Ce mémoire porte sur la série documentaire, The Vietnam War , réalisée par Ken Burns et Lynn Novick en 2017. Étonnée de voir encore un autre film sur la guerre du Vietnam, nous nous sommes demandéV pourquoi cette série documentaire et pourquoi maintenant ? Le paysage médiatique étant déjà saturé de contenus sur la guerre du Vietnam, qu’y aurait-il de nouveau à apporter à ce sujet ? Quand les journalistes posent ces mêmes questions aux réalisateurs de ce documentaire, ils répondent que la guerre du Vietnam ne cesse de revenir sur le devant de la scène. Beaucoup de questions restent sans réponses. Les clivages dans la société américaine actuelle sont de plus en plus prononcés et datent, selon eux, de l’époque de la guerre du Vietnam. En apportant des réponses aux questions qui ont divisé le pays lors de la guerre du Vietnam, ces réalisateurs espèrent combler les failles qui persistent et/ou ouvrir un espace où les discours discordants peuvent rentrer en dialogue. Cette œuvre se distingue des autres œuvres qui parlent de la guerre du Vietnam, notamment la série documentaire, Vietnam : A Television History, réalisée par Bruce Palling et diffusée sur PBS en 1983 , par la façon dont elle crée une proximité avec le téléspectateur. Elle nous invite à rentrer dans l’Histoire en nous donnant la possibilité de nous identifier avec les personnes interviewées. La série documentaire nous rapproche du sujet, au lieu de nous éloigner d’elle avec l’idée de mettre la guerre en perspective. Finalement, nous n’avons pas besoin de distance pour mieux comprendre.
Des 30 documentaires que Ken Burns a réalisés au cours de sa carrière, The Vietnam War est le plus long ; il dure 18 heures et comprend 10 épisodes deV duréeV variableV. C’est la 3e guerre que Ken Burns a choisi de mettre en scène dans un format documentaire, après ses œuvres sur la guerre de Sécession, The Civil War (1990), et la Seconde Guerre mondiale, The War (2007) . The Vietnam War est coproduit par PBS International, Arte France et Florentine Films. Trois versions du documentaire existent : la version américaine, composée de 10 épisodes de longueurs différentes, la version française qui est composée de 9 épisodes de 52 minutes chacun, et la version internationale qui est de 10 heures . Cette étude se focalisera sur la version américaine de la série documentaire, celle qui dure 18 heures et qui a été diffusée sur PBS. Nous emploierons, donc, le titre américain de la série documentaire, The Vietnam War.
La série documentaire a été largement diffusée aux États-Unis et à l’international. Aux États-Unis, la diffusion sur la télévision linéaire de la série documentaire s’est déclinée en deux temps : les cinq premiers épisodes ont été diffusés en début de prime time (20h) sur la chaîne de PBS du 17 au 21 septembre 2017, et les cinq derniers ont été diffusés en début de prime time du 24 au 28 septembre 2017. La série documentaire a été rediffusée une deuxième fois chaque mardi, toujours en prime time, à 21 h du 3 octobre 2017 au 28 novembre 2017. La série était ensuite disponible en replay sur le site de PBS. Les audiences sont restées constantes tout au long de sa diffusion avec une moyenne de 6,2 millions téléspectateurs par épisode. Dans un communiqué de presse qui date du 12 avril 2018, PBS a annoncé les audiences cumulatives du documentaire. Il a atteint 39 millions de téléspectateurs (unique viewers) lors de sa première diffusion et de sa rediffusion (entre le 17 septembre et le 31 décembre 2017). Les 10 épisodes ont été vus en streaming, sur les plateformes de PBS et de YouTube, 10 millions de fois, ce qui fait de cette série documentaire la plus vue en streaming de toutes les séries documentaires de Ken Burns. Outre la version espagnole, PBS a aussi offert une version soustitrée en vietnamien qui était disponible sur YouTube au Vietnam. Jusqu’à présent, la série a été vue 1,9 million de fois au Vietnam et a été visionnée dans 88 pays. En Allemagne, elle a été vue en streaming plus de 1,5 million de fois. En France, elle a été vue en streaming plus d’un million de fois . La version américaine a été nommée quatre fois aux Emmys de 2018 et elle a été largement saluée par la critique. Depuis juin 2018, elle est disponible sur Netflix.
En dépit de son succès commercial, des bonnes critiques reçues et de sa large audience, certains historiens et les membres de la communauté sud-vietnamienne aux États-Unis ont trouvé cette version de la guerre du Vietnam inexacte . Ce mémoire a pour but d’explorer les tensions entre ce que les réalisateurs voulaient mettre en scène dans ce documentaire et la manière dont ces messages ont été reçus par les communautés concernées et par les sujets représentés.
La guerre du Vietnam : une histoire contemporaine
Puisque de nombreuses questions soulevées par la guerre du Vietnam restent sans réponse, il est compliqué de traiter de cette guerre. De plus, elle est toujours d’actualité. Les réalisateurs font le même constat. Dans un entretien pour Rolling Stone, Ken Burns dit de la série documentaire, « It’s an autopsy of where we are now. The divisive country we live in today? It starts with Vietnam. It starts here ». Selon Burns, si l’Amérique d’aujourd’hui est aussi divisée, c’est à cause, en grande partie, des séquelles laissées par la guerre du Vietnam. En effet, l’Histoire est toujours contemporaine car nous l’interprétons à travers le prisme du présent. La façon dont nous représentons le passé en dit autant sur le passé que sur l’époque actuelle. Établir les faits concernant les événements historiques n’est guère simple. Quant à la guerre, les questions de représentation se compliquent davantage. Comment faire sens de ce qui n’est pas montrable ? Comment évoquer la mort et le chaos sans y avoir été ? Une possibilité est de commencer par examiner les traces, par interroger les témoins et, peut-être, au fur et à mesure, une version de ce qui s’est passé commencera à émerger. Mais ce ne sera qu’un récit partiel. Tout ne pourra pas être représenté car tout n’est pas connaissable. De plus, pour rendre l’événement intelligible, il est nécessaire de mettre de l’ordre. Le choix d’inclure ou d’exclure est indispensable afin de construire un fil narratif qui guidera la chronologie des événements. Accepter que les ambiguïtés persiste et qu’il y aurait des zones d’ombres, presque impossibles à éclairer, fait partie du jeu. Reconnaître les limites de représentation ne rendent pas l’acte de représenter futile ; au contraire, la nature incomplète de la représentation souligne l’urgence de faire exister les faits. L’important au fond est que les faits existent, si partiels soient-ils. Ils nous aident à comprendre comment et pourquoi « l’histoire rime » et pourquoi nous avons parfois l’impression que les mêmes schémas se reproduisent. En effet, le passé illumine le présent, ce qui assure sa pérennité ; l’Histoire est vivante, non figée dans le passé.
Cela est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de la guerre du Vietnam dont les séquelles perdurent et se ressentent dans la vie des Américains aujourd’hui. À titre d’exemple, lors des funérailles du sénateur John McCain, à la fin du mois d’août 2018, la guerre du Vietnam a encore occupé le devant de la scène. Durant les cinq jours de deuil qui ont suivi sa mort, le 25 août 2018, plusieurs reportages et articles passaient en revue sa vie, qui a été marquée profondément par son expérience en tant que prisonnier de guerre à Hanoi pendant la guerre du Vietnam. Les articles rappellent aux lecteurs américains comment ces cinq années de torture quotidienne (de 1966 à 1972) ont forgé l’homme et sa politique . Parmi les temps forts de sa carrière, on trouve notamment la restauration des relations diplomatiques entre le Vietnam et les États Unis en 1995, une réussite qu’il a partagée avec le Sénateur John Kerry, lui aussi un ancien combattant de la guerre du Vietnam. Ses liens avec le Vietnam ont été évoqués de nombreuses fois, notamment par sa fille, Meghan McCain, qui a prononcé l’un des éloges à ses funérailles à Washington, diffusées en live sur toutes les grandes chaînes américaines et sur YouTube en live streaming. De son père et de la guerre du Vietnam, elle a dit devant toute la nation que l’Amérique de John McCain est l’Amérique de Vietnam :
The America of John McCain is, yes, the America of Vietnam, fighting the fight, even in the most forlorn cause, even in the most grim circumstances, even in the most distant and hostile corner of the world, standing even in defeat for the life and liberty of other peoples in other lands .
Pendant son éloge, plusieurs personnes ont évoqué la guerre du Vietnam dans le fil des commentaires (voir la capture d’écran, ci-dessus) et ont même remis en cause les accomplissements de l’engagement américain au Vietnam. Ces commentaires témoignent de l’ambivalence qui persiste sur la place de cette guerre dans la mémoire collective américaine. La série documentaire The Vietnam War (2017) de Ken Burns et de Lynn Novick a pour objectif de creuser les failles dans la fabrication de l’identité américaine laissée par la guerre du Vietnam. La plaie ne s’est jamais cicatrisée car, comme dit Lynn Novick dans le making of du documentaire, il s’agit de l’Histoire non-résolue (en anglais, « unsettled history ») dont un consensus, tel qu’il existe pour la Seconde Guerre mondiale, reste à établir.
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Table des matières
INTRODUCTION
PRÉSENTATION GÉNÉRALE
LA GUERRE DU VIETNAM : UNE HISTOIRE CONTEMPORAINE
LA SÉRIE DOCUMENTAIRE : UNE HISTOIRE INTIME DE LA GUERRE DU VIETNAM
LA PROBLÉMATIQUE ET LES HYPOTHÈSES
LA MÉTHODOLOGIE
LES AXES DE RECHERCHE ET L’ASSISE THÉORIQUE
L’analyse structurelle
L’analyse du discours
L’analyse sémiotique
LA SÉRIE DOCUMENTAIRE COMME ÉVÉNEMENT
HYPOTHÈSE 1 : LA TRIVIALITÉ D’UN ÊTRE CULTUREL, COMME LA SÉRIE DOCUMENTAIRE THE VIETNAM WAR, SE MANIFESTE PAR SA TRAÇABILITÉ AU SEIN D’UNE SOCIÉTÉ OU D’UNE CULTURE. LES VALEURS QUE L’ON INVESTIT DANS LA SÉRIE DOCUMENTAIRE ASSURENT SA TRAÇABILITÉ
1. LA SÉRIE DOCUMENTAIRE COMME OBJET CULTUREL ET ÊTRE CULTUREL
2. LES VALEURS QUI TRAVERSENT L’OBJET CULTUREL ET L’ÊTRE CULTUREL
3. LA TRIVIALITÉ DE LA SÉRIE DOCUMENTAIRE ET LA GUERRE DU VIETNAM
HYPOTHÈSE 2 : LA SÉRIE DOCUMENTAIRE, THE VIETNAM WAR DE KEN BURNS ET DE LYNN NOVICK, EST UN ÊTRE CULTUREL PAR LES VALEURS QU’IL VÉHICULE À TRAVERS UN ARC NARRATIF QUI UNIFIE LES POINTS DE VUE REPRÉSENTÉS ET LES PERSONNAGES ET LES TÉMOINS INCARNÉS
1. L’ARC NARRATIF : L’ART DE TISSER DES LIENS ENTRE L’HISTOIRE ET L’HISTOIRE
1.1. Le rôle du prologue
1.2. La polyphonie
2. LES TÉMOINS ET LES PERSONNAGES : UN CASTING À L’IMAGE DU PUBLIC VISÉ
3. LES POINTS DE VUE : CONVERGENCE ET DIVERGENCE
HYPOTHÈSE 3 : LA SÉRIE DOCUMENTAIRE, THE VIETNAM WAR DE KEN BURNS ET DE LYNN NOVICK, MANIFESTE DE LA TRIVIALITÉ PAR SA STRUCTURE FORMELLE, SON ENGAGEMENT AVEC SES PARTIES PRENANTES ET SA MARCHANDISATION
1. LA STRUCTURE FORMELLE
1.1. La mise en scène de la violence : deux images iconiques
1.1a. Saigon Execution d’Eddie Adams (1968)
1.1b. The Terror of War de Nick Ut (le 8 juin 1972)
1.2 Mettre en scène la musique de la guerre du Vietnam
1.2a. La musique populaire de l’époque – la nostalgie et la vraisemblance
1.2b. La musique commissionnée
1.3. La mise en abyme des dispositifs médiatiques
1.3a. Les dispositifs médiatiques statiques
1.3b. Les dispositifs médiatiques dynamiques
Le journaliste Morley Safer à Danang
Le journaliste Walter Cronkite à l’antenne en 1968
2. L’ENGAGEMENT AVEC SES PARTIES PRENANTES
2.1. Les consultants et les avant premières
2.2. Les audiences et l’engagement
2.2a. Contexte : l’importance de l’audience pour l’engagement
2.2b. L’audience visible et invisible
2.2c. L’audience et l’engagement aux États-Unis
2.2d. La question de l’audience au Vietnam
2.3. Le financement et la marchandisation et la série documentaire
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
SOMMAIRE DES ANNEXES
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ DES MOTS CLÉS