Euromarchés et finance internationale
La finance offshore dans la mondialisation : règle ou exception ?
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, la crise économique de 2008 et la succession de fuites d’envergure de documents confidentiels telles que les Offshore Leaks (2013) , LuxLeaks (2014) , SwissLeaks (2015) , l’offshore fait de plus en plus débat. Il est accusé de soustraire des ressources fiscales aux Etats et de saper les assises de l’Etat-providence, d’accroître l’instabilité des marchés financiers à cause du développement de places financières à la régulation peu contraignante, de permettre le financement d’activités terroristes ou encore le blanchiment des fonds issus d’activités illégales telles que la traite d’êtres humains, le trafic de drogues et d’armes (Merckaert, 2013; Perrot, 2016; Zucman, 2013; Clunan and Trinkunas, 2010). Pour un nombre croissant d’auteurs, on ne peut comprendre le capitalisme contemporain et la mondialisation sans s’intéresser à l’offshore (Binder, 2019; Green, 2016; Palan, 2006). L’offshore ne fait pas référence à un espace géographique particulier mais à des domaines où les contraintes régulatoires et fiscales imposées par les Etats sont allégées voire inexistantes pour les non-résidents. La notion d’offshore couvre des politiques et des pratiques diversifiées : elle peut s’appliquer à certaines places financières, aux paradis fiscaux, aux pavillons de complaisance et aux zones franches d’exportation, notamment (Palan, 2006; Picciotto, 1999) .
Plusieurs organisations gouvernementales ou non-gouvernementales dressent chaque année la liste des territoires qu’elles considèrent comme des places offshore. Ces listes couvrent parfois jusqu’à une centaine de pays différents. Une telle diversité est possible parce que la plupart de ces places développent des stratégies de niche, c’est-à-dire qu’elles permettent le développement de certaines activités spécialisées. Cette spécialisation leur permet d’être moins susceptibles d’être qualifiées de places offshore à part entière puisque les activités concernées sont censées rester minoritaires par rapport au reste de l’économie. Loin de ne concerner que des micro-Etats, ces listes soulignent le rôle important que jouent des acteurs politiques de premier plan sur la scène européenne et mondiale. En Europe, par exemple, le Royaume-Uni et ses dépendances, les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Irlande, la Suisse et le Liechtenstein compteraient parmi les places offshore les plus importantes au monde.
La quantification du phénomène est difficile à réaliser d’une part parce que l’offshore n’est pas un phénomène homogène, d’autre part parce qu’il se caractérise bien souvent par des pratiques d’opacité (utilisation d’entreprises-écran, secret bancaire, entre autres). Plusieurs études permettent cependant d’avoir un aperçu du poids de certaines formes d’offshore dans l’économie mondiale : les populations les plus riches stockeraient l’équivalent de 10% du PIB mondial dans des paradis fiscaux (Alstadsaeter et al., 2017), 40% des profits des multinationales seraient entreposés dans des paradis fiscaux (Torslov et al., 2018), et le manque à gagner annuel en impôts au sein de l’Union Européenne serait de 200 milliards de dollars et de 130 milliards pour les Etats-Unis (Garcia-Bernardo et al., 2017). Dans le domaine de la finance, l’offshore est loin d’être un phénomène à la marge. Les estimations varient sensiblement selon les sources mais toutes soulignent l’importance du phénomène en termes absolus et relatifs. D’après certaines estimations entre 50% et 80% des flux financiers passent par les marchés financiers offshore (Palan, 2006; Palan et al., 2013) ce qui ferait de la finance offshore la règle de la mondialisation financière contemporaine.
Lorsqu’il s’agit de revenir sur les fondements de la finance offshore, la littérature dans les domaines de l’économie et de l’économie politique internationale (IPE) souligne le rôle charnière des Euromarchés. Les Euromarchés constituent le marché international de la dette. Ils permettent à des acteurs officiels – tels que les banques centrales, les gouvernements ou les organisations internationales -, des acteurs bancaires ou encore non-bancaires – tels que des entreprises multinationales – de se financer en devises étrangères du très court terme (quelques heures) au long terme (plusieurs décennies). Ils seraient, en outre, à l’origine de la « révolution » de l’eurobanking (Battilossi, 2000, 2009), nouveau mode d’organisation de la banque internationale à partir des années 1960. Certains auteurs vont jusqu’à les considérer comme une « zone grise bancaire » (banking twilight zone) qui « n’appartient à aucune nation, n’est gouvernée par la loi d’aucun Etat et n’est sujette qu’à très peu voire aucune régulation » (Frieden, 1987) .
Les Euromarchés : une révolution financière
Plusieurs auteurs en économie et en IPE considèrent les Euromarchés comme une innovation centrale de la seconde mondialisation financière : tandis que Van Dormael (1997) compare leur apparition à l’invention du billet de banque, Podolski (1986) considère que « dans le monde de la finance, l’impact du système des Eurodevises [les Euromarchés] est comparable à celui de la fusion du coke pour la production de fer et d’acier, du moteur à vapeur dans le développement des chemins de fer et de l’ordinateur dans le traitement de l’information », Schenk (1998) parle d’innovation financière la plus spectaculaire de l’après-guerre et Stefano Batilossi (2000, 2009), enfin, parle de révolution eurobancaire. Ce dernier, développe son argument en considérant que les innovations ayant eu lieu sur les Euromarchés ont remodelé le système financier international à partir des années 1960. Réunis en 1944 à Bretton Woods, dans le New Hampshire, les représentants des 44 pays alliés échafaudent un nouveau système financier en vue de l’après-guerre. Ce système doit éviter que ne se produise une dépression économique analogue à la Grande dépression des années 1930. Il est qualifié par le politiste John Ruggie (1982) de « libéralisme encastré » (embedded liberalism). L’objectif poursuivi par le libéralisme encastré est de bâtir un compromis entre le développement concomitant du commerce international (vecteur selon l’idéologie libérale de paix et de prospérité grâce à l’interdépendance des économies) et de l’Etat providence en subordonnant les systèmes financiers aux autres secteurs de l’économie. A partir des années 1950, cependant, les restrictions concernant les mouvements de capitaux sont progressivement levées et l’activité internationale des banques se développe à mesure que les économies du monde capitaliste deviennent de plus en plus interdépendantes. C’est à partir des années 1970 que, selon Ruggie, la subordination de la finance au commerce et à l’Etat providence, est attaquée.
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Table des matières
Introduction
I. Euromarchés et finance internationale
1. La finance offshore dans la mondialisation : règle ou exception ?
2. Les Euromarchés : une révolution financière
3. Problématique
4. Pour une histoire de la mise en marché des Euromarchés
5. Analyser les Euromarchés par les instruments
6. Pour une approche territoriale des Euromarchés
7. La mondialisation financière par les Euromarchés : un axe anglo-étatsunien ?
II. Méthode
1. Les archives privées
2. Les archives publiques
3. Les archives de presse
Résumé de la thèse
Chapitre 1 : Qualifier les Euromarchés
I. Le phénomène des Eurodevises, un objet insaisissable ?
1. Une entreprise comptable impossible lancée depuis une institution en quête de légitimité
1.1. Les usages de la comptabilité
1.2. Justifier l’irréversibilité de la mise en marché par les nombres
1.3. La Banque des Règlements Internationaux : une institution en quête de légitimité
1.4. Composition du comité et profils des participants
2. L’ambition savante et régulatoire des banquiers centraux en temps de crise
2.1. Une entreprise comptable aux objectifs flous
2.2. Une occasion nouvelle de coopération entre banques centrales
2.3. Du projet descriptif à l’ambition régulatoire
2.4. Une ambition régulatoire issue d’un contexte de crise
II. Qualifier les Euromarchés
1. La définition du marché par les taux d’intérêt ou la résidence
1.1. Définir les Euromarchés : la rétro-ingénierie comptable
1.2. Du taux d’intérêt au concept de résidence
2. Qualifier les taux d’intérêts du marché
2.1. Le taux d’intérêt : premier indice du marché
2.2. L’explicitation graphique de l’eurodollar : l’hypothèse du « tunnel »
3. La taille du marché : méthode italienne et coopération statistique
3.1. La méthode italienne confronte les statistiques bancaires issues de plusieurs pays
3.2. Des données fausses mais efficaces : le phénomène de duplication comptable
Conclusion
Chapitre 2 : la communication des banques centrales comme forme non-contraignante de régulation des Euromarchés
I. Vers la légitimation des Euromarchés au niveau domestique : le cas de la Banque de France
1. De l’attentisme international aux interventions domestiques
1.1. Une crise « laissé[e] dans l’ombre »
1.2. Parer au plus pressé en ordre dispersé
1.3. La « neutralité bienveillante » de la Banque de France
1.4. La Banque de France et ses lanceurs d’alerte
1.5. Les oreilles de la Banque de France : un réseau d’informateurs pour surveiller les développements du marché
2. La Banque de France : nouvelle source d’énonciation sur l’Euromarché
2.1. Suggérer et punir
2.2. La lettre circulaire : objet de coopération ou de coercition
2.3. De l’art de menacer
2.4. Les raisons de la colère
2.5. Modalités et degré de maîtrise de la communication
II. Une communication coordonnée depuis la BRI pour légitimer les Euromarchés
1. Un appel à l’intervention internationale relié par la presse
1.1. L’émergence d’un discours inquiet dans la presse
1.2. La presse, une source fiable ? De l’utilité des annotations
1.3. Une fenêtre d’opportunité ouverte par un public réceptif
2. Pourquoi et comment prendre parole sur un marché déstabilisé ?
2.1. La communication en tant que devoir
2.2. A quoi sert la communication d’une banque centrale ?
2.3. La question des publics
3. Vers la construction d’un lecteur modèle
3.1. Le ciblage du lectorat : de la crainte du lecteur « superficiel »
3.2. Des données absconses
3.3. Qu’importent les données pourvu qu’il y ait signal
4. Eriger les banques centrales en source d’énonciation sur les développements de la finance internationale
4.1. Rôle de la source d’énonciation dans la force de prescription de la communication
4.2. La BRI : un pare-feu en cas de raté
4.3. L’alliance entre la BRI et ses banques centrales
5. Une entreprise couronnée de succès par la presse
5.1. Un « demi-succès » convoité par la presse
5.2. Des « statistiques vitales » pour la compréhension de la finance internationale émergente
Conclusion
Chapitre 3 : Aux frontières des Euromarchés. la position de change et les frontières comptables de la France
I. Le territoire national du point de vue de la comptabilité nationale
1. La comptabilité nationale française et les opérations financières
2. La comptabilité nationale : une comptabilité territorialisée
II. La position de change et la position globale de change : des instruments de protection du franc et de surveillance des banques
1. Protéger le franc en cas de crise : la position de change comme barrage aux vagues spéculatives
2. De la position de change à la position globale de change
III. Traduire la comptabilité bancaire dans les cadres de la comptabilité nationale : la lettre circulaire n°4 PB
1. Une campagne d’inspections auprès de 50 établissements bancaires
2. La position globale de change d’un intermédiaire agréé et la position extérieure de la France
3. Un instrument à l’intersection des comptabilités nationale et privées
4. Un objet comptable qui inscrit les frontières financières françaises
Conclusion
Chapitre 4 : De la bourse sans domicile fixe aux Euromarchés – l’émergence des dealers en Eurobonds
I. Introduction
1. Le démantèlement du régime de Bretton Woods et l’émergence d’un nouvel ordre de la dette
2. De nouveaux instruments financiers
3. « Freer markets, more rules »
II. L’ouverture d’une fenêtre d’opportunité pour les projets d’autorégulation de l’AIBD
1. Une visibilité accrue des Euromarchés dans la presse spécialisée et généraliste
1.1. Les Euromarchés sapent-ils la souveraineté étatique ou en sont-ils l’un des remparts ?
1.2. La presse sert de vitrine aux controverses qui entourent les Euromarchés
2. « Ordre et discipline » ; vers une autorégulation du marché des Eurobonds
3. L’internationalisation de la finance et les dynamiques d’expansion des trade associations
III. Vers l’émergence au travers de l’AIBD d’un nouveau groupe professionnel international structuré autour des Eurobonds ?
1. Conflictualité et groupes professionnels
2. L’instrument porte-t-il un modèle d’organisation ?
3. Bâtir une organisation depuis l’échelle mondiale
4. Objectifs de l’association
IV. Logiques concurrentielles au sein de l’AIBD
1. Le « paperwork crunch » et les logiques concurrentielles entre chambres de compensation
2. Vers un marché de gré-à-gré ou une organisation héritée des marchés anglo-saxons : la controverse du registre de market makers
3. Quand les dealers contestent la séparation entre marché primaire et secondaire : la controverse du Grey market
4. Le marché des Euroequities : l’AIBD face à la concurrence des bourses nationales et de la Communauté Economique Européenne
V. Mettre le marché des Eurobonds et l’AIBD en histoire
1. Passage de relai ou combat d’arrière-garde ? La mise en récit des premiers temps du marché des Eurobonds et de l’AIBD
2. Quand la mémoire dépasse les bornes : l’intégration de la critique interne et externe du marché à travers le récit fondateur de l’AIBD
2.1. Mémoires dissonantes et bornes basses : quand commencer une histoire de l’AIBD ?
2.2. L’internalisation de la critique interne et externe par la mémoire
3. Les premiers temps des Euromarchés (1962-1968) : l’épopée fondatrice d’une bourse sans domicile fixe
3.1. Un projet conquérant et des horizons dépassables ?
3.2. L’IET : un choc régulatoire comme événement fondateur
3.3. Intérêt manifeste ou abnégation des vétérans de l’association pour sauver le marché des Eurobonds ?
Conclusion
Conclusion génerale
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