente le Government House sans doute un jour de fête : l’avenue qui y mène est bien pavoisée et la foule alentours est bien habillée. La vue, même partielle, que l’on a donne une idée du caractère imposant de l’édifice.
Un avenir incertain pour les Créoles dans l’île Maurice en plein bouleversements
La décennie 1950 et le début des années 1960 sont marqués par des évolutions majeures qui affectent la population mauricienne et particulièrement les Créoles. La période de l’après-guerre modifie considérablement la société mauricienne, en l’ouvrant plus sur le monde mais aussi en introduisant une cruciale transition démographique. Malgré un timide redémarrage de l’économie sucrière, l’île est encore dans une situation précaire, le chômage y touche encore un grand nombre de travailleurs. À cela, vient s’ajouter une série de graves cyclones qui ravagent Maurice. Cependant, malgré ces difficultés, les Créoles paraissent vivre encore en bonne harmonie avec les autres Mauriciens, particulièrement dans certains quartiers multiethniques de la capitale.
Mutations sociétales et difficultés dans l’après-guerre
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale sont marqués par des changements importants mais aussi par la persistance de certains phénomènes socio-économiques. L’île Maurice aborde le milieu du XXe siècle avec une déterminante et brève transition démographique372. Ceci impacte beaucoup son devenir alors que l’économie est encore fragile et qu’elle doit faire face à une criminalité en hausse. Alors que l’île s’apprête à amorcer sa marche vers l’indépendance, le Colonial Office n’est pas certain de sa viabilité sur le plan économique, une fois qu’elle aurait acquis son autonomie. L’historien mauricien Jocelyn Chan Low va jusqu’à lier la position britannique à « un profond pessimisme »373.
Un contexte économique qui reste fragile
Le problème majeur de Maurice dans les années 1950 est en rapport avec l’économie. La monoculture de la canne reste la première source de devises ; « l’industrie sucrière est l’épine dorsale de l’économie mauricienne »389. Certes, la guerre a relancé les commandes et, après le conflit, l’argent continue d’affluer. Mais cela ne dure que le temps de la remise en marche de l’industrie betteravière dans l’Europe en reconstruction. Dès les années 1950, le sucre de canne, redevenu trop cher, s’exporte moins bien et l’économie mauricienne connaît une certaine atonie390. La colonie est souvent citée comme un cas extrême de cette hyper spécialisation sucrière à risques (un tiers du PIB et 99% des exportations)391. En 1963, l’île exporte pour 407 millions de rupees ; en 1965, les exportations sont évaluées à 260 millions de rupees, presque moitié moins392. Maurice n’arrive pas à sortir du carcan de l’économie sucrière, le seul moteur de sa croissance. Le PNB par habitant va chuter durant la décennie 1950 avant de remonter doucement à la fin des années 1960 393: il est de 192 dollars en 1952, de 153 dollars en 1960 et de 188 dollars en 1968394. Tout au long de cette période, le gouvernement travailliste tente néanmoins de combattre la pauvreté par de multiples mesures sociales. Santé et instruction primaire deviennent gratuites et des allocations pour les familles de plus de quatre enfants sont instituées395. Mais les forces de cet État-providence naissant sont encore balbutiantes et les répercussions des mesures dans les milieux populaires limitées.
L’une des premières conséquences majeures est la persistance du chômage : 15% de la population active est au chômage en 1958, 17% en 1959396. Ce sont les Tit’s Créoles port-louisiens qui sont les plus affectés. On relèverait 25 % de chômeurs dans la capitale, soit 7.887 personnes sans emploi397. Sur le plan national, le chômage frappe aussi les travailleurs agricoles indiens (28%) et les ouvriers des diverses industries, principalement des Créoles (18,6%). Le secteur des services qui embauche beaucoup d’employés issus du groupe créole est également concerné (environ 8% de chômeurs). Parallèlement avec le boom démographique, 5.000 jeunes Mauriciens arrivent chaque année sur le marché de l’emploi. Ce sont eux qui ont le plus de difficultés à trouver du travail398. Leur manque d’instruction et de formation freine d’ailleurs une éventuelle reconversion de l’économie vers le secteur secondaire. La situation du chômage révèle toujours une dichotomie dans une île où l’on manque de bras sur les plantations alors que les villes concentrent la majorité des sans-emplois. D’ailleurs, en 1959, 43% des chômeurs déclarent refuser de travailler dans l’agriculture399. On peut penser que nombre de salariés ne supportent plus les difficiles conditions d’embauche sur ces exploitations, préférant attendre la reprise de l’économie dans les cités (pour les Créoles) ou cultiver des lopins de terre personnels (pour les Indiens).
Le plus grand nombre de Mauriciens vivent dans la pauvreté et le manque d’accès aux besoins de base (électricité, eau potable, logement décent, etc.). Même si, toutes communautés confondues, les bourgeoisies ont su profiter de la guerre et de la petite envolée des prix du sucre dans l’après-guerre pour asseoir leur aisance, la majorité de la population reste « en marge de la prospérité »400. Dans les milieux populaires, les familles ont beaucoup plus d’enfants, vu le recul de la mortalité infantile. Mais elles n’arrivent pas toujours à les nourrir décemment. Elles continuent de vivre dans des logements insalubres. L’accès aux services essentiels (soins, enseignement, eau) fait grandement défaut. Et la mendicité est toujours très présente dans les rues des principales villes401. Comme durant la crise économique des années 1930, des gens meurent de faim dans les rues de la capitale402.
Dès 1958, période de tournants politiques majeurs, le tout jeune et nouveau politicien créole, fraîchement revenu d’Europe, Gaëtan Duval, dénonce dans la presse la vie chère qui fragilise les plus humbles : retraités, veuves et orphelins403. Les personnes que j’ai interrogé ont évoqué des difficultés de la vie au quotidien dans les villes. Cette précarité sévit dans les quartiers populaires port-louisiens des Salines (Jérôme Boulle, Jean Déodat et Marcel Poinen) et de Roche-Bois (Lindsay Morvan). Lindsay Morvan m’explique ainsi, qu’au début des années 1960, son père peut seulement acheter un roti (simple petite galette garnie d’une purée de légume) à chacun de ses enfants pour le déjeuner404. Jean Déodat me confie que ses parents arrivent tout juste à lui payer les frais de scolarité et qu’ils doivent faire des « sacrifices » (l’école n’est pas alors entièrement gratuite)405. En zone rurale, la vie est tout aussi difficile pour les Créoles ; les familles de pêcheurs semblent les plus touchées par le dénuement406. Leur pêche est très artisanale et dépend de multiples facteurs variables tels que la météo ou les stocks pélagiques du moment. Ils y sont pourtant attachés depuis la période de l’affranchissement, la pêche offrant une activité perçue comme associée à une certaine liberté et autosuffisance, sans attaches avec le monde la plantation407. Pour nombre d’observateurs, les classes sociales les plus humbles arrivent tout juste à se maintenir au niveau du minimum vital au cours de cette période408. Des assistantes sociales allemandes, en mission dans l’île, donnent des descriptions frappantes du public en détresse qu’elles côtoient, notamment des familles de Bambous et de Pointes aux Piments (localités de l’Ouest et du Nord habitées essentiellement par des Créoles) vivant, selon elles, dans « la plus grande misère »409. L’endettement des familles chrétiennes, créoles des classes populaires et moyennes, est encore bien récurrent, nuisant à la stabilité des foyers410. La Vie Catholique du 16 février 1964 offre une bonne description de la génération de Créoles d’après guerre qui continue à vivre chichement. Nous pouvons citer en exemple, le cas d’une famille créole, considérée comme pauvre, évoqué par des membres d’une paroisse de Curepipe, bénévoles associatifs de leur église411:
« Origine du foyer : rurale, mais l’époux travaille en usine. Milieu familial très rustre, aussi bien chez l’un que chez l’autre. La femme est en outre, l’aînée de douze enfants. Niveau d’instruction tout à fait élémentaire. Ils sont catholiques et pratiquent régulièrement. Depuis leur mariage, ces époux vivent dans deux pièces proprement tenues mais très inconfortables (pas d’eau) et très mal aérés (fenêtres minuscules) ».
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Table des matières
Introduction
Une île multiculturelle de l’océan Indien occidental en émergence
Un multiculturalisme difficile issu de l’ancienne société coloniale de plantations
Le « Malaise Créole »
Historiographie du sujet
Problématique
Approches des sources et problèmes rencontrés
Première Partie : Précarités et luttes sociales dans le groupe pluriel des Créoles pendant les années de crise (1936-1953)
Chapitre 1 : Le poids des origines dans une société de plantation
Stigmates de l’esclavage et complexité des métissages
Des emblèmes : créole, christianisme
Les créoles à la périphérie des villes et en marge de l’économie sucrière
Chapitre 2 :Crise, émergence d’un mouvement ouvrier créol et éveil du mauricianisme en 1936
La crise de l’entre-deux-guerres
La tentation rétrocessionniste au sein de la bourgeoisie créole
La fondation du Parti travailliste et premiers discours mauricianistes
Chapitre 3 :La guerre pour des insulaires : difficultés du quotidien, ouverture à de nouveaux horizons
Les commandes britanniques de sucre au détriment du ravitaillement local 94
L’engagement des Mauriciens
Divergence au sein des Créoles : entre accalmie et luttes politiques
Chapitre 4 : Rapprochement entre Indo-mauriciens et Créoles sous l’égide du Parti travailliste (1945-1953)
Autonomie pour Maurice et dynamisme du Parti travailliste
CHILIN Jérémy, Thèse de doctorat, 2017
L’entrée des Indiens en politique et leur ralliement au Parti travailliste 112 Seconde Partie : La communauté créole et le « péril hindou » dans le contexte de décolonisation (1953-1965)
Chapitre 5 : Un avenir incertain pour les Créoles dans l’île Maurice en plein bouleversements
Mutations sociétales et difficultés dans l’après-guerre
Une série de cyclones ravageurs et les ambiguïtés des politiques 135 d’aides à l’endroit des Créoles
Un groupe non-communaliste
Chapitre 6 : Le tournant des élections générales de 1959 et le revirement politique des Créoles
La vague travailliste à la faveur du suffrage universel et l’exacerbation communaliste
Du vote travailliste au soutien au Parti mauricien
Chapitre 7 : Les années 1960 : explosion du communalisme et espoirs incarnés par un nouveau leader créole
Le « fiel communaliste » post-électoral
Gaëtan Duval, le « King créole » et le Parti mauricien social démocrate
Chapitre 8 : Les débats autour de l’Indépendance et les appréhensions des Créoles
Un small territory en proie aux débordements communautaires
Négociations et aspirations divergentes : indépendance pour les Indiens et association au Royaume-Uni pour les Créoles
Troisième Partie : Vers l’Indépendance : opposition, communalisme et repli des Créoles (1965-1969)
Chapitre 9 : Autour de la question de l’Indépendance
Les élections d’août 1967 en faveur de l’Indépendance : une courte avance décisive pour les Indo-mauriciens
… Déception et contestation du côté des Créoles
Chapitre 10 : L’explosion de l’underworld port-louisien : les créoles « au cœur du maelström »
Le communalisme, matrice des violences
Un affrontement majeur entre Créoles et Musulmans
« Émeutes raciales » de 1968 et accentuation des divisions communautaires
Chapitre 11 : Absence et visibilité en trompe l’œil des Créoles à la célébration de l’indépendance
Tensions et mot d’ordre de boycott lancé Gaëtan Duval
Le 12 mars 1968 à Port-Louis : une fête « réussie » car « multi-communautaire »
Chapitre 12 : L’effacement de la communauté créole après l’indépendance, un éclairage sur le malaise créole
Le choix de l’exil pour les forces vives du groupe 284
Le ralliement de Duval, l’avènement d’un mauricianisme imparfait pour les Créoles
Conclusion
Annexes
Ile Maurice: fiche informative, seconde moitié du XXe siècle
Chronologie : Du XVIe siècle à nos jours
Textes, discours et données utilisés dans la recherche
Entretiens réalisés sur le terrain d’étude
Glossaire
Biographie des principales figures politiques du milieu du XXe siècle
Sources
Bibliographie 389
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