L’évolution des études sur les aires d’influence des ports : de l’approche «classique » au « tout réseau »
Aire captive et réseau concurrentiel : ces deux bornes extrêmes délimitent le cadre théorique dans lequel ont évolué les notions d’avant et d’arrière-pays au cours du 20e siècle. Ce chapitre se veut une introduction à la problématique de cette recherche. Son objectif n’est donc pas de livrer une revue exhaustive de la littérature, mais de faire état des principaux développements du thème et de les situer dans leur contexte épistémologique. Pour une revue exhaustive des différentes définitions d’avant et d’arrière-pays nous renvoyons aux travaux de A. Cooke [Cooke, 1965] pour la première moitié du 20e s. et de J. Charlier et J. Marcadon [Charlier, 1981, Marcadon, 1988] pour la période 1950-1980.
L’exposé se déroule en trois parties : dans la première partie sont présentées les définitions classiques et une synthèse de leur évolution théorique jusqu’aux années 1980. Ensuite est analysée l’évolution des méthodes et des discours académiques débouchant sur la mise en question de la pertinence des approches classiques. Enfin, dans la troisième partie sont présentées des positions scientifiques plus modérées qui, tout en tenant compte des évolutions récentes, relativisent la portée de leurs conséquences spatiales .
L’approche classique : arrière-pays gravitaire et avant-pays réseau
Ce qui caractérise la conception classique est l’étude séparée de l’avant et de l’arrière-pays. Le port est envisagé comme un pôle qui rayonne à la fois sur les espaces maritime et terrestre. L’arrière-pays est la contrée située derrière le littoral ou le rivage. Au 19e siècle, le sens premier du mot évolue vers une deuxième acception désignant l’aire d’influence des villes coloniales [Nordman, 1997]. Pour cette deuxième acception, le vocable allemand hinterland est souvent employé. Certains auteurs préféreront limiter l’usage du vocable français à sa première acception et utiliser la forme allemande pour la deuxième [Nordman, 1997]. Etant donné que dans cette thèse n’est abordé que le deuxième sens appliqué uniquement aux ports, l’utilisation de la forme française arrière-pays a été préférée, selon la coutume francophone [Amphoux, 1949, Vigarié, 1964, Charlier, 1981].
Les notions d’avant(-pays) et d’arrière-pays, devenues omniprésentes dans le discours scientifique des géographes maritimistes, ne datent pas seulement de la seconde moitié du 20e siècle et n’ont pas toujours porté les mêmes significations. La plus ancienne des deux appellations est celle d’arrière-pays qui commence à faire l’objet d’études scientifiques dans le premier quart du siècle. La notion d’avant-pays fera son entrée dans le vocabulaire académique seulement dans les années 1940.
Un précurseur : Albert Demangeon
Le développement théorique de la notion d’arrière-pays trouve un précédent remarquable dans un article d’Albert Demangeon paru dans les Annales de géographie à la fin de la Première Guerre mondiale [Demangeon, 1918]. A la différence des monographies portuaires classiques centrées sur le port [Simonin, 1878, Houdaille, 1905, Dyé, 1909], l’approche de l’article est novatrice dans la mesure où le véritable objet d’étude est l’aire de desserte du port. Dans ce travail sont analysées les relations terrestres du port d’Anvers , notamment celles qu’il entretient avec le sud de l’Allemagne, qui représentait déjà une partie importante de ses trafics. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, l’auteur s’interroge sur la stabilité d’une économie belge fragilisée par la guerre, qui repose en grande partie sur la vitalité de son commerce avec l’outre-mer et donc sur le port d’Anvers, par lequel transite l’essentiel de ses échanges maritimes. La détérioration des relations entre l’Allemagne et la Belgique met en péril l’avenir des relations entre Anvers et son principal arrière-pays étranger. Ce dernier lui assure un important volume de trafic qui s’avère indispensable au maintien des grandes liaisons maritimes qui ont fait historiquement l’essor du port.
La thèse défendue par l’auteur est que, dans les foyers industriels du Nord et de l’Est de la France, Anvers pourrait trouver un arrière-pays alternatif lui permettant de combler la perte éventuelle d’une partie de ses trafics en Allemagne. Le seul obstacle au basculement de ces territoires dans l’arrière-pays d’Anvers réside dans les surtaxes que la France impose aux marchandises importées par les ports étrangers. Demangeon questionne l’intérêt de cette politique protectionniste vis-à-vis de la Belgique, qui contraint artificiellement « l’intense poussée qu’exercent les marchandises étrangères qui cherchent à atteindre la mer par un chemin direct » (p. 314). Le manque à gagner est, aux yeux de l’auteur, plus important que les prétendus avantages (p. 337) :
« Du côté français, on objecte qu’une politique d’égalité ruinerait Dunkerque. On peut répondre que la politique de protection n’a pas réussi à éliminer l’influence d’Anvers, et qu’il ne peut être question de renforcer cette politique, qu’il ne s’agit pas de ruiner Dunkerque, mais d’établir un partage d’influence selon les lois de la concurrence, enfin que les intérêts industriels de la France sont précieux au même titre que les intérêts de ses ports. Beaucoup d’industriels avouent ne se servir de Dunkerque que parce qu’ils y sont contraints par le jeu des surtaxes, les avantages de navigation étant pour Anvers. Certains fabricants français sont obligés d’acheter leur matière première sur le marché d’Anvers parce que le marché français ne peut leur procurer les sortes qu’ils désirent ; mais ils paient ainsi la surtaxe, ce qui les place en état d’infériorité vis-à-vis de leurs concurrents allemands. Tout n’est pas profit dans la protection qu’on accorde aux ports nationaux » .
Les voies de communication revêtent une importance majeure dans le développement des arrière-pays : le Rhin , la voie d’eau et le chemin de fer. Pour Demangeon :
« les avantages de la distance ne suffisent pas à faire vivre un port moderne : il dépend des voies de communication qui le relient à son arrière-pays » (p. 324).
Les principaux enjeux pour Anvers concernent le chemin de fer, par lequel transitent l’essentiel de ses échanges avec le sud de l’Allemagne. Si Rotterdam est indiscutablement le port pour les importations du sud de l’Allemagne, en raison de sa position privilégiée sur l’embouchure du Rhin, Anvers domine le marché des exportations grâce aux bonnes communications ferroviaires. Cette domination risque d’être altérée par une éventuelle guerre tarifaire entre les chemins de fer allemands et belges en faveur des ports d’Hambourg, Brême et Rotterdam :
« Ces relations par fer avec l’Allemagne doivent leur force pour une grande partie, à la proximité géographique et à l’absence de grand relief. Mais elles dépendent aussi des tarifs de transport. Ce fait artificiel peut les mettre à la merci de l’Allemagne si elle voulait amoindrir les avantages de la distance et de la topographie. »(p. 330) .
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Table des matières
Introduction générale
Introduction à la première partie. La genèse d’une problématique générale sur les aires d’influence portuaires
1 L’évolution des études sur les aires d’influence des ports : de l’approche « classique » au « tout réseau »
1.1 L’approche classique : arrière-pays gravitaire et avant-pays réseau
1.2 Le « tout réseau »
1.3 Des approches mixtes : entre le classique et le tout réseau
Conclusion du premier chapitre
Bibliographie
2 L’apport de l’analyse spatiale à la délimitation des aires d’influence des ports
2.1 Le cadre théorique des interactions spatiales
2.2 Les aires d’influence gravitaires
2.3 L’approche par les réseaux
Conclusion du deuxième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la première partie
Introduction à la deuxième partie. Le contexte géographique des aires d’influence portuaires
3 Echanges mondiaux et trajectoires des pays
3.1 Croissance et redistribution des potentiels d’échange
3.2 Echanges et niveaux technologiques des systèmes productifs
3.3 La réorganisation des flux
Conclusion du troisième chapitre
Bibliographie
4 La redistribution géographique des trafics portuaires
4.1 La redistribution au niveau mondial des trafics portuaires
4.2 Réorganisations européennes des trafics portuaires
Conclusion du quatrième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la deuxième partie
Introduction à la troisième partie. Une application de la problématique des aires d’influence aux échanges maritimes extra-communautaires de la France
5 L’avant-pays de la France
5.1 Une vision européenne de la genèse des avant-pays portuaires
5.2 L’organisation de l’avant-pays de la France
5.3 La spécialisation géographique des liaisons maritimes
Conclusion du cinquième chapitre
Bibliographie
6 Les arrière-pays français des ports européens
6.1 Les territoires de génération des échanges maritimes
6.2 Le poids des métriques classiques dans les arrière-pays actuels
6.3 Espaces de recouvrement entre arrière-pays
Conclusion du sixième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la troisième partie
Introduction à la quatrième partie. L’articulation du transport avec les systèmes productifs
7 Variations sur le thème des aires d’influence des ports : les exportations maritimes de vin
7.1 Les vins de Bordeaux et de Bourgogne dans les échanges internationaux
7.2 L’organisation des flux dans la filière vin : un vecteur de différenciation entre grands et petits opérateurs
7.3 La mise en place du transport maritime depuis les régions de Bourgogne et du Bordelais
Conclusion du septième chapitre
Bibliographie
Conclusion de la quatrième partie
Conclusion générale