La grève, un objet d’étude à repenser
Généralement réduites à d’ultimes sursauts d’un monde ouvrier à l’agonie ou à des formes de conflit routinisées et ritualisées réservées au secteur public dans les représentations courantes et médiatiques du monde du travail, les grèves n’occupent qu’une place très marginale dans les champs de production des espaces académiques français de la sociologie du travail comme de la sociologie de l’action collective. Les grèves du secteur privé en sont tout particulièrement absentes. Tout se passe en définitive comme si l’idée s’était imposée, à l’intérieur de ces deux disciplines, que l’activité gréviste dans le secteur privé serait devenue trop marginale et les causes de son déclin suffisamment évidentes pour constituer un objet de questionnement sociologique encore pertinent et légitime. Dans ces conditions, il apparaît indispensable de revenir dans un premier chapitre sur les dynamiques qui ont conduit conjointement, à l’intérieur de ces univers académiques, à se désintéresser de cet objet d’étude et à se focaliser sur les manifestations les plus immédiatement visibles de l’activité gréviste, quitte à consacrer hâtivement les représentations dominantes du déclin des conflits collectifs au travail plutôt qu’à les soumettre à un examen critique. Nous pourrons alors justifier la nécessité de repenser la complexité des conditions de possibilité de redéploiement de la pratique gréviste dans le secteur privé comme un moyen de lever les impensés et les illusions d’optique que cet angle mort supplémentaire de l’analyse sociologique française a laissé prospérer quant aux transformations contemporaines de la conflictualité au travail et, plus généralement, de l’action protestataire .
A cet égard, le choix de notre objet d’étude se justifie également du point de vue du décloisonnement académique heuristique qu’il permet d’opérer entre l’analyse des grèves, la sociologie des conflits du travail et la sociologie des mobilisations. L’examen de la conflictualité au travail permet en effet d’élargir les champs d’investigations empiriques habituels de la sociologie de l’action collective et d’en enrichir subséquemment l’appareil théorique. Le réinvestissement de ce dernier peut nous aider en retour à dégager des éléments de compréhension originaux dans l’analyse des conditions qui rendent possibles ou au contraire font obstacle au recours à la grève. Aussi le second chapitre de cette partie introductive sera-t-il consacré à la discussion des enjeux et des apports de ce désenclavement des champs d’étude disciplinaires, théoriques et empiriques auquel ce travail de thèse prétend contribuer.
Pour cela, nous reviendrons dans un premier temps sur les paradigmes d’analyse traditionnels des déterminants structurels de la morphologie de l’activité gréviste et des vagues des grèves, en parcourant la littérature, vaste et hétérogène, qui leur est dédiée, et qui est aujourd’hui essentiellement alimentée par l’espace académique anglo-saxon. Après avoir mis en perspective les apports et les angles morts de ces travaux, nous pourrons alors mettre en évidence ce que peuvent nous apprendre d’original les questionnements et les outils de la sociologie des mobilisations sur l’économie des usages de la grève dans les différentes configurations de conflit (interprofessionnelles, locales). Nous insisterons en ce sens sur la manière dont ils nous permettent d’en réinscrire l’analyse dans une approche plus qualitative, recentrée sur l’examen des pratiques concrètes et des représentations des agents en lutte dans le champ des relations professionnelles, qui permet ainsi de mieux restituer les mécanismes dynamiques et subjectifs qui conditionnent le recours à la grève et de replacer cette dernière dans la logique d’un continuum de pratiques et de stratégies. Nous exposerons alors la logique de constitution des différents dispositifs d’enquête qui serviront de support empirique à la mise en œuvre de ce modèle d’analyse réactualisé des grèves et les modalités de leur agencement dans la construction de notre démonstration. Dans un dernier chapitre, nous reviendrons enfin sur les contraintes, les difficultés et les précautions méthodologiques qu’implique l’analyse des grèves à travers le dispositif d’enquête théorique et empirique retenu. Il s’agira dans ce cadre de réfléchir aux enseignements que l’on peut retirer de notre expérience d’enquête sur le terrain des grèves et de la conflictualité au travail, sur les conditions de possibilité d’une approche sociologique qualitative des pratiques protestataires.
Grève : une notion à clarifier, un objet d’étude à désenclaver
Définie juridiquement comme « la cessation collective et concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles », la grève reste en effet assez fortement associée dans ses représentations courantes, même de manière implicite, à un arrêt de travail long d’une journée de travail. Il est vrai que cette forme de recours à la grève est fréquente dans les univers de la fonction publique et des entreprises nationalisées, en raison même des règles de retenue de salaire spécifiques qui s’appliquent dans le champ de ces univers professionnels . Désignée également dans le vocabulaire syndical comme une « grève carrée », la grève d’une journée est de surcroît la forme de grève la plus immédiatement visible et la plus exposée médiatiquement. Exprimé en « journées non travaillées » (JINT), le recensement administratif des grèves a pu contribuer indirectement à entretenir cette assimilation réductrice de la grève à des formes d’arrêt de travail d’une journée, quitte à faire oublier qu’il prend en compte le signalement de formes de grève multiples, dès lors que l’arrêt de travail de l’ensemble des salariés grévistes correspond à un seuil minimal de 8h.
Le dispositif d’enquête REPONSE, à partir de laquelle nous avons travaillé est différent puisqu’il comptabilise séparément « débrayages », « grèves de moins de deux jours », « grèves de plus de deux jours » (encadré n°2). Cette distinction a des vertus incontestables pour l’analyse, en rappelant clairement la diversité des formes que peut épouser une action de grève. Nous y reviendrons. Mais cette taxinomie maintient toutefois, elle aussi, un flou sémantique et notionnel dans la définition de la grève, dès lors qu’elle tend à distinguer les « débrayages » des « grèves de moins de deux jours » (sans donner d’ailleurs aucun critère formel de distinction), comme si les premiers ne correspondaient pas, ou pas tout à fait, à des actions de grève à part entière. Dans le cadre de notre recherche, nous ne ferons en revanche aucune distinction en fonction de critère temporel : sera définie comme action de grève, tout forme d’arrêt de travail collectif de salariés quelle qu’en soit sa durée. Cette précision prend toute son importance au regard de notre volonté, dans le cadre de ce travail, de nous écarter des catégories de perception et des grilles d’analyse dominantes du phénomène des grèves, afin de l’examiner à travers la diversité de ses modes d’expression. A cette fin, si nous nous sommes intéressés à des formes visibles de grève à l’échelle à l’interprofessionnelle, nous avons souhaité également recentrer l’étude de la grève dans le « banal de sa quotidienneté » à l’intérieur du secteur privé, en nous intéressant à ces différentes déclinaisons possibles, c’est-à-dire aussi des arrêts de travail de quelques minutes, de quelques heures, d’un jour ou de plusieurs mois.
Au regard de la définition juridique de la grève, il importe également de clarifier la délimitation des types d’arrêt de travail susceptibles d’entrer dans notre champ de recherche. Sur un plan juridique, est reconnue comme grève un arrêt de travail « collectif et concerté » (ce qui ne l’empêche pas d’être minoritaire) construit autour de la « défense de revendications professionnelles ». Une définition sociologique de l’action gréviste ne peut toutefois guère se satisfaire de ces critères légaux. Si les grèves pour des « motifs politiques » sont déclarées illégales, on sait tout d’abord que les sphères du « professionnel » et du « politique » s’interpénètrent continûment, selon des modalités différenciées dans l’action syndicale, et a fortiori, dans la dynamique de construction d’une action de grève. Il n’est donc pas possible, ni souhaitable, d’un point de vue sociologique, de chercher à tracer une frontière étanche entre revendications à caractère professionnel et politique. Mais il importe surtout de prendre ses distances avec une approche juridique de la grève qui tend à présupposer tout d’abord qu’il existe un objectif commun aux salariés en grève, « les revendications professionnelles ». Cela revient à occulter la formidable hétérogénéité des motivations qui peuvent conduire des salariés à participer à une grève, et qui ne se réduisent pas, loin s’en faut, aux revendications déposées devant l’employeur. En outre, cette approche juridique de la grève peine à rendre compte de la diversité des conditions de déclenchement de ce mode d’action, le dépôt de revendications formelles succédant dans bien des situations à son activation (un moyen de la rendre licite) bien plus qu’elle ne le précède. Aussi, nous considérerons comme action de grève toute forme d’action par laquelle plusieurs salariés d’un ou de plusieurs établissements cessent volontairement et complètement l’exécution de leur travail et participent ainsi, pour des motifs et selon des modalités multiples, à l’expression de doléances directement ou indirectement liées à leur situation professionnelle.
C’est également par rapport aux catégories d’analyse adoptée par les modèles d’analyse classiques et dominants de l’activité gréviste qu’il nous préciser la construction et la délimitation de notre champ de recherche. Ces paradigmes ont en effet privilégié une approche quantitative et statistique de l’activité gréviste, visant à en identifier les facteurs structurels (économique, politique, institutionnel, organisationnel). Dans ce cadre, ils ont cherché à expliquer les morphologies et le niveau différenciés de l’activité gréviste dans les différentes nations occidentales ou bien cherché à rendre compte de ses fluctuations globales, en privilégiant une analyse en terme de vagues de grève, c’est-à-dire des périodes au cours desquelles s’intensifie le recours à la grève dans les entreprises d’un même pays . En contrepoint, nous avons opté pour une focale d’analyse micrologique et qualitative, pour réinscrire l’étude des conditions d’apparition de grèves dans l’analyse des mécanismes d’agencement entre les dispositions des acteurs, la dynamique des configurations et des espaces organisationnels dans lesquels ils sont pris, et leurs pratiques de lutte.
A travers cette approche, notre ambition est aussi d’élargir le cadre d’analyse généralement adopté par ces traditions d’étude de la grève. A l’appui notamment des outils conceptuels de la sociologie des mobilisations, notre objectif est en effet de penser ensemble la grève, les pratiques de négociation, les autres formes d’action protestataires et les arts de la résistance ordinaire au travail. Ainsi chercherons-nous, par ce travail à reconstituer les logiques de (dés)investissement de la grève à la lumière de leurs modes d’encastrement dans l’espace polymorphe de la conflictualité au travail et de l’observation des logiques de fonctionnement des différents univers militants auxquels elle s’arrime. Dans cette perspective, l’ambition de notre recherche ne se limite pas à une analyse de la grève proprement dite. Elle est de réinsérer l’étude des usages de ce mode d’action dans une réflexion plus générale sur les conditions de production et sur les modalités d’expression de la conflictualité au travail, et plus largement encore, sur les logiques de fonctionnement du répertoire de l’action collective et des organisations syndicales.
De la production d’un angle mort de la sociologie à son nécessaire dépassement
Le désintérêt sociologique pour l’étude des grèves dans le secteur privé s’est bien entendu largement nourrie et légitimée à partir de l’image univoque de leur déclin séculaire que semble en renvoyer conjointement la courbe des JINT et leur mise en représentation médiatique. Mais il est également à interroger du point de vue des dynamiques internes et spécifiques à la sociologie du travail et de l’action collective qui ont concouru, dans un même élan, à se détourner massivement de l’analyse de la conflictualité au travail, et à l’enfermer dans une réflexion sur le « renouveau » de ses lieux et de ses formes. Sur fond de marginalisation politique et symbolique du groupe ouvrier et de transformation objective de la morphologie des conflits collectifs au travail, la reconfiguration des questionnements et des paradigmes dominants à l’intérieur de ces disciplines a ainsi directement contribué à occulter ou à minorer la diversité des actions de grève et des autres modes traditionnels d’action protestataires qui se maintiennent encore à l’intérieur même du secteur privé. Une lecture plus minutieuse et critique des résultats des différents instruments de mesure statistique disponibles à leur sujet permet pourtant à en faire ressortir l’importance. Dans ce cadre, réinvestir l’analyse des contraintes qui conditionnent les possibilités et les formes de recours à la grève dans cet espace dynamique de la conflictualité apparaît tout aussi propice que nécessaire pour questionner ses logiques de recomposition, et les replacer au cœur de l’analyse des dynamiques de réactualisation de l’action contestataire.
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Table des matières
Introduction
Partie 1. La grève, un objet d’étude à repenser
I. De la production d’un angle mort sociologique à son nécessaire dépassement
1. La marginalisation de la conflictualité au travail dans l’espace des questionnements scientifiques
2. Un regard sociologique à éclipses sur les mobilisations grévistes
3. Surmonter les illusions d’optique pour interroger autrement le phénomène des grèves
II. Décloisonner les cadres d’analyse de la grève
1. Apports et limites d’une approche des grèves par leurs déterminants externes
2. Recentrer l’analyse des grèves sur l’examen des dynamiques internes de l’action collective
III. Du discours aux pratiques : comment réaliser une sociologie empirique de la conflictualité au travail ?
1. Les conditions d’accès aux coulisses des conflits
2. Rendre intelligible la dynamique des grèves
Partie 2. La grève dans l’économie des pratiques confédérales. Une approche par le prisme de la CGT
IV. Les dynamiques conflictuelles d’institutionnalisation des cadres d’action confédéraux
1. Les conditions politiques et syndicales de réhabilitation de la négociation dans les stratégies de la CGT
2. Les dynamiques institutionnelles de recomposition des stratégies de lutte
3 . Les logiques concurrentielles de réinvestissement de la grève
V. Les filtres organisationnels dans la dynamique des grèves (inter)professionnelles
1. Des dispositions militantes à l’interprofessionnel inégales
2. Une construction problématique de la réactivité militante
3. L’anarchie organisationnelle en mouvement : les conditions de coalescence des énergies militantes
4. L’économie organisationnelle des stratégies confédérales de la grève
Partie 3 . La grève dans la dynamique des conflits d’entreprise
VI. Les logiques d’intégration de la grève dans le répertoire d’action des militants
1. Les modalités d’insertion de la grève dans les savoir-faire syndicaux
2. Les stratégies managériales de prévention des grèves
3. Micro-conflictualité gréviste : des logiques d’adaptation plurielles des stratégies de recours à la grève
4. Les limites intériorisées par les militants syndicaux : la grève comme ultime recours
VII. Les mécanismes de la grève
1. L’entrée dans la grève
2. L’organisation de la grève
Conclusion générale
Table des matières
Bibliographie