Depuis les années 1990, les débats et les ouvrages sur le gouvernement des villes et la gouvernance métropolitaine se sont multipliés dans le contexte de la montée en puissance (ou du retour) des villes. En revanche, peu de publications ont été réalisées sur les institutions infra-métropolitaines et les textes sur la conduite de l’action publique au sein de ces organisations politico-administratives sont rares. Paris en est un bon exemple : on s’est beaucoup intéressé récemment à la gouvernance du Grand Paris, mais par contraste, le thème de l’action publique dans les arrondissements parisiens, ainsi que celui des rapports entre les mairies d’arrondissement et la mairie centrale de Paris, ont été à peine abordés dans la littérature scientiique . Pourtant, l’émergence de l’agglomération ou de la métropole n’efface pas les territoires traditionnels de l’action publique. L’afirmation de ces nouveaux territoires métropolitains donne, au contraire, un nouveau soufle aux niveaux territoriaux considérés comme obsolètes (commune, département, région) (Béhar, 2000).
Ce travail vise ainsi à apporter une contribution à la compréhension de l’action publique des entités composant la métropole. Il s’agit en quelque sorte de prendre le contrepied des travaux sur les « nouvelles régulations » dans les « nouveaux territoires » et de nous pencher sur ce qui se passe dans les métropoles à partir des territoires politico-administratifs actuels des grandes villes. Cette recherche a été formulée à partir de deux champs de rélexion, qui se sont développés avec la décentralisation et le renouveau de la question métropolitaine : le premier sur l’action publique locale et le second sur le gouvernement urbain . L’étude des territoires locaux traditionnels présents dans la métropole se situe à l’intersection de ces deux champs de recherche. Ces derniers, et la littérature qui en est issue, ont constitué des outils dans la réalisation de notre recherche et des termes de référence pour notre analyse, mais il n’ont pas été utilisés comme des théories à l’origine de nos hypothèses de recherche.
Cela fait longtemps que le cadre municipal est inadapté à la réalité géographique des phénomènes urbains et que la question du gouvernement local dans les grandes villes se pose . « Depuis le XIXème siècle, les agglomérations urbaines importantes s’étendent sur plusieurs communes ; entre ces communes, les divergences peuvent tenir aux oppositions sociales ; à composition sociale ou fonctions analogues, la compétition et la rivalité ne sont pas exclues. Le particularisme des unités administratives bloquerait ainsi toute tentative de politique globale, à l’échelon de l’agglomération. » (Roncayolo, 1990 : 156). Cependant, l’inadéquation entre les territoires politiques et les territoires fonctionnels s’est accentuée ces dernières années .
La métropole contemporaine : entre métropolisation et décentralisation
Métropole et métropolisation sont devenues des notions clés des études urbaines. Si le concept de métropole est ancien, celui de métropolisation a été introduit au milieu des années 1980 pour caractériser le rôle, perçu alors comme nouveau, des villes dans les processus de mondialisation. Le terme de métropolisation décrit les dynamiques qui façonnent les métropoles contemporaines : si l’urbanisation a caractérisé la société industrielle, la métropolisation caractérise celle de l’information (Castells, 1998 ; Bassand, 1997 ; Bassand, 2007). Cependant, la métropolisation, bien qu’elle renvoie à des dynamiques complexes sortant du schéma centre périphérie, ne rend pas obsolètes les autres manifestations du fait urbain, tels que l’urbanisation. Elle s’y rajoute (Bassand, Joye & Leresche, 1995 : 1). Selon l’échelle qui est prise en compte, la métropolisation revêt des dimensions différentes. Aux échelles mondiale et nationale, la métropolisation se déinit comme le renforcement du poids des grandes agglomérations qui concentrent de plus en plus les personnes, les capitaux, les biens matériels et immatériels (Lévy & Lussault, 2003). Les premiers travaux sur la métropolisation ont été développés à partir d’une approche économique, qui décrit la métropolisation comme un phénomène de ré agglomération visible de la production dans certains espaces (Benko & Lipietz, 1992) capables d’attirer des entreprises, de développer des équipements de qualité, de former une main d’œuvre qualiiée et de s’internationaliser.
A l’échelle régionale, la métropolisation implique l’intégration dans l’aire de fonctionnement des grandes agglomérations de villes et de villages de plus en plus éloignés. Gottmann (1961) avait déjà théorisé cette dynamique en inventant le terme de mégalopole pour décrire la région urbanisée allant de Boston à Washington. Ascher (1995 ; 2001) a proposé une autre théorie de ce phénomène autour des concepts de « métapole » et de « métapolisation ». La métapolisation est le résultat du double processus de métropolisation et de formation d’un nouveau type de territoire urbain, la métapole (Ascher, 2001 : 59), déinie comme « l’ensemble des espaces dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien (ordinaire) d’une métropole. Une métapole constitue généralement un bassin d’emploi, d’habitat et d’activités » (Ascher, 1995 : 34). Cette déinition dépasse celle de la métropole comme unité géographique et spatiale, puisqu’elle permet d’intégrer des zones urbaines éloignées géographiquement mais proches en termes de temps de déplacement, par exemple.
Mais c’est avant tout l’échelle infra-urbaine qui nous intéresse ici. La métropolisation renvoie à un processus nouveau de structuration sociale et spatiale de la métropole. Elle associe deux logiques de fonctionnement : l’une de concentration des activités et des hommes, l’autre de dispersion et de lexibilité territoriale. La métropolisation est ainsi créatrice de fragmentation politique, d’une part, parce qu’elle entraîne l’expansion spatiale des villes sur divers territoires politico-administratifs, et d’autre part, parce qu’elle produit de la compétition entre ces territoires. La métropolisation est, en effet, fortement sélective et déséquilibrée, notamment à l’échelle infra-urbaine.
Les métropoles sont des espaces fragmentés, porteurs d’inégalités économiques croissantes (Bassand, 1997 ; Sassen, 1996), qui opposent des systèmes d’acteurs et des systèmes territoriaux sous tension (Claval & Sanguin, 1997). Chaque territoire vise à attirer des habitants et surtout des entreprises, à offrir des équipements et des services de qualité. Tout en ayant conscience de la multiplicité de sens du concept de « territoire » (Monnet, 2010), nous utiliserons, dans cette recherche, le terme de « territoire» dans un sens restrictif, pour nous référer au territoire politico-administratif. Il s’agit, d’après la déinition de Vanier (2010 : 4), d’« un espace socialement construit et approprié au point de constituer en même temps un référent identitaire, un cadre de régulation et un périmètre pour l’action publique ».
LA DÉFINITION DU CADRE DE L’ÉTUDE : DU CENTRE HISTORIQUE À LA MÉTROPOLE
La mise en place des termes de la comparaison a été déterminée par plusieurs facteurs : les similitudes entre les centres historiques de Mexico et de Lima, objets de notre recherche dans un premier temps, la dissymétrie entre la littérature mexicaine et péruvienne sur le commerce de rue et l’action publique et, enin, la pertinence de l’échelle métropolitaine. Les lignes qui suivent ont pour ambition de retracer l’origine ou les premiers pas de cette recherche comparative.
Les similitudes entre les centres historiques de Mexico et Lima
Notre projet de recherche portant sur le commerce de rue et l’action publique locale, nous avons, tout d’abord, considéré organiser notre travail autour de l’opposition entre le centre historique de Mexico, que nous avions étudié dans un précédent travail, et le centre historique de Lima, qui a de nombreuses caractéristiques en commun avec le centre de Mexico et qui est lui aussi emblématique du commerce de rue et de sa régulation. C’est, en effet, sur le centre historique de Mexico, l’un des espaces patrimoniaux les plus riches d’Amérique latine, que nous avions réalisé un premier travail de recherche en 2003 et 2004. Intitulé Commerce ambulant et politiques publiques dans le Centre Historique de Mexico : étude des centres de commerce populaire , il analysait une politique mise en place, dans les années 1990, à l’encontre des vendeurs de rue du centre historique de Mexico. Celle-ci avait interdit le commerce dans les espaces publics du centre et avait relocalisé les 20000 vendeurs qui les occupaient dans des centres commerciaux populaires. Cette étude a révélé que le conlit entre les vendeurs de rue et les pouvoirs publics se cristallisait dans le centre historique du fait des multiples enjeux (patrimoniaux, économiques, culturels, sociaux) que celui-ci représentait. Ce travail a également souligné les particularités de l’action publique locale dans le cadre d’un régime en phase de démocratisation, mais encore gouverné par un parti unique, le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI), et régi par des pratiques corporatistes et clientélistes.
Lieu fortement disputé, le centre historique fut l’objet d’un conlit d’image entre celle que les élites et les pouvoirs se font des espaces centraux et celle qu’en renvoient les marchands ambulants, surtout dans les années 1980-1990. Le centre était alors avant tout un espace commercial, à la fois dans le paysage urbain, mais également dans les représentations et les pratiques d’une grande majorité de la population métropolitaine. Ce conlit d’image est devenu primordial avec l’inscription du centre historique de Mexico sur la liste du patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO. La volonté des autorités publiques et du secteur privé de créer un centre historique a émergé dans ce contexte. Le consensus autour de la question du patrimoine leur a permis de mettre en place une politique ambitieuse visant à déloger les vendeurs de rue de leur lieu de vente pour les déplacer dans des centres commerciaux populaires.
Le cas mexicain n’est pas unique, loin s’en faut. En Amérique latine, la question du patrimoine a été sur le devant de la scène dans les années 1980 dans le contexte de la revalorisation des espaces centraux dégradés. Sous la pression de multiples acteurs qui prétendaient les protéger et les rénover, plusieurs centres historiques de cette région ont été classés dans la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO – elle même créée en 1972. Ce fut notamment le cas des centres historiques de Quito (1978), Mexico (1989), Puebla, Cuzco et Lima (1991). Dans ces villes, le commerce de rue, qui occupait les espaces publics des centres historiques, a souvent été l’objet de programmes d’envergure pour faire disparaître ces activités informelles des centres. Ce fut le cas à Mexico en 1992-93, à Lima en 1996, à Quito en 1999. Mexico et Lima ont été ainsi les deux premières métropoles capitales à mettre en place de grands programmes, très médiatisés, d’élimination du commerce de rue des centres historiques. Alors que cette politique a « fonctionné » dans le cas de Lima, où le commerce sur la voie publique était presque absent des rues en 2005, elle a été considérée comme un échec dans le cas mexicain qui était à cette même date, et depuis 1994, rempli d’étals.
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Table des matières
Introduction
PARTIE I : La fragmentation de l’action publique dans les métropoles de Mexico et Lima
Chapitre 1. Comparer les actions publiques locales
1. La déinition du cadre de l’étude : du centre historique à la métropole
2. Le parti-pris d’une approche inductive : une recherche guidée par le terrain
3. La mise en place de l’enquête de terrain
4. Une méthodologie empirique et qualitative
Chapitre 2. Mexico et Lima : les contextes de la fragmentation et de l’inter-territorialité
1. De la métropole fordiste à la métropole fragmentée
2. La fragmentation politico-administrative et le déi de l’inter-territorialité
3. La décentralisation et le renforcement du multi-niveau
4. La démocratisation des institutions locales
Chapitre 3. Le commerce de rue à Mexico et Lima : une gestion locale sans cadre métropolitain de régulation
1. Brève histoire du commerce de rue : un phénomène urbain ancien
2. Les changements de paradigmes du commerce de rue à partir des années 1980
3. Le commerce de rue : de quoi parle-t-on exactement ?
4. Des actions publiques locales sans cadre métropolitain de régulation
PARTIE II : Les centres historiques, territoires préférentiels de l’action des gouvernements régionaux
Chapitre 4. Consensus patrimonial et politiques de régulation du commerce de rue dans les centres historiques (années 1990)
1. Le commerce de rue dans les centres historiques au début des années 1990
2. Le consensus sur le patrimoine comme référentiel privilégié de l’action publique dans les centres historiques
3. Le « programme d’amélioration du commerce populaire » à Mexico
4. Le programme de relocalisation des vendeurs de rue du centre historique de Lima
Chapitre 5. Entre continuité et innovation : les politiques de régulation du commerce de rue dans les centres historiques (années 2000)
1. Le commerce de rue dans les centres historiques de Mexico et Lima (1997-2008)
2. Nouveau parti, nouveaux modes d’action ? La politique du PRD dans le centre historique de Mexico
3. Du contrôle des rues à la mise en œuvre d’un programme pour les vendeurs autorisés a Lima
Chapitre 6. Les centres historiques : vitrines et laboratoires des actions des gouvernements régionaux
1. L’enjeu de l’action publique dans les centres historiques
2. Des politiques vitrines de la « gouvernabilité »
3. Des laboratoires de l’action publique
4. Des expérimentations en dehors des centres historiques ?
PARTIE III: Les territoires municipaux, théâtres de la pluralité des actions publiques locales et de leurs interactions
Chapitre 7. La pluralité des actions publiques municipales dans la métropole
1. Le commerce de rue en dehors des centres historiques
2. L’action publique municipale à Mexico : les politiques de relocalisation des vendeurs de rue
3. Lima : entre action et inertie, le rôle des acteurs privés dans l’action publique locale
Chapitre 8. L’autonomie municipale à l’épreuve de la situation d’interdépendance métropolitaine
1. De l’importance des effets d’externalité
2. Le rôle des temporalités dans les interactions entre les actions publiques locales
3. Les circulations des actions publiques dans la métropole depuis les centres historiques
Conclusion générale