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Les Acadiens et leurs établissements sur l’île Royale
Pour peupler la colonie et son fort, la France lors du traité d’Utrecht obtient des Britanniques un droit de passage des colons français des terres perdues vers les îles Royale et Saint-Jean. Si les pêcheurs de Terre-Neuve bénéficient d’aides pour passer, la situation est bien moins évidente pour les Acadiens.
Acadiens sont moins dépendants du commerce avec la France84. Durant le XVIIe siècle, les Acadiens ont très souvent commercé avec les marchands de Nouvelle-Angleterre dont principalement ceux de Boston. Pour les Français, attirer les Acadiens sur l’île Royale est donc une tâche ardue.
En 1713, les communautés acadiennes envoient des observateurs afin de se rendre compte des possibilités d’installation sur l’île. En revenant en Nouvelle-Écosse, les observateurs estiment que les terres de l’île Royale sont moins fertiles que celles de la péninsule. Les Acadiens comparent un territoire que les Européens ont façonné sur des décennies à un territoire vierge :
« Ils en revinrent persuadés qu’en nul endroit des côtes rocailleuses du Cap-Breton, couvert presque entièrement de forêts en bois debout, les terres ne pouvaient se comparer favorablement aux marais fertiles et déboisés qui s’étendaient le long de la baie Française85 ».
En Acadie, surtout dans la baie Française86, les colons ont développé un système unique pour pouvoir cultiver les marais, les aboiteaux. Ce système de digue empêche la submersion des terres lors des marées. Durant la marée basse, l’eau accumulée sur les terres est évacuée par un système d’évacuation. Les aboiteaux permettent aux Acadiens de cultiver les terres côtières et de tirer un meilleur rendement agricole. En conséquence, les Acadiens épargnés par les pénuries alimentaires, exportent leurs rendements en dehors de la colonie. Comme l’expriment Georges Arsenault et d’autres historiens, les Acadiens ne veulent pas quitter des terres très fertiles pour des terres peu rentables. Sans compter que les Français n’offrent aucun dédommagement aux Acadiens pour les terres perdues en passant vers les colonies87. Il est donc évident que les Acadiens ne veulent passer en territoire inconnu sans des garanties pour leur survie.
Entre 1713 et 173488, 67 familles acadiennes passent sur l’île Royale sur les 500 familles acadiennes de la péninsule. Pourquoi certains Acadiens partent de l’Acadie pour l’île Royale ? Plusieurs arguments peuvent expliquer ce départ. L’Acadie n’est plus une colonie française et les nouveaux dirigeants de la péninsule ne pratiquent pas le culte catholique, les Acadiens craignent d’être en insécurité sous l’administration britannique. Les autorités britanniques cherchent à ce que les Acadiens prêtent un serment d’allégeance à Londres. Cependant, l’insécurité politique et religieuse dans la péninsule n’explique pas vraiment pourquoi seulement 13 % des Acadiens quittent la péninsule. Il est donc important de réfléchir sur la question économique. Si les Acadiens craignent de perdre une stabilité économique obtenue par la culture de la terre, ce sont les familles les moins riches ou non liées à la terre qui décident de passer vers l’île Royale89.
Autre élément que Georges Arsenault omet de souligner, le commerce entre les Acadiens de Nouvelle-Écosse et ceux de l’île Royale. Avec l’édification de la forteresse et la venue de colons, la colonie a besoin de fortes quantités de matières premières et les Acadiens en Nouvelle-Écosse font partie des communautés qui profitent pleinement de la construction pour faire fortune. Probablement que les Acadiens présents sur l’île Royale entretiennent toujours de bons réseaux avec de la famille, des amis restés dans la péninsule.
Les Acadiens qui s’installent sur l’île Royale se tournent vers d’autres établissements que Louisbourg, en particulier Port-Toulouse. L’étude de l’établissement de Port-Toulouse, est pertinente afin de comprendre l’histoire des Acadiens sur l’île Royale.
L’établissement d’Acadiens à Port-Toulouse en 171490, laisse présager, pour les autorités, la constitution d’un noyau agricole dans la colonie. Cependant, les Acadiens sont peu nombreux à avoir exercé une activité agricole avant la migration : « Nous avons pu trouver des antécédents agricoles en Acadie pour quatorze seulement des soixante-sept immigrants, qui, une fois établis à l’île-Royale, allaient tous exercer de nouvelles occupations91 ».
Après la visite de l’île par leurs représentants, les Acadiens connaissent le véritable potentiel agricole de l’île Royale. Les autorités savent très bien que les Acadiens sont défavorables à l’idée de tronquer leurs terres agricoles pour celles de l’île, il s’avère donc peu étonnant que les Acadiens qui passent sur l’île ne pratiquent pas l’agriculture. Le chiffre présenté par Georges Arsenault n’est donc pas surprenant car les premiers colons s’installent sur les côtes de l’île Royale alors que les terres les plus fertiles se trouvent au cœur de la colonie. Ces terres sont cultivées bien plus tard vers 175092 par les Acadiens qui partent de Nouvelle-Écosse. Ces Acadiens produisent du blé, de l’avoine, des pois, quelques vignes et arbres fruitiers93. Les premiers colons produisent des denrées mais peu conséquentes. Ces productions ne suffisent qu’aux producteurs de ce qu’on nomme des jardins94. À l’exception de productions agricoles, du bétail est élevé sur l’île mais le cheptel n’augmente pas beaucoup car il faut abattre des animaux lors des hivers95. L’agriculture et l’élevage ne sont pas un grand succès et n’apparaissent que tardivement dans la colonie avec la venue des Acadiens et de leurs bétails96.
L’Acadie n’est pas uniquement une colonie agricole comme le pensent les autorités françaises, on sait que plusieurs établissements acadiens pratiquent la pêche et le commerce maritime comme au Cap-Sable. Avec la réimplantation de la colonie de Terre-Neuve et de ses habitants, les autorités françaises souhaitent que les Acadiens s’installent pour travailler la terre mais ils s’aperçoivent qu’ils se mettent à travailler dans le milieu maritime car c’est sans conteste le secteur le plus rentable97. Les Acadiens pratiquent surtout le cabotage98, c’est-à-dire, le transport de marchandises de courte distance. À Port-Toulouse, Georges Arsenault souligne que les Acadiens pratiquent la contrebande avec la Nouvelle-Angleterre mais l’auteur n’insiste pas sur l’explication du développement de la contrebande. Durant le XVIIe siècle, on a constaté que les Acadiens ont développé un commerce avec les marchands de Boston et de Nouvelle-Angleterre. En immigrant sur l’île Royale, les Acadiens ont maintenu d’une certaine manière l’intérêt de commercer avec les habitants de Nouvelle-Angleterre car cela représente un intérêt économique majeur pour eux. De plus, Louisbourg a besoin de ressources premières pour sa construction et les Anglais de Nouvelle-Angleterre souhaitent tirer profit de la construction de la forteresse. Les Acadiens et les Anglais de Nouvelle-Angleterre développent donc cette contrebande profitable aux deux parties.
Hormis le transport de marchandises, les Acadiens pratiquent la pêche car c’est l’un des principaux pourvoyeurs de main-d’œuvre99 dans la colonie. Port-Toulouse n’est pas un établissement spécialisé dans la pêche car il est éloigné des bancs100. D’autres sites acadiens se sont spécialisés dans la pêche comme le village du Petit-de-Grat où en 1734, 111 personnes sont liées directement avec la pêche ou indirectement comme le séchage de la morue101. En 1737, le site du Petit-de-Grat devient une colonie acadienne plus importante que Port-Toulouse d’après A.J.B Johnston.
Excepté le milieu maritime, les Acadiens pratiquent différentes activités sur l’île. Ces activités sont surtout liées aux besoins de Louisbourg dans différents secteurs dont surtout les matières premières. Les Acadiens s’adonnent à l’industrie forestière dont le bois sert à la construction de Louisbourg et des villages102 mais aussi à la construction des navires utilisés dans la colonie pour le cabotage et la pêche.
Si la France recrute des engagés en métropole afin de bâtir la forteresse de Louisbourg à cause du manque de main-d’œuvre dans la colonie, on constate aussi que des Acadiens s’engagent dans les métiers de la construction. Certains se définissent comme charpentiers ou constructeurs103.
Une colonie à l’existence brève
La guerre de Succession d’Autriche, les étapes du conflit du côté français
La nouvelle colonie, surtout Louisbourg, se développe pendant trois décennies dans un contexte de paix avec les colonies voisines. La capitale de l’île Royale est devenu un port majeur du commerce intercolonial ainsi qu’une forteresse dite imprenable. Toutefois, les autorités françaises n’ont jamais éprouvé ces défenses au cours de ces trois décennies.
Cette période de paix exceptionnelle est rompue le 15 mars 1744 lorsque la France déclare officiellement la guerre à l’Autriche et à la Grande-Bretagne dans le cadre de la guerre de succession d’Autriche121. Cette guerre européenne atteint rapidement les colonies américaines des deux puissances122. En Amérique, au cours du mois de mai, les forces françaises de Louisbourg sont les premières à réagir en attaquant le poste de pêche de Canceau123. D’après Terry Crowley, les autorités de Louisbourg envisagent d’envahir Canceau depuis dix ans124. Pour rappel, l’installation d’un poste de pêche britannique à Canceau est l’un des événements ayant provoqué la guerre entre les Britanniques et les Amérindiens. Pour reprendre sur la guerre de Succession d’Autriche, l’attaque de Canceau, menée par François du Pont Duvivier, marque le début des hostilités entre les deux forces en Amérique. Ce conflit sévissant n’est alors que la résonance outre-Atlantique de la guerre de succession d’Autriche. Les historiens parlent alors de guerre intercoloniale ou de « King George’s War » pour désigner le théâtre de guerre en Amérique.
Après l’attaque de Canceau, les autorités de Louisbourg souhaitent capturer Annapolis-Royal, anciennement Port-Royal, afin de reprendre l’Acadie achevant un projet nourri depuis la fondation de l’île Royale. Les autorités de Louisbourg demandent à François du Pont Duvivier de prendre la tête de l’assaut d’Annapolis-Royal. En attaquant Annapolis-Royal, les forces françaises s’attendent à un soutien des Acadiens et des Amérindiens contre les Britanniques mais très peu d’entre eux appuient les Français. Pour beaucoup d’Acadiens et d’Amérindiens, ils perçoivent les Français comme des envahisseurs et non comme des libérateurs125. De surcroît, les Acadiens se proclament comme neutres face aux conflits opposant les Français aux Britanniques, il paraît donc logique qu’ils puissent être réticents à prendre part à l’expédition du Pont Duvivier. Pour preuve, François du Pont Duvivier a épousé Marie Mius d’Entremont dont les frères sont les seigneurs de Pobomcoup. Duvivier sollicite les membres de sa belle-famille à le rejoindre mais ces derniers ne souhaitent pas prendre les armes. Face aux refus des Acadiens, les Français sont obligés de les forcer à les aider : « Le père Miniac a questionné les ordres de Duvivier et a suggéré qu’il plaçait les Acadiens dans une position très difficile. Duvivier renvoya le prêtre et les Acadiens eurent peu de choix que d’offrir les chevaux et les charettes126 ».
Sans le soutien escompté des Acadiens, l’armée est fortement affaiblie. D’ailleurs, Duvivier ne dispose pas des moyens militaires pour prendre la capitale de Nouvelle-Écosse car il doit attendre l’arrivée de canons en provenance de Louisbourg. Cependant, les forces britanniques d’Annapolis-Royal reçoivent des renforts de Nouvelle-Angleterre, bien avant l’arrivée des armes françaises. Ces renforts obligent Duvivier à abandonner l’expédition pour reprendre l’Acadie127.
En mai 1745, une seconde expédition française, sous le commandement du sieur de Marin de la Malgue, assiège Annapolis-Royal. Toutefois, à la fin du mois, les forces françaises se replient car les Britanniques ont engagé une contre-attaque sur Louisbourg. Cette attaque part de la volonté des habitants de Nouvelle-Angleterre de détruire cette cité concurrente dont le développement nuit aux intérêts commerciaux et économiques de la Nouvelle-Angleterre128. De plus, les autorités de Nouvelle-Angleterre veulent en finir avec la présence française en Amérique du Nord. Pour mener l’assaut de Louisbourg, les Britanniques donnent le commandement à Wiliam Pepperell. Ils étaient 4000 hommes129 face à 590 soldats français et 900 miliciens130. Après 45 jours de siège, la forteresse de Louisbourg finit par céder entraînant avec elle, l’île Royale. En prenant d’assaut la forteresse, les Anglais discréditent l’idée selon laquelle la forteresse de Louisbourg constitue une place imprenable. Dès le début de l’occupation, les Anglais décident de capturer et de renvoyer les habitants de l’île Royale vers la France131, seulement une centaine reste sur l’île lors de l’occupation132.
Saint-Jean133 afin de détruire la colonie et renvoyer ses habitants vers la France : « L’officier de marine a également proposé une expédition pour capturer le Canada et a plaidé en faveur d’une politique d’éloignement des Acadiens de l’île Saint-Jean et de la Baie Verte et de leur transport en France134 ».
Les troupes anglaises envoyées sur l’île, détruisent l’établissement de Trois-Rivières135 et incendient Port-la-Joie136. Quant aux habitants de ces établissements, ils suivent le destin de leurs homologues de l’île Royale137. Les troupes anglaises souhaitent poursuivre l’action dans les autres établissements de la colonie mais elles sont attaquées par Duvivier à la tête d’une armée qui se compose d’Amérindiens, de soldats français et d’Acadiens138. Cette attaque française stoppe l’expédition britannique sur l’île. Lors de leur fuite, plusieurs Britanniques sont capturés par les troupes de Duvivier. À la suite de cette attaque, les troupes françaises et britanniques négocient la libération des otages en promettant de tenir l’île Saint-Jean éloignée des hostilités : « Selon les termes d’un accord signé à Louisbourg, en échange de la libération de six otages, les autorités britanniques ont promis de ne pas déranger les habitants de l’Île Saint-Jean et leur ont donné un an pour quitter l’île139 ».
La Guerre de Sept Ans, la chute définitive de Louisbourg
En 1754, deux ans avant que la guerre de Sept ans n’éclate en Europe, l’Amérique est plongée dans une nouvelle guerre. Le conflit prend sa source dans la région de l’Ohio ou « Belle Rivière » que les Anglais et les Français revendiquent. Après le traité d’Aix-La-Chapelle, la région devient un territoire clé pour les Français, où ils y implantent plusieurs forts comme Fort Le Boeuf174, et une armée afin d’endiguer l’expansion des colonies de Nouvelle-Angleterre175 comme on le constate sur la carte ci-dessous.
Cependant, la confédération Iroquoise, alliée des Britanniques, considère la région comme partie intégrante de leur zone d’influence et préfère voir les Anglais s’y installer que les Français. En 1754, un an après une première tentative, les Anglais décident d’envoyer des forces armées. En avril, la première action rapportée est la capture du fort George par les Français176. En juin, un second corps expéditionnaire sous le commandement de George Washington est envoyé dans la région. Les Français décident d’envoyer Coulon de Villiers de Jumonville pour exiger le retrait des forces britanniques mais il est tué par George Washington177. Cet événement marque le début de la guerre de Conquête ou French and Indian war qui s’étend à toutes les colonies Françaises et Britanniques d’Amérique du Nord à partir de 1755178.
En Acadie, le conflit naît dans l’isthme de Chignectou. Charles Lawrence, nouveau gouverneur de Nouvelle-Écosse, décide d’attaquer fort Beauséjour179. Depuis le traité d’Aix-La-Chapelle, les tensions sont très fortes dans l’isthme car il représente la frontière entre la Nouvelle-Écosse et les territoires français. Il faut prendre en compte que les Traités d’Utrecht et d’Aix-La-Chapelle ne définissent pas clairement la frontière de la Nouvelle-Écosse. D’ailleurs, les traités ne déterminent pas la souveraineté des terres situées entre la Gaspésie et la Nouvelle-Écosse, c’est-à-dire, l’actuel territoire de la province du Nouveau-Brunswick. Cependant, les Français considèrent ces terres comme les leurs et y établissent une Nouvelle Acadie180. En 1749, le marquis de la Jonquière fait construire deux forts dans l’isthme : fort Beauséjour et fort Gaspareau181. Pour Lawrence, la guerre dans l’Ohio donne l’opportunité à la Nouvelle-Écosse d’éliminer la menace française dans l’isthme182.
Les troupes de Nouvelle-Écosse s’emparent du fort Beauséjour, le 16 juin 1755183. Le lendemain, le fort Gaspareau tombe à son tour184. Lors de la prise du Fort Beauséjour, les troupes britanniques constatent que des Acadiens portent les armes aux côtés des Français. Cet événement est très important aux yeux de Charles Lawrence car les Acadiens ne respectent pas leur neutralité. En conséquence, les autorités britanniques exigent de nouveau que les Acadiens prêtent serment de fidélité à la couronne britannique185. En juillet, les Acadiens envoient des députés à Halifax pour reconduire leur neutralité mais les autorités exigent le serment sous peine d’expulsion de la colonie.
Les députés acceptent de ratifier le serment de fidélité mais Lawrence estime que le serment n’a pas de valeur sous la menace et il décide de déporter les Acadiens186. Serment ou non, Charles Lawrence a décidé de déporter les Acadiens avant même de s’emparer des forts Beauséjour et Gaspareau, la décision de déporter les Acadiens est décidée par Lawrence et son conseil sans l’aval de Londres mais Lawrence n’est pas sanctionné par ses supérieurs187. Les Acadiens de Nouvelle-Écosse sont déportés vers les colonies de Nouvelle-Angleterre mais certaines familles fuient la déportation en se cachant dans les forêts ou en passant sur les territoires français dont les îles Royale et Saint-Jean188.
La déportation des Acadiens de Nouvelle-Écosse continue de faire croître la population des îles françaises. Par exemple, la population acadienne sur l’île Saint-Jean atteint les 5000 habitants en 1758 alors qu’en 1753, l’île est peuplée par 2663 personnes selon l’abbé Casgrain189. Face à cette forte croissance de la population, les autorités sont conscientes que l’afflux de ces réfugiés est dangereux pour la stabilité et le développement de la colonie. Pour rappel, les habitants de l’île Saint-Jean peinent à produire suffisamment de denrées pour subvenir à leurs besoins. À défaut de pouvoir subvenir à leurs besoins, les autorités de Louisbourg sont obligées de se fournir en ressources auprès de leurs voisins mais les derniers changements économiques et politiques fragilisent l’approvisionnement de la colonie. Tout d’abord, les Acadiens de Nouvelle-Écosse, qui fournissent une grande partie des denrées nécessaires à Louisbourg, sont déportés et leurs biens saisis par les Anglais. Ensuite, les colonies de Nouvelle-Angleterre qui commercent avec Louisbourg se sont détournées de la forteresse lors de la fondation d’Halifax190. En conséquence, Louisbourg doit compter sur sa propre production agricole et sur l’approvisionnement par la métropole et les autres colonies françaises. Néanmoins, l’approvisionnement est compromis par la Royal Navy qui capture les navires qui tentent d’approvisionner le Canada. L’objectif des Anglais est d’affaiblir les Français dans tous les domaines : « De sorte que celui-ci, en plus de devoir se défendre, fut confronté pendant la guerre à un problème qui n’effleura guère les Anglais : subsister. Le manque de nourriture, de matériel militaire et bien sûr de recrues qui affectait le Canada fut donc en partie le fruit de la suprématie maritime de la Grande-Bretagne191 ».
L’histoire méconnue du Cap-Sable
Le développement de la région du Cap-Sable au temps de l’autorité française
Charles de Biencourt, les débuts de la colonisation du Cap-Sable
En 1760, les Acadiens déportés à Cherbourg sont rejoints par des compatriotes en provenance d’Halifax. La majorité de ces nouveaux réfugiés viennent du Cap-Sable, région où les Britanniques ont dû se reprendre à plusieurs reprises pour déporter la totalité de la population acadienne. Négligée par les historiens, la région du Cap-Sable est la seule région où les troupes britanniques sont intervenues sur plusieurs années pour pouvoir déporter la totalité de la population. Entre 1756-1758, des Acadiens du Cap-Sable parviennent à échapper aux Britanniques en se cachant dans les bois avec la complicité des Mi’kmaqs. Dernière particularité, c’est la seule communauté acadienne de Nouvelle-Écosse où une grande partie de la population est envoyée vers la France au lieu d’être tous envoyés en Nouvelle-Angleterre. Cette étude souhaite démontrer la particularité unique de la déportation au Cap-Sable et en conséquence d’élargir l’histoire du Grand Dérangement. Tout d’abord, comme pour les Acadiens des îles Royale et Saint-Jean, l’étude analyse l’histoire coloniale du Cap-Sable afin de mieux comprendre l’histoire de ces Acadiens lors de leur séjour à Cherbourg.
En premier lieu, qu’est-ce que le Cap-Sable et où se trouve t-il ? Le Cap-Sable désigne deux espaces : l’île du Cap-Sable en elle-même et la région environnante. Au début de la colonisation, le Cap-Sable désigne uniquement l’île, puis elle s’étend aux territoires voisins jusqu’à désigner une région dans les années qui suivent259. Pour le prêtre, Clarence-Joseph d’Entremont260, la région du Cap-Sable connaît comme limite frontalière les établissements du Cap-Fourchu à l’Ouest et Port-Razoir à l’est261. Aujourd’hui, la région correspond aux côtes des comtés de Shelburne et de Yarmouth, c’est-à-dire, au sud-est de la péninsule de la Nouvelle-Écosse :
Le Cap-Sable est colonisé rapidement après la fondation de Port-Royal en 1605262. Sa position sur la route océanique entre la France et la baie Française263 explique l’intérêt d’y installer des établissements car elle se trouve à l’embouchure du Golfe du Maine, où les navires français et anglais s’affrontent. Le Cap-Sable est donc un lieu de refuge et d’escale pour les navires qui commercent entre Port-Royal et la France. Avec le temps, le territoire est utilisé dans le cadre de la pêche afin d’approvisionner les bateaux et pour sécher les prises. Les premiers établissements ou comptoirs apparaissent vers l’an 1607. Sa colonisation est accélérée dans les années suivantes par l’attaque de Samuel Argall sur Port-Royal en 1613. L’attaque anglaise sur le premier établissement permanent français déstabilise la colonie car les bâtiments sont détruits et les colons ne disposent que peu de ressources pour survivre. En 1614, Jean Biencourt dit de Poutrincourt, lieutenant-gouverneur de l’Acadie revient de France et découvre une « habitation » en ruine : « Poutrincourt repassa en France au mois d’août 1611 laissant à Biencourt le gouvernement de la colonie, et lorsqu’il revient au Port-Royal, le 27 mars 1614, il n’y trouva que ruines, misères et désolations264 ».
Son retour dans la colonie est éphémère. Un an plus tard, il quitte la colonie avec plusieurs colons qui abandonnent l’établissement. Avant son départ définitif pour la France, Poutrincourt265, décide de nommer son fils Charles de Biencourt, comme commandant de Port-Royal et Charles de la Tour comme lieutenant. Ces deux hommes sont les deux principaux acteurs du développement de Port-Royal. Ils héritent d’une colonie très affaiblie mais ils parviennent à la rebâtir en se livrant à au commerce de fourrures et de poissons pour pouvoir financer les travaux : « De 1614 à 1618, Charles de Biencourt et Charles de La Tour, se livrent également à la pêche commerciale et à la traite des pelleteries, en association avec Samuel Georges et Jean Macain, marchands de La Rochelle. Grâce aux ressources provenant de ce commerce, ils peuvent reconstruire en partie le fort et les bâtiments de Port-Royal266 ».
Pour pouvoir entreprendre cette pêche commerciale, ils s’établissent sur différents sites en particulier le Cap-Sable. Les eaux du Cap-Sable sont connues pour être abondantes en poissons comme le décrit l’explorateur Marc Lescarbot : « Si pleines d’oiseaux, qu’il ne faut qu’assommer et charge avec ce poisson y foisonne de telle sorte, qu’il ne faut que ietter la ligne en mer et la retirer267 ».
La pêche dite de commerce est un bon moyen pour les Français d’établir des relations avec les Amérindiens qui vivent dans la région du Cap-Sable et sur l’ensemble de l’espace colonial d’Amérique. Les Mi’kmaqs268 du Cap-Sable font partie des tribus avec lesquelles les Français traitent : « […] ledit sieur de Biancourt ou en l’absence d’icelluy par le dit Lomeron son secrétaire soit à faire la traitte de pelleterie et autres avecg les sauvages qui seront audit lieu et circonvoisins tant avecg ledit navire que avecg les barques et chalupes dudit sieur de biancourt […]269 ». Pour Clarence-Joseph d’Entremont, le nouveau commandant de Port-Royal s’installe au Cap-Sable pour pouvoir commercer avec la France et faire du profit. Des historiens comme Robert Leblanc, confirment la théorie de Clarence-Joseph d’Entremont : « C’est au cours de cet hiver1617-1618 que Biencourt paraît avoir délaissé le Port-Royal car il était installé à La Baie Courante, au Cap Nègre270, sur la côte de la Presqu’île acadienne, le 15 août 1618271 ».
Clarence-Joseph d’Entremont n’apporte aucune explication à ce sujet. Il est étonnant de voir Biencourt quitter son fief de Port-Royal qu’il a hérité de son père pour le Cap-Fourchu. Pourquoi reconstruire Port-Royal pour quitter la colonie en 1617 ? Léopold Lanctôt et Robert Rumilly fournissent un éclaircissement sur ce départ. L’entreprise de pêche est mise en difficulté par les Anglais installés en Nouvelle-Angleterre et des contrebandiers français. Face à ses rivaux, les bénéfices du commerce s’amenuisent, ce qui oblige Biencourt à se rendre en France afin d’obtenir une nouvelle aide. Il supplie les échevins de Paris de contribuer au repeuplement de la colonie : « Le fils Poutrincourt n’est pas obsédé par la traite de fourrures. Il connaît les conditions d’un établissement stable. Il adresse un appel au patriotisme des échevins de Paris[…] Il suggère « d’envoyer les mendiants valides et soulager beaucoup de familles, grevées de trop grand nombre d’enfants »272 ».
C’est probablement face à ces difficultés financières et au manque de colons que Biencourt abandonne Port-Royal pour le Cap-Fourchu. Certains écrits permettent d’accréditer ce propos comme une lettre de Charles de Biencourt en 1618 au sujet d’un navire anglais se rendant vers la Virginie : « Naguères est icy passé une flotte de cinq cents hommes avec nombre de femmes de la dite nation, laquelle s’est dépourvu d »eau douce et de bois en mon voisinage273 ».
Pour Clarence-Joseph d’Entremont, la lettre signée de Port-Royal est certainement rédigée dans la région du Cap-Sable et non à Port-Royal. Il est évident que les navires britanniques ne passent par la Baie Française pour se rendre en Virginie, les cartes présentées au début de cette partie confirment ce propos. Cette lettre témoigne donc du rôle du Cap-Sable dans le contexte géopolitique de l’Amérique du Nord en se situant sur la route maritime reliant Port-Royal à la France et Londres à la Nouvelle-Angleterre. Charles de Biencourt est conscient de l’enjeu du Cap-Sable dans le contrôle du trafic maritime atlantique nord mais c’est Charles de la Tour qui militarise la région.
L’essor du Cap-Sable, la politique stratégique de Charles de la Tour
En 1623, Charles de Biencourt meurt274 et laisse à son ami et cousin, Charles de Saint-Étienne de la Tour, la responsabilité de gérer la colonie. Charles de la Tour est recruté avec son père Claude par Jean de Poutrincourt. Ils arrivent à Port-Royal en 1610. Lors de l’attaque de Samuel Argall, La Tour se cache avec Charles de Biencourt et les colons dans les forêts parmi les Mi’kmaqs. En 1615, Jean de Poutrincourt le nomme lieutenant et il participe activement aux projets de Charles de Biencourt. À la mort de son ami, Charles de la Tour transfère la colonie de Port-Royal vers le Cap-Sable car l’établissement de Port-Royal est devenu la cible fréquente des Anglais. De la Tour prend note des erreurs de ses prédécesseurs, il érige un premier fort dans baie du Cap-Sable face à l’île afin de défendre cette nouvelle colonie. Le fort est baptisé Fort-Lomeron275 en hommage à David Lomeron276, ami et agent en France des deux Charles.
Alors que la France délaisse l’Acadie, Charles de la Tour continue le travail de Biencourt au Cap-Sable. Du fait de cet abandon des autorités métropolitaines, La Tour et les colons se rapprochent des communautés amérindiennes locales pour survivre. Ces rapprochements se concluent par plusieurs unions entre les Français et les Amérindiennes car il y a peu de femmes parmi les colons. Vers l’an 1625, Charles de la Tour est le deuxième277 colon à épouser avec une Autochtone mais aucun document ne confirme la date de l’union. Toutefois, il est à souligner que le mariage est officialisé par l’Église : « Tout d’abord, il faut remarquer que les sources sont très lacunaires. Par exemple, nous ne connaissons pas les dates de mariages ou d’unions exactes. A notre connaissance, seulement deux cas ont été officialisés par l’Église catholique : ceux de Charles de Saint-Etienne de la Tour et de Jean-Vincent d’Abbadie de Saint-Castin ; tous deux après- coup278 ».
Le Cap-Sable est donc l’un des premiers sites en Acadie où se pratique le métissage. Plusieurs familles acadiennes ont donc une ascendance européenne mais aussi amérindienne. Vers 1755, les familles acadiennes métisses représentent entre 8 à 9 % de la population totale acadienne selon Denis Jean, soit un groupe d’environ 1250 personnes sur une population de 14000279. Au Cap-Sable, la concentration de familles avec une ascendance mixte est bien plus importante. Par exemple, Philippe II Mius d’Entremont, fils de Philippe Mius d’Entremont a épousé une Mi’kmaq. Certaines d’entre elles, dont certains enfants et petits-enfants de Philippe II d’Entremont, sont envoyés à Cherbourg pendant le Grand Dérangement. Certes, la question du métissage reste controversée et difficile à discerner avec nos sources, mais on peut dire avec confiance que les habitants de la région du Cap-Sable ont entretenu des relations étroites avec leurs voisins Mi’kmaqs, d’abord pour survivre puis pour profiter du troc, de la pêche et d’autres petites commerces.
Pendant les années 1620, l’Acadie est totalement délaissée par la France. En 1627280, la guerre éclate de nouveau entre la France et l’Angleterre. Le Fort-Lomeron est la seule possession française sur la péninsule acadienne suite à l’abandon de Port-Royal. Cette situation inquiète fortement Charles de la Tour car les Anglais de Nouvelle-Angleterre sont de plus en plus hostiles à la présence française dans la région. En 1626, le poste de traîte à Pentagouët281 de Claude de la Tour, père de Charles de la Tour, est attaqué par les Anglais de Nouvelle-Angleterre. Pentagouët étant perdu, Claude de la Tour prend la fuite vers Cap-Sable.
Après s’être réfugié chez son fils, Claude de la Tour rentre en France afin de demander de l’aide au Roi. Sa mission est un franc-succès car le roi décide de le renvoyer en Acadie à la tête de cinq navires : « Le 28 avril 1628, son navire part à Dieppe : il fait partie d’une flotte de cinq navires que la Compagnie des Cent-Associés envoie au secours des deux colonies françaises de l’Amérique du Nord. Cette flotte, qui porte à son bord 400 personnes, dont plusieurs colons « fleur de la jeunesse de Normandie », est commandée conjointement par Claude Roquemont de Brison et le Père Philibert Noyrot, jésuite282 ».
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Table des matières
Remerciements
Sommaire :
Introduction
1 Les Acadiens sur les îles Royale et Saint-Jean
1.1 La reconstruction d’une nouvelle colonie en Amérique du Nord
1.1.1 La fondation de Louisbourg, nouvelle place forte au Canada
1.1.2 Les Acadiens et leurs établissements sur l’île Royale
1.1.3 L’île Saint-Jean, une colonie acadienne
1.2 Une colonie à l’existence brève
1.2.1 La guerre de Succession d’Autriche, les étapes du conflit du côté français
1.2.2 L’Après-guerre, l’accroissement de la population acadienne de la colonie
1.2.3 La Guerre de Sept Ans, la chute définitive de Louisbourg
1.3 La déportation des Acadiens des îles Royale et Saint-Jean
1.3.1 L’avenir des habitants des colonies françaises, un sort déjà scellé
1.3.2 Les Acadiens de la Mary, les premiers Acadiens arrivés à Cherbourg
1.3.3 Le second débarquement d’Acadiens, une traversée identique au Mary
2 L’histoire méconnue du Cap-Sable
2.1 Le développement de la région du Cap-Sable au temps de l’autorité française
2.1.1 Charles de Biencourt, les débuts de la colonisation du Cap-Sable
2.1.2 L’essor du Cap-Sable, la politique stratégique de Charles de la Tour
2.1.3 La fondation de la seigneurie de Pobomcoup
2.2 Cap-Sable à la suite du traité d’Utrecht
2.2.1 Les Acadiens au cœur des enjeux du peuplement des colonies
2.2.2 L’hostilité des Mi’kmaqs du Cap-Sable à l’égard des Britanniques
2.2.3 Le Cap-Sable lors des Guerres de Nouvelle-Écosse
2.3 Les déportations des Acadiens du Cap-Sable
2.3.1 1756, la première déportation
2.3.2 1758, la seconde déportation
2.3.3 1759, la troisième déportation
3 L’évolution des communautés acadiennes à Cherbourg
3.1 1758-1763 : Cherbourg, port d’accueil des Acadiens
3.1.1 1758 : une année désastreuse pour Cherbourg
3.1.2 La forte mortalité acadienne des premières années
3.1.3 La prise en charge des Acadiens arrivés
3.2 Les différents départs d’Acadiens de Cherbourg
3.2.1 La question du peuplement dans les colonies américaines
3.2.2 Établir les Acadiens en France, un projet d’implantation dans le Cotentin
3.2.3 Le départ des Acadiens vers l’Établissement dans le Poitou
3.3 Les dernières familles acadiennes à Cherbourg
3.3.1 Portrait des derniers Acadiens de Cherbourg
3.3.2 Le travail et l’intégration des Acadiens dans la vie locale cherbourgeoise
3.3.3 Les Acadiens grabataires de Cherbourg, le cas des familles nobles acadiennes
Conclusion
Sources
Bibliographie
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