Les dérogations au droit commun des sociétés
Le corpus législatif
La gouvernance des entreprises publiques est régie par un ensemble de textes législatifs et réglementaires, qui sont parfois anciens. Ce corpus établissant la majorité des règles dérogatoires au droit commun des sociétés est principalement composé des textes suivants :
Décret-loi du 30 octobre 1935 organisant le contrôle de l’Etat sur les sociétés, syndicats et associations ou entreprises de toute nature ayant fait appel au concours financier de l’Etat; Loi n°83-675 du 26 juillet 1983 relative à la démocratisation du secteur public, dite « loi DSP »11; Loi n°86-793 du 2 juillet 1986 autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social ; Loi n°86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations; Loi n°93-923 du 19 juillet 1993 de privatisation .A ce stade de la réflexion, et parmi les entreprises étudiées dans le cadre de ce mémoire, deux catégories d’entreprises à participations publiques doivent être distinguées :
les entreprises publiques, donc à participations publiques majoritaires, qui sont régies en premier lieu par la loi DSP ; les entreprises à participations publiques minoritaires.
Le droit des sociétés est applicable par principe, les règles dérogatoires sont l’exception
Le corpus de textes mentionné ci-dessus met en place un cadre de règles dérogatoires au droit commun des sociétés, mais révèle paradoxalement, par le faible nombre de mesures dérogatoires, l’importance des règles usuelles.
La loi DSP pose le principe de l’applicabilité des règles du droit commun des sociétés en son article : « les entreprises soumises aux dispositions de la présente loi restent soumises aux dispositions législatives, conventionnelles ou statutaires qui leur sont applicables en tant qu’elles ne sont pas contraires à la présente loi. » Par conséquent, le droit commun des sociétés est applicable aux entreprises publiques par principe, sauf si une règle dérogatoire est prévue.
Les entreprises publiques ne peuvent outrepasser ces règles dérogatoires. En effet, l’article de la loi DSP établit que les dispositions du titre II de cette loi « Démocratisation des conseils d’administration ou de surveillance » sont d’ordre public. Sont donc concernés les chapitres ci-après: composition et fonctionnement des conseils, élection des représentants des salariés, statut des représentants des salariés. Nous allons étudier plus longuement l’ensemble de ces dispositions propres aux entreprises publiques.
Enfin, la question du délai d’application de ces mesures se pose, et deux cas de figures peuvent être distingués. Soit l’entreprise concernée était déjà à capitaux majoritairement publics, soit elle le devient. Ainsi, dans le premier cas, pour les EPIC, pour quelques sociétés spécifiquement désignées et pour les sociétés anonymes dont l’Etat détient directement plus de la moitié du capital, ce délai d’application était fixé au 30 juin 1984. D’autres sociétés anonymes avaient jusqu’au 30 juin 1985 pour les appliquer, soit un délai d’une année supplémentaire. L’article 39 de la loi DSP précise que les sociétés nationalisées en 1982 sont également concernées. Dans la seconde hypothèse, c’est-à-dire celle où une société passe sous le contrôle public, l’article 40 dispose que l’entreprise concernée bénéficie d’un délai de trois mois pour suivre ces dispositions.
Un contrôle accru de la gestion de l’entreprise
La gouvernance d’entreprise accorde une place importante à l’étude des relations entre trois acteurs de la société : l’assemblée générale, qui représente les actionnaires de la société, le conseil d’administration, qui « détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre », et les commissaires aux comptes, dont les travaux doivent assurer aux actionnaires que la société est dirigée selon la loi par le conseil et les dirigeants exécutifs. A ce sujet, les Lignes directrices de l’OCDE admettent que l’Etat mène, à travers ses propres « institutions supérieures des finances publiques spécialisées », des vérifications sur les comptes et l’organisation de ses entreprises publiques ; cependant, elles recommandent clairement que les entreprises publiques soient soumises aux « mêmes normes exigeantes de comptabilité et de vérification des comptes ». La France est en ligne avec ce constat et ces recommandations : en effet, si une multitude d’entités publiques sont en charge de contrôler les entreprises à capitaux majoritairement publics, le recours à des commissaires aux comptes externes est assuré.
Le contrôle par la Cour des comptes
Dans le cas des entreprises publiques, une règle dérogatoire s’impose : celle de l’article L. 133-1 du Code des juridictions financières. Aux termes de cet article, « la Cour des comptes assure la vérification des comptes et de la gestion des établissements publics de l’Etat à caractère industriel et commercial, des entreprises nationales, des sociétés nationales, des sociétés d’économie mixte ou des sociétés anonymes dans lesquelles l’Etat possède la majorité du capital social. » .
Le contrôle exercé par les magistrats de la Cour des Comptes est donc très large. Et il est redoutable pour les dirigeants des sociétés qui y sont soumises. En ce sens, la récente parution du pré-rapport de la Cour des Comptes, sur la gestion d’Areva par Anne Lauvergeon est très révélatrice : largement repris dans la presse, amplement commenté, ce rapport a trouvé un fort écho médiatique. Le champ de ce rapport était vaste, puisque les magistrats se sont tout autant penchés sur les comptes (notamment, sur la dépréciation colossale des actifs d’Uramin) que sur la gestion de l’entreprise (notamment sur le manque de réaction d’Anne Lauvergeon face aux dépréciations d’actifs, ainsi que sur son manque de transparence envers l’Agence des participations de l’Etat, son organisme de tutelle). Ainsi, la Cour demande ni plus ni moins que des poursuites soient engagées à l’encontre d’Anne Lauvergeon, devant le nouveau Parquet National Financier, pour « présentation ou publication de comptes annuels inexacts et infidèles », « diffusion d’informations fausses ou trompeuses », « abus de pouvoir », « faux et usage de faux en écriture privée ». Ce pouvoir d’accès à l’information interne de l’entreprise et cette capacité d’investigation sur la gestion même de l’entreprise ont clairement pour effet d’établir un niveau supplémentaire de contrôle, totalement inédit en comparaison des contrôles pesant sur une entreprise privée.
Le contrôle par le contrôleur général et financier
Aux termes du décret n°55-733 du 26 mai 195570, sont notamment assujettis au contrôle économique et financier de l’Etat les EPIC et les sociétés ou GIE dont l’Etat détient la majorité du capital. Les sociétés entrant dans le périmètre de l’APE (voir-ci-dessous) peuvent être dispensées de ce contrôle (dans les faits, cette possibilité n’est que très peu utilisée).
Le contrôle économique et financier de l’Etat est « un contrôle externe portant sur l’activité économique et la gestion financière des entreprises » ayant « pour objet d’analyser les risques et d’évaluer les performances de ces entreprises et organismes en veillant aux intérêts patrimoniaux de l’Etat ». Ce contrôle est placé sous l’autorité du ministre chargé de l’économie. Dans l’exercice de sa mission, le contrôleur « a tous pouvoirs d’investigation sur pièces et sur place. L’entreprise ou l’organisme contrôlé est tenu de lui communiquer toutes les informations nécessaires à l’exécution de sa mission, y compris celles qui concernent les filiales incluses dans son périmètre de consolidation. » Nous le verrons également, ce contrôleur a accès aux séances du conseil. En conséquence, le contrôle général et financier se distingue de celui de la Cour des comptes par deux aspects. Premièrement, les missions de la Cour des comptes sont ponctuelles, alors que celle du Contrôleur général et financier sont permanentes ; deuxièmement, ce contrôle économique et financier est bien plus comptable que celui opéré par la Cour des comptes qui porte également sur la gestion de l’entreprise au sens large.
Le rapport Barbier de la Serre : tournant dans la gouvernance des entreprises publiques
La politique de l’Etat actionnaire a connu une véritable évolution, voire révolution, le 24 février 2003 lorsque fut publié le rapport dit « rapport Barbier de la Serre ». Ce rapport est une commande de M. Francis Mer, alors ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, à un groupe de travail composé de MM. René Barbier de la Serre, ancien président du Conseil des Marchés Financiers, Jacques-Henri David, président du groupe Deutsche Bank en France, Alain Joly, président du conseil de surveillance d’Air Liquide et Philippe Rouvillois, inspecteur général des finances. Il s’agissait alors d’une « mission d’analyse et de propositions sur les conditions d’exercice par l’Etat de sa fonction d’actionnaire ». De ce rapport naîtra l’Agence des participations de l’Etat (APE), qui est aujourd’hui le véritable bras armé de l’Etat dans ce domaine. Selon l’IFA, le rapport Barbier de la Serre est ni plus ni moins que l’équivalent pour la sphère publique du rapport Bouton, qui a été l’un des piliers de la gouvernance d’entreprise en France.
Le groupe de travail suscité a pu rencontrer de nombreux, prestigieux et compétents interlocuteurs, aussi bien des politiques que des directeurs d’administrations, des personnages clés d’entreprises publiques, et des membres du secteur privé.
De ces entretiens, le groupe de travail commence par dresser un constat alarmant: leurs interlocuteurs sont unanimes sur l’inefficacité du système d’alors. Pour eux, l’Etat n’est pas parvenu à mettre en place les procédures lui permettant d’agir en distinguant ses différents rôles, les dirigeants des entreprises publiques ne sont pas assez informés de leurs missions, les conseils d’administration des entreprises publiques fonctionnent mal, et l’Etat intervient trop dans la gestion quotidienne des entreprises publiques. Ce rapport est construit autour de trois grandes parties : l’Etat et les entreprises publiques, l’Etat actionnaire, et le gouvernement des entreprises publiques.
L’Agence des participations de l’Etat et la modification de la doctrine de l’Etat actionnaire
Missions et structure administrative
Le rapport Barbier de la Serre du 24 février 2003 a très clairement inspiré la création de l’Agence des participations de l’Etat (APE), au sein de la direction générale du Trésor, effective en septembre 2004 par le décret du 9 septembre 2004. Par étapes successives, l’APE a gagné en autonomie, raffermissant ainsi cette entité chargée de représenter l’Etat actionnaire. Ainsi, en septembre 2010, un Commissaire aux participations de l’Etat est nommé, rattaché directement au ministre chargé de l’Economie. En mai 2012, l’APE a été placée sous la tutelle du ministère de l’Economie et des Finances et du ministère du Redressement productif par un arrêté du Premier ministre en date du 29 juin 2012, et est désormais sous la tutelle conjointe du Ministère de l’Economie, du Redressement Productif et du Numérique et du Ministère des Finances et des Comptes publics. En centralisant ainsi l’action de l’Etat actionnaire au Ministère de l’Economie, l’Etat satisfait aux recommandations des Lignes directrices de l’OCDE, mais également au rapport Barbier de la Serre .
Périmètre d’intervention de l’APE
Selon les données du rapport de l’Etat actionnaire 2013, soixante et onze entreprises relèvent du périmètre de l’APE . L’agence participe à la nomination de 936 administrateurs siégeant aux conseils d’administration et de surveillance des entreprises sous son périmètre, dont 366 administrateurs représentant l’Etat. Toujours selon ces données, les participations de l’Etat sont cependant très orientées, puisque 71% de la capitalisation boursière détenue est représentée par des sociétés du secteur de l’énergie (voir graphique ci-dessous). La valorisation de son portefeuille de participations s’élève environ à cent milliards d’euros, dont 68,6 milliards en titres cotés . Ce faisant, l’Etat est actionnaire de référence de huit sociétés du CAC40 : Technip (à travers Bpifrance), EDF, GDF Suez, Safran, Veolia (à travers la Caisse des Dépôts et Consignations), Renault, Orange, et Airbus. Par ailleurs, sur les 12 sociétés cotées, 9 font partie de l’indice SBF120 et 8 sont détenues à au moins 10% par l’Etat : ADP, Air France, Areva, EDF, GDF Suez, Orange, Renault, Safran. Enfin, parmi les douze entreprises cotées, les niveaux de détentions sont extrêmement variables, comme la liberté laissée, ou non, de les faire varier : le législateur a ainsi fixé un seuil de détention publique de 50 % pour ADP et de 100 % pour RTE. De même, la loi prévoit un seuil minimum de 70 % pour EDF105 et d’un tiers pour GDF Suez. Ceci, nous l’avons vu, s’inscrit dans la droite ligne des règles dérogatoires qui permettent à l’Etat actionnaire d’influer sur la liberté des organes d’administration d’aliéner les actifs.
La rémunération dans les sociétés à participations publiques minoritaires : l’usage du say on pay
L’Etat ne peut utiliser le décret n°2012-915 pour régir la rémunération des dirigeants de sociétés dont il ne détient pas la majorité du capital. En effet, pour les entreprises dont l’Etat ne détient qu’une part minoritaire, la rémunération est une question qui relève de la compétence des organes de gestion des entreprises elles-mêmes138. C’est pour cela que l' »Etat actionnaire veille à la mise en place de comités des rémunérations lorsque cela est pertinent », et qu’il « porte une attention particulière aux conditions de fixation de la rémunération des dirigeants des entreprises à participation publique (présidents, directeurs généraux, directeurs généraux délégués et membres des directoires), à l’articulation entre salaire fixe et salaire variable, aux critères et objectifs de part variable, ainsi qu’à l’appréciation portée sur les résultats obtenus au regard des objectifs fixés. » Il doit donc trouver d’autres mécanismes.
En mettant de côté la capacité d’influence et de vote des administrateurs représentant l’Etat, comment ce dernier peut-il contrôler la rémunération des dirigeants de ces sociétés ? Pour être plus concret, que peut l’Etat face aux rémunérations de M. Carlos Ghosn (Renault, dont l’Etat détient près de 15% du capital), Gérard Mestrallet (GDF Suez, dont l’Etat détient 39,6% du capital), ou encore M. Stéphane Richard (Orange, dont l’Etat détient 27,0% du capital) ? La récente introduction du mécanisme de « Say on Pay » dans notre Droit a changé la donne. L’objet de ce mémoire n’est pas de détailler précisément le mécanisme du Say on Pay, en France et hors de France. Cependant, puisque ce dernier intervient dans la gestion des entreprises à participations publiques, une présentation s’impose. Le Say on Pay, en France, prend la forme d’un vote consultatif des actionnaires, assuré par le droit souple. Il s’appuie sur une disposition du Code Afep-Medef141 introduite dans le code lors de la révision de juin 2013 ; c’est ainsi que le Say on Pay est prévu à l’article 24.3 « Consultation des actionnaires sur la rémunération individuelle des dirigeants mandataires sociaux ».
Cette disposition prévoit que seront présentés puis soumis au vote des actionnaires, généralement lors des assemblées générales ordinaires annuelles, les éléments de rémunération des dirigeants mandataires sociaux énoncés ci-dessous : la part fixe ; la part variable annuelle et, le cas échéant, la partie variable pluriannuelle avec les objectifs contribuant à la détermination de cette part variable ; les rémunérations exceptionnelles ; les options d’actions, les actions de performance et tout autre élément de rémunération de long terme ; les indemnités liées à la prise ou à la cessation des fonctions ; le régime de retraite supplémentaire ; les avantages de toute nature.
Aux termes du code Afep-Medef, le vote ainsi prévu est « un vote consultatif des actionnaires » : en cas de vote négatif des actionnaires lors de l’assemblée générale, le conseil doit délibérer lors d’une prochaine séance et publier immédiatement sur le site internet de la société un communiqué mentionnant les suites qu’il entend donner au vote négatif. Dans les faits, le conseil peut donc choisir d’outrepasser le refus donné par les actionnaires, mais cela le placerait dans une situation très délicate vis-à-vis des actionnaires dont il tient le mandat.
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Table des matières
INTRODUCTION
I. L’ETAT ACTIONNAIRE, DEPOSITAIRE DE REGLES DEROGATOIRES DE GOUVERNANCE, AU SERVICE DE SES DIFFERENTES MISSIONS
1. Un cadre législatif particulier
a. L’importance de la Constitution et de son article
b. Les dérogations au droit commun des sociétés
i. Le corpus législatif
ii. Le droit des sociétés est applicable par principe, les règles dérogatoires sont l’exception
iii. Les membres du conseil à voix délibérative
iv. Nomination et révocation par décret des dirigeants et des administrateurs
v. Des mandats particuliers
vi. Une forte représentation salariale
vii. La liberté d’aliéner
viii. L’action spécifique
ix. Un contrôle accru de la gestion de l’entreprise
2. L’Etat tiraillé par ses différentes missions
a. L’exemple de la cession de TF1
b. Le conseil : théâtre privilégié de ce tiraillement entre différents impératifs
i. Composition du conseil
ii. Travaux du conseil
II. VERS UNE NORMALISATION, POUR LE DOUBLE OBJECTIF DE TRANSPARENCE
ET D’EFFICACITE
1. Le rapport Barbier de la Serre : tournant dans la gouvernance des entreprises publiques
a. L’Agence des participations de l’Etat et la modification de la doctrine de l’Etat actionnaire
i. Missions et structure administrative
ii. Périmètre d’intervention de l’APE
b. L’articulation avec les autres entités en fonds propres et prêts de l’Etat
2. La professionnalisation de la fonction d’actionnaire opérée par l’APE
a. La modification de la forme sociale des entreprises publiques
i. De l’EPIC à la SA
ii. Les avantages de cette transformation en société anonyme
b. Des administrateurs actifs, et professionnels
i. Rôle de l’APE dans la nomination des administrateurs
ii. Professionnaliser les administrateurs
iii. La Charte des relations avec les entreprises
iv. Une professionnalisation réussie
c. La gouvernance du secteur privé : le code Afep-Medef adapté
3. Une prise en compte croissante de la société civile
a. La question des rémunérations des dirigeants exécutifs
i. Le décret n°2012-915 du 26 juillet 2012 : le cas des entreprises publiques
ii. La rémunération dans les sociétés à participations publiques minoritaires : l’usage du say on pay
b. La parité hommes-femmes
i. La loi « Copé-Zimmermann »
ii. Un dispositif applicable aux entreprises publiques
iii. Une donnée très documentée par l’Agence des participations de l’Etat
c. L’impératif de rentabilité
d. Le renouveau de l’Etat stratège
CONCLUSION
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