INTRODUCTION
L‘historiographie traitant de la Seconde Guerre mondiale est l‘une de celles que l‘on peut considérer comme très vastes. Il suffit de regarder rapidement un rayon de bibliothèque ou de librairie pour comprendre l‘ engouement public et scientifique envers ce conflit. Pourtant, malgré la quantité impressionnante de publications sur le sujet, certains thèmes demeurent encore aujourd‘hui vierges ou peu défrichés. C’est le cas de l‘expérience des prisonniers de guerre, et plus particulièrement celui des prisonniers de guerre canadiens-français.En effet, les études de niveau universitaire consacrées aux prisonniers de guerre ne sont pas légion, tout particulièrement dans le cas des prisonniers canadiens-français incarcérés en Allemagne. Pourtant, selon Anciens Combattants Canada, c‘ est environ 9000 Canadiens qui sont capturés durant la Seconde Guerre mondiale, tous corps d‘armées confondus, et majoritairement internés en Allemagne nazie l . De ce nombre, 1 946 sont capturés à l‘ occasion du débarquement de Dieppe et un peu plus de 26% d‘entre eux sont des soldats canadiens-français2• Ces chiffres démontrent que la petite histoire des prisonniers de guerre canadiens-français représente un aspect à ne pas négliger de la grande histoire de la Seconde Guerre mondiale et du Québec en général.
C’est précisément sur ce sujet que porte le présent mémoire de recherche. Le premier chapitre est consacré d’abord à notre problématique puis aux moyens d’enquête et à la méthodologie que nous avons privilégiée dans cette étude. Le deuxième chapitre présente les individus faisant partie du groupe témoin, leur capture, l’étape du transport et l‘arrivée au camp de prisonniers. Le troisième chapitre aborde la captivité sous l‘aspect physiologique et il y sera question de l‘alimentation et de l’hygiène. Finalement, le quatrième chapitre s‘intéresse à la réalité sociale en traitant des relations interpersonnelles qui s‘établissent dans le camp ainsi qu‘au quotidien et aux loisirs disponibles.
Donatien Vaillancourt
Donatien Vaillancourt est né le 2 avril 1917 dans la ville de Browsburgh (comté d‘Argenteuil). Il s‘enrôle à Montréal le 30 septembre 1939 à l’âge de 22 ans et il participe au raid de Dieppe alors qu‘ il est aussi caporal pour les FMR. Il nous confie qu‘il avait de l‘appréhension face à cette manœuvre militaire, car il n‘aimait pas le fait qu‘elle soit reportée et que les hommes soient tous mis au courant, causant ainsi possiblement des fuites au profit de l‘ennemi. Malgré tout, il débarque sur les plages de Dieppe le 19 août 1942. Selon lui, les hommes n‘ont pas peur de mourir, mais d‘être blessés. À ce sujet, le témoin se souvient d‘un jeune soldat qui semble être clairon pour les FMR qui refuse la communion avant l‘opération en disant au padre : «Passe ma ration aux autres».
Lors du déroulement sanglant du raid sur Dieppe, Vaillancourt mentionne que lui et des camarades ont vu ce jeune homme mortellement blessé à la mâchoire et faisant de grands signes de croix en l‘air avec ses bras. Cette scène aurait fait pleurer le caporal Vaillancourt et ses camarades, car ils voyaient bien que, selon eux,le jeune garçon: «avait réalisé le chemin à prendre pour l‘autre vie I l . >> Il mentionne également que pendant les combats et après, la vue des blessés était très difficile à supporter: «Quand on voyait un gars blessé, on n‘arrachait 12.» Le témoin «pense se souvenir» que ,le commandant aurait donné l‘ordre de se «rendre prisonnier» quand il serait Ilh. Ils ont donc le temps de détruire leurs armes en enlevant la culasse et en la lançant, même chose pour les munitions. Les hommes savent que la marine ne peut plus revenir les chercher, car ils ont pris trop de temps à évacuer les blessés. À ce moment, précise le vétéran Vaillancourt, quand les hommes savent qu‘ ils vont devenir prisonniers dans 25 minutes, c‘est la peur. Ils pensent que c‘est à leur tour de subir le «questionnage», le «fouettage» et toutes les atrocités qu‘ils ont entendues de la part des Anglais au sujet des Allemands. Ils savent bien que ceux qui risquent davantage d‘être victime des interrogatoires musclés sont les officiers, mais le témoin précise: «Qu‘importe, on avait peur pareil, être pris prisonnier. » Ils marchent jusqu‘à l‘hôpital qui est situé à un quart de mile d‘où ils sont. À chaque avion qui passe au-dessus de leur tête, les pnsonmers ont le réflexe de ducker .
Les Allemands informent les prisonniers de la présence de grosses croix rouges peintes sur le toit des bâtiments, empêchant ainsi les Anglais de bombarder cet endroit.
Le transport vers le camp de prisonniers
Cette section veut présenter les aspects qui caractérisent ce transport vers le camp de prisonniers. Nous y verrons la diversité dans la façon de déplacer les nouveaux captifs et le fait que cette étape, tout comme la capture, a de nombreux impacts sur l’expérience de captivité à la fois au niveau physique et psychologique. Parmi les facteurs qui influencent le transport, le premier est inévitablement le lieu de la capture. Bien qu’un réseau très étendu de camps de prisonniers couvre l’ensemble des districts militaires allemands (Wehrkreis), la possibilité qu’un camp soit à proximité des lieux de capture demeure très aléatoire. Dans les dix cas qui nous intéressent, il sera systématiquement nécessaire de transporter les prisonniers sur des distances assez importantes.
Dans le cas des prisonniers capturés à Dieppe, le trajet vers les camps de prisonniers s‘étire sur environ 914 kilomètres pour les officiers qui se rendent à l‘ Oflag VII-B à Eichstatt et 1428 kilomètres pour les sous-officiers et les simples soldats qui se rendent au Stalag VIII-B à Lamsdorë3. À noter que ces distances sont évaluées selon un tracé routier actuel. Il est difficile pour nous d‘établir les routes ferroviaires qui sont utilisé à l’époque, ainsi ces donnée demeurent approximatives et à titre d‘ information. De plus, ces distances ne tiennent pas compte des transferts de camps qui s‘ effectuent au cours de la captivité pour plusieurs témoins.
En ce qui concerne le Pilot Officer Lamontagne, il est transporté des alentours d‘Amsterdam vers le Dulag Luft 1 situé à Oberusel en Allemagne pour le questionnement et est ensuite transféré au Stalag Luft III près de Sagan en territoire polonais. Tout cela représente environ 1086 kilomètres. Comme nous l‘avons mentionné plus haut, ces distances sont frappantes par leur longueur.Ayant à être déplacé systématiquement sur environ 1000 kilomètres, le prisonnier de guerre se trouve plongé dans un territoire géographique dont il ignore à peu près tout,perdant ainsi une bonne partie de ses repères. Cette perte de repères sème inévitablement la confusion chez les prisonniers, ce qui contribue à augmenter leur insécurité et leur vulnérabilité. Aussi, cette pratique représente un bon moyen de prévention contre les évasions, car des captifs brisés et dociles sont moins enclins à donner du fil à retordre aux gardes.
L’arrivée au camp de prisonniers
Dernière étape avant l‘ adaptation à une existence derrière les barbelés, l‘arrivée dans cette enceinte de captivité mérite d‘être analysée. Se situant encore au tout début de la captivité et étant fortement tributaires de la capture et des transports, nous avons décidé d‘ en parler dans ce chapitre plutôt que dans le suivant, qui portera exclusivement sur les aspects thématiques de la vie dans les camps. Deux éléments sont essentiels à prendre en considération. Il s‘agit d‘abord des premières impressions des témoins lors de leur arrivée sur place et ensuite leurs souvenirs concernant les formalités administratives au travers desquelles ils doivent passer. Nous ciblons ces éléments, car ils sont situés chronologiquement dès l‘arrivée et ils marquent une étape charnière entre le statut de «militaire capturé» et celui réellement officiel de prisonnier de guerre.
Les formalités administratives du camp
Il convient maintenant de nous intéresser aux formalités administratives du camp imposées aux captifs dès leur arrivée. Comme nous l‘avons mentionné plus haut, ces formalités marquent véritablement la charnière entre la captivité et le statut officiel de prisonnier de guerre du Reich allemand.
Le déroulement de ces procédures consiste en gros à faire la queue afin de pouvoir être identifié, photographié et immatriculé par les responsables du camp de prisonniers.Le groupe témoin fournit plusieurs souvenirs intéressants concernant ce passage au travers des formalités administratives des camps allemands. Ces souvenirs, parfois très courts, parfois plus détaillés, dépeignent une situation qui, encore une fois, s‘illustre par son ambivalence.
Le capitaine Gravel se souvient que les Allemands les ont envoyés «faire prendre leur portraie6.» Après cela, faisant allusion au fait qu’il possède toujours,lors de l’entrevue, sa fiche remplie par les autorités allemandes (Personalkarte), le vétéran Gravel lance tout haut et avec verve: «Mon numéro 4028 77!» Il s‘agit là du numéro de référence qui lui est donné lors de l‘immatriculation et sous lequel il est désormais identifié par les autorités allemandes en tant que prisonnier de guerre. Fait intéressant, la Personalkart/ 8 du capitaine Gravel mentionne à la case «Nationalité» (Staatstangehôrigfeit) qu‘il est un Canadien français (Frz.–Kanadier). Ce document nous démontre que dans le processus d‘immatriculation des prisonniers, les autorités Allemandes savent (ou sont mis au courant) de cette distinction nationale au moins en ce qui concerne le cas de Grave • N‘ayant pas à notre disposition d‘autres fiches d‘identités, nous ne pouvons affirmer si cette précision administrative est courante ou si l‘information est donnée justement par les prisonniers lorsqu‘ils sont questionnés. Nous reviendrons plus bas sur l‘impact de ce processus d‘immatriculation sur les nouveaux prisonniers.
Le sergentmajor Dussault corrobore ces informations en mentionnant s‘être fait photographier et ensuite d‘avoir reçu un «tag» de prisonnier de guerre. Il mentionne ensuite que tous les prisonniers capturés à Dieppe sont envoyés dans le même enclos, et ce, peu importe leur nationalité • Le caporal Maurice Jolicoeur met de côté les aspects plus administratifs de son arrivée et traite plutôt des procédures de nature hygiénique. Il se souvient d‘ être envoyé à l‘inspection afin de vérifier s‘il a des poux ou des puces. À propos de cette procédure, il affirme: «ça c‘est normal, toutes les armées font ça. Une douche pis ils nous ont dirigés dans le grand camp pis envoyés dans chaque baraque, 225 par baraque.»
La santé et les maladies
L‘hygiène et la santé sont deux thèmes qui vont souvent de pair. Nous croyons qu‘il convient également de les unir dans notre analyse. Au cours des pages précédentes, nous avons pu voir comment les captifs prennent en charge la salubrité de leur corps, mais également celle des lieux qu‘ils habitent. Bien souvent, les motivations derrières de tels comportements sont générées par un désir de préserver la santé de sa personne et celle de ses camarades. Nous chercherons dans les pages qui suivent à déterminer quels sont les problèmes de santés ou les maladies qui menacent le plus souvent les prisonniers. Nous tenterons aussi de déterminer dans quelle mesure il y a une prise en charge médicale disponible aux captifs et comment cette dernière s‘opère.
En ce qui concerne les problèmes de santé, il convient de préciser avant tout que les prisonniers que nous étudions sont pour la plupart de jeunes hommes en bonne santé. Pour eux, les dangers de la maladie sont présents, mais moins menaçants que pour des individus âgés ou bien préalablement malades. Le capitaine Gravel précise par rapport à cela qu‘il n‘a connu aucune situation de maladie grave: «Bin honnête là, j ‘ai pas connu personne parce qu‘on était toutes 23-24-25 ans. Quand même qu‘on mangeait pas on était pas malades de rien I69.» Le caporal Dumaine définit la population captive sensiblement de la même façon quand il nous dit: «On était jeune, on était en bonne santé, on était «toughS»170! » Jacques Cinq-Mars tient une position plus pessimiste face aux maladies dans le camp. Il parle des problèmes de santé ainsi : «ça on avait peur de ça. Fallait pas être malade… si t’étais malade tu mourrais, c‘est toute 17l.» Plus loin il aJoute: . «LIe es p us lortS passaIent . a, travers 172.» Nous avons questionné nos témoins concernant les problèmes de santés auxquels ils doivent faire face durant leur captivité. Leur réponse regroupe des situations vécues par eux-mêmes, mais également celles qui frappent d’autres prisonniers et qui marquent leur mémoire. Le soldat Émond y va ainsi: «J’ai jamais été malade.
La seule maladie c’est quand j’me suis fait piquer par une bébitte 173.» Il mentionne également que d’autres prisonniers peuvent avoir des «p‘tits bobos», mais sans plus selon ses souvenirs.Donatien Vaillancourt nous parle du temps où les prisonniers du FMR sont ligotés. Les effets sur la santé d‘une telle pratique sont doubles dans le témoignage de ce dernier.D’abord, les cordes irritent la peau et comme elles sont partagées entre les prisonniers au fil des jours, elles propagent l’impétigo 174. Aussi, la posture forcée dans laquelle se trouvent les prisonniers ligotés déforme les épaules en les repliant vers le torse. Le témoin mentionne malgré tout qu’une fois la pratique des cordes arrêtée, ces problèmes de santé cessent et ne semblent pas avoir d‘ impacts ultérieurs 175. En plus de ces situations, Vaillancourt se souvient d‘avoir une infection dans une oreille. Jacques Cinq-Mars fait mention des problèmes de santé suivant: «Bin la grippe, moi j ‘ai pogné des mals de gorge...euh…c‘est ça 176.» Il nous explique que ces problèmes peuvent être dangereux, car sans médicaments pour les soigner la situation peut empirer et devenir un sérieux problème . Jacques Nadeau indique qu‘il a attrapé deux fois la «va-vite» (diarrhée) durant sa captivité et qu‘ il a dû se faire arracher une dent 178• Pour sa part, Maurice Jolicoeur ne semble pas avoir été trop inquiété de problèmes de santé: «Un p’tit rhume c‘est toute, presque trois jours. Pis avec tout ce qui avait alentour j’ai pas été malade une fois. <Simon Leduc: Pas une fois?> Toussé un peu…y en a d‘autres...poumons malades, qui avaient de la misère, ça dépendait de la constitutionI .» .
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Table des matières
LISTE DES CARTES
INTRODUCTION
CHAPITRE 1- DEVIS DE RECHERCHE
1. La problématique de recherche
1.1 Présentation du sujet de recherche
1.2 État de la question, bilan de la production scientifique
1.3 Objet de recherche, questions et hypothèses de recherche
2. Les moyens d’enquête
2.1 Présentation des sources
2.2 Critique de la valeur scientifique des sources
3. Les méthodes et stratégies de recherche
3.1 Le plan de travail, les dimensions de l’étude
3.2 La collecte des données
3.3 L’analyse de l’information
CHAPITRE 2 – LA GENÈSE DE L’EXPÉRIENCE DE CAPTIVITÉ
1. Les événements avant l’arrivée au camp de prisonniers
1.1 La capture
1.2 …et ses impacts
1.3 Le transport vers le camp de prisonniers
2. L’arrivée au camp de prisonniers
2.1 Les premières impressions des captifs
2.2 Les formalités administratives du camp
CHAPITRE 3 – UN JOUR À LA FOIS DANS LE CAMP
1. L’alimentation comme élément central de la captivité
1.1 Que mangent les prisonniers?
1.2 Les rituels de la table
1.3 Les stratégies alimentaires
2. L’hygiène et les maladies
2.1 L’hygiène des corps
2.2 L’hygiène des bâtiments
2.3 La santé et les maladies
CHAPITRE 4 – LES SOCIABILITÉS DERRIÈRE LE BARBELÉ
1. Les relations interpersonnelles dans le camp
1.1 Les relations entre prisonniers de guerre
1.2 Les relations avec les gardes
2. Le quotidien et les loisirs
2.1 Les loisirs physiques
2.2 Les loisirs de l‘esprit
3. La libération
CONCLUSION
ANNEXES
BIBLIOGRAPHIE
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