Evolution et caracteristiques des grammaires
Tentons à présent de définir dans le détail la notion de grammaire en considérant son évolution en tant que savoir savant et à enseigner au fil du temps, et ceci afin d’être à même de tirer des liens avec celle(s) présentées dans le LUF. Cet ouvrage, comme nous l’avons dit, nous a servi de point de départ à l’élaboration de notre outil d’enseignement.
La grammaire traditionnelle
Trouvant sa source chez les philosophes grecs de l’Antiquité, la grammaire a notamment vu le jour afin de servir l’interprétation des textes anciens.
C’est avec Aristote que va émerger la grammaire, comme étude des propriétés des principales catégories du discours. Aristote distingue les noms des verbes, qui ont la propriété essentielle de pouvoir exprimer le temps, et des conjonctions. Son travail sera prolongé par celui des Stoïciens qui introduisent les modalités (ou catégories grammaticales secondaires) comme le nombre, le genre, la voix, le mode, les temps et les cas (Bronckart, 1985, p. 36).
Les Latins, puis les grammairiens du Moyen Age seront les dignes héritiers de la grammaire de leurs ancêtres. En France d’ailleurs, l’enseignement est dominé par les langues anciennes jusqu’au XVIIème siècle, période à laquelle naît le français moderne, avec la constitution des premiers ouvrages de grammaire générale et normative ; ces derniers « vise[nt] avant tout la codification de la langue et l’établissement d’une norme » (Nadeau & Fisher, p. 10). Pour la noblesse parisienne et la Cour, « filtrer son langage jusqu’à la minutie […] est un signe de distinction » (Chevalier, 1994, p. 40) ; la connaissance et la maîtrise de ces nouveaux codes sert donc avant tout la langue noble promue par les membres de l’Académie, dont le plus fervent représentant à cette époque est Vaugelas (Marmy Cusin, 2012, p. 9). Toutefois, grâce à la Révolution, puis tout au long du XIXème siècle, toutes les couches de la société accèdent à l’apprentissage du français. Il faut donc, comme l’explique André Chervel dans un de ses célèbres ouvrages, « apprendre à écrire à tous les petits Français » (1977, cité par Léon, p. 9). C’est ainsi que naît la grammaire traditionnelle et ses premiers abrégés, comme celui de Lhomond en 1795 (Nadeau & Fisher, p. 18-19). Celle-ci perdurera, à quelques évolutions près, jusque dans les années 1960-1970 (Marmy Cusin, p. 10 ; Léon, p. 11). Nous le verrons, certaines de ses caractéristiques sont d’ailleurs toujours présentes dans les ouvrages scolaires actuels et, dans le cas qui nous intéresse, dans le LUF 10ème . Le « Précis de grammaire française » de Maurice Grevisse (1939/1993) est un ouvrage représentatif de la grammaire scolaire traditionnelle. En voici les principaux traits distinctifs, avec, parfois implicites ou clairement formulés, les reproches qui lui seront faits par la suite (Marmy Cusin ; Nadeau & Fisher ; Léon ; Bronckart) :
– La grammaire traditionnelle est très proche de la grammaire latine : mêmes classes de mots, mêmes fonctions syntaxiques. […] C’est ainsi que la classification des compléments, par exemple, apparaît nettement comme un décalque des «cas» latins (accusatif, datif, génitif, ablatif) (Léon, p. 19) ;
– Les mots sont classés en « natures », « espèces » ou encore « parties du discours » (substantifs, adjectifs qualificatifs, articles, adjectifs possessifs, démonstratifs, numéraux, indéfinis, verbes d’état ou copules, etc.) et en fonctions (nommées compléments d’objet directs, compléments d’objet indirects, compléments circonstanciels, etc.) (Nadeau & Fisher, p. 30) ;
– Natures et fonctions des mots sont analysées conjointement de manière logique et rationnelle, les unes au regard des autres, afin de servir un objectif primordial de la grammaire traditionnelle : la maîtrise de l’orthographe (préoccupation d’ordre morphologique) (Nadeau & Fisher, p. 24) ;
– Dans les ouvrages scolaires, les exemples utilisés pour illustrer les notions grammaticales sont souvent tirés des textes d’auteurs anciens comme « Corneille, Racine ou La Fontaine […], narration écrite classique qui est loin d’être représentative de la langue française effectivement en usage » (Bronckart, p. 38, voir aussi Léon, p. 30) ;
– A l’inverse, les notions théoriques ne sont parfois simplement pas exemplifiées : « Le nom est un mot qui sert à désigner les personnes, les animaux ou les choses »; ou encore « Les adjectifs qualificatifs sont des mots qui disent comment est quelqu’un ou quelque chose » (tirés de Breton, 1987, p. 34 et de Martin et Issenhuth, 1986, p. 14, cités par Nadeau & Fisher, p. 32). L’absence d’exemples ne permet pas aux élèves de se représenter la notion. De plus, les définitions ci-dessus sont représentatives d’un raisonnement grammatical d’ordre sémantique. Parfois, les ouvrages de grammaire traditionnelle contiennent des précisions d’ordre syntaxique mais elles ne sont jamais prédominantes. Or, les critères de sens sont loin d’être suffisants pour identifier la classe et la fonction d’un mot ;
– […] L’information sur les règles d’accord, avec leurs lots de terminaisons et d’exceptions […] se trouve présentée dans cette partie de l’ouvrage [la table des matières des manuels de français représentatifs d’une grammaire traditionnelle], une partie à la fois. Les exceptions y prennent d’ailleurs souvent plus de place que les régularités. Ce découpage n’aide pas à concevoir la langue comme un système, tant les notions y sont présentées de façons morcelée, voire isolée les unes des autres (Nadeau & Fisher, p. 29-30) ;
– La construction des phrases (qui relève de la syntaxe), surtout celle de la phrase simple, occupe peu de place [dans la table des matières des manuels de français représentatifs d’une grammaire traditionnelle] parmi les autres parties d’une grammaire traditionnelle. La portion sur la syntaxe concerne avant tout les subordonnées, la phrase « complexe » (idem) ;
– La grammaire traditionnelle se caractérise également par « […] l’absence de préoccupation pour la construction des groupes de mots. Ainsi, on occulte toute hiérarchie dans la construction des phrases. Les différentes catégories […] y sont représentées en détail, puis on passe directement à l’analyse de la phrase, comme s’il n’y avait rien entre deux » (idem) ;
– Ce type de grammaire est essentiellement véhiculé par un enseignement de type déductif et applicatif (Bronckart, 1990 ; Genevay, 1996 ; Léon, 1998) dans lequel les élèves sont amenés à appliquer les règles sans réelles manipulations. Bronckart (1990) met aussi en évidence que ce type de grammaire met l’accent sur la fonction de représentation de la langue, souvent au détriment de la fonction d’expression de celle-ci (Marmy Cusin, p. 10).
Voilà en quoi consiste principalement la grammaire traditionnelle. Héritière du latin, elle est essentiellement enseignée pour la maîtrise de l’orthographe (qui s’acquiert grâce au double-repérage des classes et des fonctions des mots), se révèle très réflexive, analytique et surtout, logico- sémantique.
La grammaire rénovée
A partir des années 1960-1970, sous l’influence de la linguistique et un fort sentiment d’« insatisfaction ressenti[…] à l’égard de l’enseignement du français qui ne sembl[e] pas parvenir à doter les élèves d’une véritable maitrise de langue » (Nadeau & Fisher, p. 45), la grammaire se renouvelle. « On prend conscience que l’enseignement du français est trop tourné vers l’acquisition de connaissances sur la langue au détriment de la capacité à l’utiliser » (idem, p. 44). On passe donc progressivement d’un modèle d’enseignement traditionnel à un modèle structural, et surtout, fonctionnel. La manière d’aborder la grammaire devient alors beaucoup plus scientifique, demandant une rigueur stricte, basée sur des critères essentiellement syntaxiques et non plus sémantiques. Les contenus grammaticaux sont aussi allégés et simplifiés.
[…] Il s’est développé, à partir des années 1970, un courant fonctionnel qui souhaitait amener les élèves à une maitrise de l’écrit en allégeant et en simplifiant les contenus. Ce qu’on recherchait […], ce n’était pas de développer « la réflexion grammaticale mais des réflexions d’utilisation », « des réflexes d’application des règles fondamentales ». (Nadeau & Fisher, p. 64).
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Table des matières
1. INTRODUCTION
2. PROBLEMATIQUE
3. CADRE CONCEPTUEL
3.1 La grammaire
3.2 Le jeu à valeur éducative
3.3 La « rencontre » des champs didactique et pédagogique
4. EVOLUTION ET CARACTERISTIQUES DES GRAMMAIRES
4.1 La grammaire traditionnelle
4.2 La grammaire rénovée
4.3 La grammaire nouvelle
4.4 La grammaire actuelle du PER et du LUF
5. PEDAGOGIE PAR LE JEU ET LIEN AVEC LA GRAMMAIRE
5.1 Théories et fonctions du jeu
5.2 Avantages et inconvénients des jeux
6. DESCRIPTION ET ANALYSE DU DISPOSITIF
6.1 Délimitations, approches et construction des savoirs
6.2 Une proposition de jeu
7. CONCLUSIONS
7.1 Apports de notre recherche
7.2 Limites du dispositif
8. ANNEXES
9. BIBLIOGRAPHIE