La gestion de l’exploitation des aquifères côtiers : le cas de la plaine du Roussillon
L’eau souterraine est une « ressource en propriété commune » (CPR), les droits de propriété n’étant pas clairement définis, le marché ne peut pas fonctionner. En effet, chaque individu en tant que « propriétaire commun » a le droit de prélever dans la ressource, mais il ne peut pas obliger les autres à ne prélever que la quantité qui lui garantisse une jouissance absolue de son droit (Cole et Grossman, 2002). A la différence des ressources en libre accès, pour accéder à une CPR, les individus doivent être des propriétaires communs, dans ce sens ils appartiennent à un ensemble plus ou moins fermé (Helm et Pearce, 1991). En conséquence, ils sont mieux placés pour éviter « la tragédie des communs » (c.f. Hardin, 1968) par rapport aux ressources en accès libre ; cependant, une telle éventualité existe puisque nous sommes dans le cadre d’un dilemme du prisonnier avec N joueurs. L’origine de cette meilleure position vient, non pas du nombre de joueurs (qui peut être élevé), mais du fait qu’ils sont mieux définis et identifiés, donc il pourrait exister une expérience d’interaction (ou de marchandage) plus ancienne entre ces joueurs. Ainsi, des formes d’action collective pourraient émerger permettant de combler l’inexistence du marché (Dasgupta, 1991; Ostrom, 2000).
De manière générale, les préleveurs rationnels et égoïstes vont extraire l’eau souterraine en considérant uniquement leur coût privé de l’activité. Ceci est à l’origine des externalités négatives dont, à partir de la littérature, on identifie quatre types :
(i) Externalité de stock : En prélevant une unité marginale dans la période t, le préleveur réduit les possibilités d’extraction pour les autres dans les périodes suivantes (Negri, 1989 ; Provencher et Burt, 1993).
(ii) Externalité de coût de pompage : En prélevant une unité marginale d’eau souterraine dans la période t, la firme affecte le coût de pompage des autres préleveurs pour cette période et les suivantes (Provencher, 1995).
(iii) Externalité sur la couverture du risque : L’eau souterraine n’est pas un substitut parfait de l’eau de surface, mais elle représente une assurance lorsque le flux des eaux de surface est stochastique (Provencher and Burt, 1993). En prélevant une unité marginale le préleveur affecte la « valeur tampon » de l’eau souterraine.
(iv) Externalité sur la qualité : La quatrième externalité est présente lorsqu’il existe une relation entre le stock disponible d’eau souterraine et la qualité de ses eaux (Tsur et Zemel, 1994; Roseta-Palma, 2002, Roseta-Palma, 2003).
L’inefficacité économique d’une telle situation demande l’intervention d’un régulateur qui représente l’intérêt général. Nous considérons ici un régulateur bénévole, lequel à l’aide d’instruments d’intervention directe, peut équilibrer les demandes des préleveurs avec l’offre de la ressource. Néanmoins, dans une perspective coasienne, le régulateur pourrait faciliter l’emergence d’institutions pour que les usagers négocient entre eux (Coase, 1960). La gestion de l’eau souterraine peut être alors schématisée de la manière suivante : des préleveurs ont une action sur le niveau et la qualité de la ressource en eau souterraine. Le régulateur intervient pour équilibrer l’offre et la demande d’eau. Il peut donc agir soit sur l’offre, soit sur la demande.
La gestion de l’offre vise à augmenter la disponibilité en eau souterraine, à la protéger ou à réduire la pression sur la ressource proposant des substituts. Les actions sur l’offre présentent l’avantage de ne pas affecter les activités économiques à l’origine de la demande et sont donc largement acceptées. Néanmoins, elles ne peuvent pas suffire éternellement et atteignent tôt ou tard leurs limites, soit parce qu’elles ne sont pas physiquement faisables, soit parce qu’elles sont trop coûteuses. La gestion de la demande (agissant sur les quantités prélevées et/ou le nombre de préleveurs) devient alors incontournable. Une panoplie d’instruments de nature différente s’ouvre aux autorités compétentes. Guidée par plusieurs critères concomitants, le choix parmi les diverses options peut déboucher dans des arbitrages de type performance versus acceptabilité. Pour départager les différents instruments d’action sur la demande, il faut donc avoir une idée assez précise des implications de la mise en place de chaque instrument. L’économie expérimentale offre un champ de test des arrangements institutionnels au préalable à la mise en pratique de nouvelles politiques. En constituant un prototype en laboratoire, les différents instruments peuvent être testés à l’aide des sujets humains. La performance de ce prototype peut ainsi être évalué sous différentes configurations.
La complexité intrinsèque de la gestion de l’eau souterraine : la ressource, les préleveurs et le régulateur
La mise en place d’un système de gestion de l’eau souterraine peut être une tâche très complexe du fait des diverses caractéristiques de la ressource, des préleveurs et du régulateur. Bien que les principes généraux d’une gestion intégrée des ressources en eau soient évidemment applicables dans tous les cas (GWP, 2000), leur mise en pratique concrète soulève de nombreux problèmes inhérents à l’histoire de chaque cas particulier. Dans les zones littorales précocement confrontées à l’intrusion d’eau de mer, le cadre institutionnel nécessaire à la mise en place des politiques de gestion a été développé et des instruments de gestion ont été mis en place (Giordana et Montginoul, 2006). Les préleveurs ayant été confrontés aux conséquences d’une intrusion d’eau de mer d’origine anthropique admettent le besoin d’une gestion de la ressource et en sont même demandeurs. Cette « demande sociale » se traduit généralement par la construction d’un cadre institutionnel et réglementaire à la base de tout système de gestion efficace (GWP, 2000). L’émergence plus ou moins précoce de cette « demande sociale » d’intervention peut être en partie expliquée par les caractéristiques du substrat aquifère et la disponibilité naturelle de substituts. En effet, le type d’aquifère détermine la vitesse de propagation des effets d’une surexploitation, pouvant être immédiats ou retardés, et le degré de réversibilité de ces effets. Ainsi, suite à une intrusion d’eau de mer, un aquifère sableux peut rester saumâtre pendant des années, tandis que l’eau d’un aquifère en milieu fissuré peut redevenir potable d’une saison à l’autre. Il est donc important de décrire conceptuellement le phénomène d’intrusion d’eau de mer ainsi que ses nuances selon le type d’aquifère, ce qui nous allons aborder dans le premier point. Nous décrirons ensuite les demandeurs d’eau souterraine dans les zones côtières, avec un intérêt particulier pour l’usage agricole. Finalement, nous présenterons les instruments de politique pour lutter contre l’intrusion d’eau de mer recensés par Giordana et Montginoul (2006) dans différents cas empiriques.
La ressource : les aquifères côtiers
Nous considérons l’eau souterraine comme étant la principale ressource en eau dans les zones côtières. Les autres ressources, telles que les rivières, les lacs, les canaux, etc. sont ici considérées comme des substituts, éventuellement imparfaits, de l’eau souterraine. Le fait d’être dans une zone côtière n’implique aucune particularité par rapport à la nature géologique des aquifères (cf. Petit (1996) pour une typologie suffisamment générale pour englober toutes les nappes littorales). L’élément caractéristique de l’eau souterraine dans les zones côtières est l’éventuelle relation des aquifères avec la mer, étant donnée la proximité de cette dernière. Les aquifères côtiers peuvent être libres ou captifs : un aquifère captif est un aquifère enfermé entre deux couches imperméables (une en bas et l’autre en haut). Le schéma exposé dans la Figure 1.1 illustre un aquifère côtier libre à fond plat avec une recharge naturelle égale à R, cette dernière générant un flux d’eau douce vers la mer. L’axe x représente la distance à la mer et l’axe z la profondeur. La relation avec la mer est représentée par une interface eau douce/eau salée abrupte, L indique l’entrée maximale de l’eau salée dans la terre. Cette visualisation incorpore le principe de Badon Ghyben-Herzberg pour déterminer la localisation de l’interface eau douce/eau salée en fonction du niveau de la nappe et de la différence relative des densités (Oude Essink, 2001). A partir de cette figure, on identifie quatre aspects déterminants pour le phénomène d’intrusion d’eau de mer : (i) le niveau relatif de l’aquifère (par rapport à la mer), (ii) la recharge nette des prélèvements, (iii) la localisation des forages et (iv) le type de substrat.
Les préleveurs
L’appartenance au groupe des préleveurs potentiels est déterminée par la possession ou non d’un terrain à l’intérieur des limites du système aquifère en question. Dans les zones côtières, on trouve différents usages concurrents de l’eau souterraine : l’agriculture, l’alimentation en eau potable, l’industrie et autres (comme l’utilisation de l’eau par les ménages ou d’autres entités tels les municipalités, les golfs, les campings pour l’arrosage et/ou remplissage des piscines).
L’usage de l’eau souterraine par l’agriculture est présent lorsque les conditions climatiques rendent l’irrigation nécessaire pour cultiver les cultures choisies et lorsque l’eau de surface n’a pas les caractéristiques requises. L’eau souterraine peut avoir une qualité plus adaptée à la technique d’irrigation utilisée, cette dernière étant souvent liée au type de culture à irriguer. En plus des raisons d’ordre technique, des raisons d’ordre économique expliquent le choix de l’eau souterraine : elle permet aux agriculteurs d’avoir de l’eau à la demande et de garantir ainsi un débit constant pendant la saison d’irrigation, ce que n’assure pas toujours le réseau collectif de surface (OCDE, 1999). De même, des prix élevés de l’eau de ce réseau collectif incite à prélever de l’eau souterraine en l’absence d’une régulation pertinente.
L’usage « alimentation d’eau potable » (AEP) concerne les prélèvements destinés à fournir de l’eau potable aux personnes raccordées : ménages, industries, agriculteurs, … Une des caractéristiques de cet usage est la déconnexion entre l’utilisateur final et le préleveur (à savoir la commune, le syndicat de communes, etc.). Pour l’industrie, l’eau souterraine représente un intrant qui fonctionne comme un substitut de l’eau de surface (ou du réseau) et qui peut offrir une fiabilité dans la fourniture de la ressource avec une qualité donnée (dans le cas où le choix entre les deux existe) .
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Table des matières
Introduction
Chapitre 1 La gestion de l’exploitation des aquifères côtiers : le cas de la plaine du Roussillon
1.1 Introduction
1.2 La complexité intrinsèque de la gestion de l’eau souterraine : la ressource, les préleveurs et le régulateur
1.3 La gestion de la demande : un défi majeur pour la plaine du Roussillon
1.4 Conception et évaluation des politiques publiques à l’aide de l’économie expérimentale
1.5 Conclusion
Chapitre 2 Un modèle conceptuel de régulation des prélèvements en eau souterraine
2.1 Introduction
2.2 Le modèle
2.3 Régulation
2.4 Conclusion
Chapitre 3 Instruments fixes ou flexibles ? Une étude expérimentale sur l’efficacité et l’efficience des instruments économiques dans la régulation de l’exploitation de l’eau souterraine
3.1 Introduction
3.2 Le design expérimental
3.3 Les résultats
3.4 Conclusions
Chapitre 4 Classification du comportement individuel à partir des données expérimentales et simulations pour la construction des scénarios de gestion des nappes
4.1 Introduction
4.2 Un algorithme de classification de type bayésien : l’algorithme HKM
4.3 Spécification empirique
4.4 Résultats de l’algorithme classification
4.5 Simulations pour la construction des scénarios de gestion
4.6 Conclusion
Conclusion