La gestion des risques dans le domaine médical
La politique volontariste d’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins en France dans les années 2000 provient de la conjonction dans les années 1990 : de la publication de rapports internationaux révélant un nombre important d’événements indésirables graves dans les établissements de santé, de la prise de conscience de l’ampleur potentielle du phénomène en France, des grandes crises sanitaires, de « la médiatisation des évènements indésirables liés aux soins et le coût économique qu’ils engendrent » (Cuvelier, 2011, p.15) et de l’exigence croissante des patients sur la sécurité.
Cette politique s’est traduite par la publication de l’ordonnance n°96-346 du 24 avril 1996 (accréditation des établissements de santé), la promulgation de la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 (déclaration d’un accident médical, d’une affection iatrogène) – dite loi Kouchner et de la loi de santé publique votée en août 2004 concernant la réduction du risque iatrogénique. Parallèlement, des systèmes de vigilance ont été organisés (dispositifs d’accréditation, surveillance InVS, signalement AFSSAPS), des études et des enquêtes sur les événements indésirables graves liés aux soins ont été menées (CCECQA, DREES, ENEIS, académie nationale de médecine, école des hautes études en santé publique…) , des colloques ont été tenus (prévention médicale, AFGRIS, SIDIIEF, DGS…) et des expérimentations ont été conduites (InVS, MACSF, CCECQA, établissements de santé…) pour développer la gestion des risques dans le domaine médical. L’ensemble de ces travaux et l’accroissement des informations disponibles ont conduit à faire évoluer la réglementation en France dans les années 2010 afin de renforcer la lutte contre les événements indésirables graves liés aux soins dans les établissements de santé (décret n°2010-1408 du 12 novembre 2010), de développer la certification des établissements de santé (HAS), d’organiser le retour d’expérience (instruction DGOS/PF2/2012/352 du 28 septembre 2012), de créer le portail de signalement des événements sanitaires indésirables (décret n°2016-1151 du 24 août 2016) et de gérer ces événements graves (décret n°2016-1606 du 25 novembre 2016).
L’arsenal législatif et réglementaire accumulé en une vingtaine d’années témoigne de l’attention portée par les pouvoirs publics à la sécurité des patients (Rapport HCSP, 2011). Le concept de « risque social majeur » a émergé avec la multiplication des catastrophes à la fin du 20e siècle et leurs effets, « c’est l’impact de ceux-ci [phénomènes naturels de grande ampleur, catastrophes industrielles] sur la société, sur la population, sur les équipements privés ou publics qui transforme un événement en phénomène social » (Girard & Gendron, 2013, p.1). Malgré une moindre visibilité des effets des accidents médicaux sur les personnes et sur les organisations, les risques d’événement indésirable associé aux soins (EIAS) sont en général considérés comme un risque social majeur parce que les conséquences sanitaires, assurantielles, économiques et juridiques peuvent être importantes. « La sécurité liée aux soins représente un enjeu majeur, maintenant bien perçu des patients et des usagers, ainsi que des professionnels de santé » (Rapport HCSP, 2011, p.7). En Europe, environ un patient sur dix subit un préjudice qui pourrait être évité. En France, parmi les événements indésirables graves (EIG) survenus pendant l’hospitalisation, 6,2 d’entre eux surviennent en moyenne pour 1000 jours d’hospitalisation avec pour conséquences, une prolongation du séjour du patient en établissement de santé, une incapacité temporaire ou définitive ou un risque vital . D’autres EIG (prise en charge médecine ambulatoire, médecin traitant) peuvent être à l’origine d’une hospitalisation.
A l’échelle du patient, les accidents liés à la médecine sont également considérés comme un risque social majeur (risque iatrogénique) parce qu’un acte de soin peut massivement altérer des vies, voire les détruire (Girard & Gendron, 2013). Des disciplines médicales sont alors considérées plus exposées aux risques d’événements indésirables graves liés aux soins (EIGS évitables et non évitables) que d’autres. On parle classiquement de l’anesthésie et de la chirurgie dont les risques potentiels sont importants (Rapport DREES, 2005). Il est plus difficile de caractériser les risques majeurs dans les disciplines médicales à partir du moment où les conséquences extrêmes (décès du patient) sont rares (Rapport DREES, 2005) et que les patients concernés par un préjudice sont généralement limités en nombre. Rarement une cohorte de patients dans une discipline médicale est concernée par un même accident. « Ces risques [EIAS] touchent en général individuellement des patients, ce qui rend ces risques peu apparents, sauf crises sanitaires sporadiques » (rapport du HCSP, 2011, p.11).
L’étude de la DREES (2005) montre que l’exposition aux EIGS peut être liée à l’acte luimême et à ses conditions de réalisation, à la complexité de la technique employée, à la vitesse de développement des technologies, à l’accroissement constant des données publiées qui modifient en permanence les stratégies de prise en charge des malades et qui limitent leur assimilation. Les causes profondes de survenue des EIG évitables sont principalement dues à la fragilité du patient et à des dimensions systémiques (défaillances humaines des professionnels, supervision insuffisante des collaborateurs, communication insuffisante entre professionnels) .
Les EIGS considérés évitables sont ceux qui intéressent plus particulièrement la gestion des risques parce que les analystes pourraient potentiellement agir dessus en vue de les limiter, voire de les supprimer. 2,6 EIG pour 1000 hospitalisations seraient évitables . Rapportés aux admissions décomptées par les systèmes d’information hospitaliers, 125 000 à 205 000 EIGS pourraient ainsi être évitables (Rapport DREES, 2005). Ce levier d’amélioration de la sécurité des soins parait de fait important.
L’hypothèse selon laquelle la sécurité est indissociable de l’identification des événements indésirables a favorisé le développement des retours d’expérience événementiels et des analyses rétrospectives dans les démarches de gestion des risques. Le processus de signalement fait « depuis longtemps l’objet des réunions de morbi-mortalité dans les services qui en ont la pratique » (Académie nationale de médecine, 2012, p.532).
Pourtant, il existe une sous déclaration remarquable dans les systèmes de signalement des EIGS portés par les acteurs médicaux (Rapport DREES, 2005). Elle s’explique notamment par une définition floue des EIG, une contradiction entre la volonté de transparence du système de santé et le secret médical (rapport HCSP, 2011 ; Amalberti & al., 2006 ; Nyssen & al., 2004), la difficulté d’anonymisation et la crainte de la judiciarisation en l’absence de système de protection des déclarants, une culture du silence du domaine médical pour éviter la délation ou l’aveu de faute, le refoulement de la possibilité de défaillance par le médecin (Pellerin, 2008) et par la mauvaise ergonomie des systèmes de déclaration.
Dans l’urgence de la survenue d’accidents médicaux marquants, la transposition des démarches et méthodes issues des industries à risques au domaine médical s’est faite naturellement sans questionner réellement la pertinence de leurs principes aux spécificités médicales. Autrement dit, le programme de gestion des risques dans le domaine du soin repose en partie sur des démarches et méthodes pratiquées dans les industries à risques. L’académie nationale de médecine (2012) s’est inspirée des travaux des industriels pour qualifier les événements indésirables médicaux. Il s’agit de tout événement dont la survenue potentielle est susceptible de provoquer un événement (analyse prospective des risques) ou tout événement dont la survenue a été responsable d’un accident (analyse rétrospective des risques).
L’anesthésie est considérée comme une discipline pionnière dans le domaine de la sécurité des soins, un modèle à suivre (Cuvelier, 2011). Entre 1982 et 1999, les anesthésistesréanimateurs ont divisé par dix leur taux de mortalité. Les processus de sécurisation des soins ont été multiples. « L’amélioration exponentielle de la sécurité en anesthésie au cours de ces dernières décennies est d’abord communément attribuée à des avancées pharmacologiques et techniques importantes » du fait de la mise au point « d’appareils plus sûrs et des moyens de surveillance plus fiables [salles de réveil par exemple] » et par « l’encadrement des pratiques par des règles de fonctionnement standardisées ». (Cuvelier, 2011, p.18).
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Table des matières
Introduction
Première partie Contexte et objectifs de la recherche
1. La gestion des risques dans le domaine médical
2. Les risques en radiothérapie
2.1. Description de la radiothérapie externe
2.2. Risques étudiés en radiothérapie
2.3. Les accidents d’Epinal et de Toulouse
2.3.1. Description de l’accident d’Epinal
2.3.2. Description de l’accident de Toulouse
2.4. Définition et mise en œuvre d’une feuille de route en radiothérapie
2.5. L’exigence réglementaire « étude des risques »
3. Des difficultés d’application de l’exigence réglementaire (article 8 arrêté du 22 janvier 2009)
4. Question adressée à la recherche
Deuxième partie Cadre théorique
5. L’analyse des risques et la sécurité : une approche techniciste incitée par les sciences de l’ingénieur
5.1. De la maitrise des risques à la gestion des risques
5.2. La gestion des risques et la sécurité
5.3. La sécurité et l’analyse des risques
5.3.1. La sécurité et le risque sont en opposition
5.3.2. La sécurité et les risques sont complémentaires
5.3.3. La sécurité par l’analyse des risques
5.4. Les définitions multiples du risque
6. Les méthodes d’analyse proposées par l’ingénierie
6.1. Les différents principes méthodologiques
6.1.1. La simplification de l’analyse
6.1.2. L’anticipation d’événements inacceptables
6.1.3. La relation de causalité
6.1.4. La réduction des risques à un niveau acceptable
6.2. Différentes méthodes d’analyse des risques
6.2.1. L’analyse préliminaire des risques
6.2.2. L’arbre de défaillances
6.2.3. Le nœud papillon
6.2.4. La méthode HAZOP
6.2.5. Spécificités de ces méthodes
6.3. La méthode AMDEC
6.3.1. Historique de l’AMDEC
6.3.2. L’AMDEC et la fiabilité humaine
6.3.3. Processus d’analyse selon la méthode AMDEC
6.3.4. Transposition de l’AMDEC en radiothérapie
6.3.5. Avantages et limites de la méthode AMDEC
6.3.5.1. Succès de la méthode AMDEC dans le domaine des soins
6.3.5.2. Limites méthodologiques de l’AMDEC dans le domaine du soin
6.3.5.2.1. La conception de la méthode pour un système technique limite sa transposition pour des systèmes sociotechniques
6.3.5.2.1.1. La décomposition des processus de travail donne l’illusion d’une meilleure compréhension des risques
6.3.5.2.1.2. La focalisation sur les erreurs humaines n’est pas la source espérée d’information pour caractériser les risques
6.3.5.2.1.3. L’usage exclusif de la relation de causalité limite les capacités de prévision et de gestion des modes de défaillance
6.3.5.2.2. L’évaluation quantitative des risques masque une évaluation qualitative
6.3.5.2.3. La capacité limitée de transformation conduit à une illusion de maitrise
6.3.6. Synthèse
7. Notions et méthodes proposées par les sciences humaines et sociales
7.1. Les différentes facettes de la performance
7.2. Les situations de travail et la performance
7.2.1. Les déterminants de la situation de travail et les conditions de travail
7.2.2. La complexité des situations de travail et l’émergence de risques
7.3. L’activité humaine, un outil de la performance
7.3.1. La sécurité réglée et la sécurité gérée
7.3.1.1. Le cadrage de l’activité par les règles
7.3.1.2. La régulation dans les activités
7.3.1.2.1. Une forme de régulation face aux perturbations : la résilience
7.3.1.2.2. Une forme de régulation liée à la complexité du travail
7.3.2. Les savoir-faire de prudence
7.4. L’organisation, un outil de la performance collective : exemple des HRO
7.5. Les espaces réflexifs sur le travail, un moyen pour définir la performance
7.5.1. Introduction
7.5.2. Description et objectifs des espaces de discussion
7.5.3. L’ingénierie des espaces de discussion
7.6. Synthèse
Troisième partie Problématique
8. Problématique
9. Stratégie de recherche
9.1. La sécurité des soins en réflexion : une stratégie de recherche en trois étapes
9.1.1. Evaluer la capacité d’analyse des risques à partir de l’AMDEC
9.1.2. Favoriser l’identification de la complexité du travail
9.1.3. Favoriser l’identification des risques pour les patients
9.2. Le positionnement du chercheur
9.2.1. Le positionnement du chercheur dans la conduite de la recherche
9.2.1.1. Insertion des espaces de discussion dans des dispositifs existants
9.2.1.2. Organisation des groupes de réflexion
9.2.1.3. Co-conception des principes méthodologiques
9.2.1.4. Transmission des consignes aux analystes
9.2.1.5. Validation des données recueillies
9.2.2. Le positionnement du chercheur dans les groupes de discussion
9.3. Présentation des terrains
9.3.1. Le centre de radiothérapie « Hydra »
9.3.2. Le centre de radiothérapie « Hérakléia »
9.3.3. Le centre de radiothérapie « Paros »
Quatrième partie Contributions empiriques
Conclusion