La fragilité du lien social

La fragilité du lien social

Les Voyages de GuDiver

C’est notamment parce qu’il fut témoin de l’oppression anglaise exercée sur l’Irlande (oppression contre laquelle il s’insurge dans ses écrits pamphlétaires et satiriques) que Jonathan Swift se fait l’un des critiques les plus virulents de la nature humaine. Allant plus loin que ses prédécesseurs et brandissant les armes de l’ironie et de l’humour noir, il considère comme profondément antinomiques l’idée même d’humanité et l’aspiration utopique. Bien que les Vtryages de Gulliver (et ce sera encore le cas du N ouveau Gulliver) ne relèvent pas entièrement du genre utopique O’utopie et l’anti-utopie y adoptent plutôt la forme qu’elles revêtaient généralement à l’époque, soit celle de brefs récits imbriqués dans de plus grands), le livre demeure l’un des plus emblématiques du pessimisme anthropologique. En effet, bien qu’entretenant une illusion positive en ce qu’il adopte, comme l’utopie, la forme d’un récit de voyage mettant en scène un héros marqué par le goût de l’aventure et une insatiable soif de connaissances, il est surtout empreint d’une connotation négative héritée du siècle précédent, notamment en ce qui a trait à la figure de l’homme, que Swift, de son propre aveu, pervertit et humilie dans le but de choquer ses semblables : « la fin principale que je me propose dans toutes mes oeuvres est de meurtrir les hommes plutôt que de les amuser149 ». De ce fait, les V qyages choquèrent presque autant qu’ils charmèrent, et si la duchesse de Marlborough salue son caractère inStructifl50, Lord Bolingbroke en condamne la « visée diabolique »151. Un auteur anonyme, que l’on sait toutefois membre du clergé, réprouve pour sa part le caractère abject de l’oeuvre, de même que le fait qu’aucun, fut-il représentant de l’autorité royale, ne soit épargné par la plume acerbe de l’auteur :
[ … ] a Man grows sick at the shocking things inserted there ; his Gorge rises ; he is not able to conceal his Resentment ; and closes the Book with Detestation [ … ] He [the author] spares neither Age nor Sex, neither the Living or the Dead ; neither the Rich, the Great, or the Good ; the best of Characters is no Fence, the Innocent are the least secure ; even his Majesty’s Person is not sacred, the Royal Blood affords no Protection here ; he equaily endeavours to bring into Contempt with the People, his Majesty, the Royal Family, and the Ministry.
Il ne faut donc pas s’y méprendre: dans la lutte qui oppose l’optimisme au pessimisme chez le satiriste anglais, le second l’emporte aisément. C’est dans cette optique que la majorité de son oeuvre s’accorde avec la pensée de saint Augustin et de ceux qui s’en réclament: comme chez ces derniers, l’homme demeure profondément corrompu, ce qui entraîne l’improbable réalisation d’une quelconque cité idéale.

Gulliver et le pessimisme anthropologique

La place qu’occupent les Vtij’ages au sein de notre corpus se justifie aisément par le désenchantement qu’inspire à Gulliver la nature humaine. Plus le narrateur progresse dans son périple, plus la désillusion est grande vis-à-vis de ses semblables. D’abord muni d’une foi inébranlable en l’humanité (comme le sont d’ailleurs tous les utopistes et idéalistes de l’époque), les sociétés auxquelles il sera confronté, qu’elles relèvent d’une perfection utopique qui n’admet aucun parallèle avec la Cité des hommes ou, au contraire, d’un cauchemar anti-utopique qui autorise toute comparaison, seront chargées de démentir ses prétentions. De Lilliput à la terre des chevaux, Gulliver fait l’expérience d’un monde qui l’amène à reconsidérer l’amour qu’il porte à ses semblables. À la fin du récit, le doute n’est plus permis: la Cité des hommes, reflet de la Cité des Yahoos, est inaltérable dans sa monstruosité.
Dans la première partie du livre, c’est principalement la figure du dirigeant qui est mise à mal, contredisant l’une des règles fondamentales de l’utopie voulant qu’ « il existe des hommes en mesure de diriger de façon juste, ou du moins des hommes peuvent être choisis et entraînés dans l’optique d’un gouvernement justeI54 ». Rappelons à ce propos qu’en Utopie, « la tyrannie est un danger qui peut être éliminé grâce à l’éducation, une sélection sage, une discipline ascétique ou grâce au principe des freins et contrepoids ».
himself, keep others low? 1 l love my friend as weil as you 1 But would not have him stop my view. 1 Then let him have the lùgher post: 1 l ask but for an Inch at most». Après avoir ainsi décrié les rapports qu’un homme entretient avec son prochain, il se plaît à imaginer la réaction de ses proches (et moins proches) à l’annonce de sa mort: « The rest will give a Shrug and cry 1 l’m sorry, but we ail must dye. 1 Indifference clad in Wisdom’s Guise 1 AlI Fortitude of Mind supplies: 1 For how can stony Bowels melt l In those who never Pity felt». Jack Lynch, éd., Verses on the Death of Doctor Swift [1739], dans Jack Lynch, Site personnel, < http://andromeda.rutgers.edu/ -jlynch/ Texts/ verses.html#15 > (page consultée le 23 mars 2015).
Or, pour Swift, héritier d’une pensée s’apparentant à celle de Nicole et de La Rochefoucauld, la tyrannie est une disposition indéracinable en l’homme: ni l’éducation, ni un quelconque ascétisme ne peuvent en extraire les racines. Ainsi, si l’empereur de Lilliput paraît d’abord relever d’une certaine perfection utopique (le narrateur ne peut s’empêcher d’admirer son physique et ses gestes empreints de majesté), ses actions révèlent le contraire, laissant entendre que l’homme ne peut, malgré la volonté qui l’anime, gouverner de façon juste et honnête de façon permanente. Comme tout homme, le dirigeant est en proie à des passions qui l’entraînent, tôt ou tard, sur la voie de la corruption. Il n’y a en effet rien d’utopique dans la figure d’un empereur qui cherche à se faire maître du monde et qui qualifie d’« indulgence156 », de « grande faveurl 57 » et de « grande générositél 58 » le fait de faire perdre la vue et de faire mourir d’inanition un innocent envers lequel il a développé une certaine antipathie afin de s’en débarrasser, tout en masquant le caractère injuste du geste posé. Toutefois, cette apparence de vertu ne trompe pas toujours et de ce fait, « rien ne terrifiait tant la population que ces panégyriques de la clémence royale, car on avait remarqué que de tels éloges étaient d’autant plus outrés que la sentence était plus inhumaine et la victime plus innocentel ».
Ainsi Gulliver constate-t-il, au rebours d’un relativisme anthropologique tel que défendu par Montaigne et autres sceptiques, que les princes sont partout les mêmes, tous prisonniers des chaînes de l’amour-propre, de l’orgueil et de l’ambition:
J’avais, il est vrai, lu et entendu bien des choses sur les caprices des grands princes et de leurs ministres – mais j’étais loin d’imaginer qu’ils puissent avoir des conséquences si terribles dans un pays si lointain, et gouverné, me semblait-il, selon d’autres principes que les États d’Europe I60.
Gulliver fera de nouveau l’expérience d’une telle tyrannie dans la troisième partie du livre, dans laquelle le Roi de Laputa exerce un contrôle absolu et despotique sur le royaume de Balnibarbi161
• De fait, si une ville entre en rébellion ou se mutine, si elle est le lieu de graves désordres ou refuse de payer l’impôt, le Roi dispose de deux moyens pour la réduire à l’obéissance; le premier, qui est le plus doux, consiste à laisser l’île planer comme un milan au-dessus de la ville et de sa banlieue, il peut ainsi la priver de soleil et de pluie et condamner les habitants à la misère et à la maladie. Il peut même, pour des fautes plus graves, accabler ceux-ci de grosses pierres dont ils ne peuvent se défendre qu’en fuyant dans les caves ou les grottes, mais laissant mettre en pièces les toits de leurs maisons. Si la révolte fait long feu, ou si l’insurrection générale menace, le Roi emploie alors le dernier remède ; il laisse tomber verticalement l’île sur la tête des récalcitrants, et plus rien ne reste ni des hommes ni des maisons l62•
C’est ce désir profondément ancré en l’homme de tout soumettre à sa volonté (désir qui, comme l’a bien explicité Hobbes, ne cesse qu’à la mort), et qui se traduit ici par la tyrannie sans bornes qu’une cité est à même d’exercer sur une autre, que déplore Swift.
Rien de plus condamnable, car rien de plus négatif dans ses effets: le peuple de Balnibarbi erre dans les rues de la ville, vêtu de haillons et affichant un air farouche. Et l’état de ses maisons, pratiquement toutes délabrées et en ruines, laisse envisager une misère perpétuelle. Cette critique de la figure du dirigeant, qui parcourt la totalité de l’oeuvre, emprunte également au topos du mundus inversus. En pervertissant les principales qualités liées à cette figure, Swift permet de mieux souligner les nombreux aspects négatifs qui la composent. Ainsi Gulliver apprend-il, en visitant l’Institut des Sciences politiques de l’île de Balnibarbi, que les « malheureux163 » qui y travaillent s’étaient mis dans la tête de convaincre les rois qu’un favori devait être choisi pour sa sagesse, sa capacité, sa vertu; que les ministres devaient apprendre à se soucier du Bien public; qu’on devait récompenser le mérite, les grands talents, les éminents services; qu’un prince devait reconnaître son véritable intérêt, lequel n’est jamais différent de l’intérêt du peuple; qu’il fallait mettre à un poste la personne qualifiée pour le tenir; plus une quantité d’autres balivernes qu’aucune cervelle humaine n’avait jamais conçues 1<H.
Cette critique, qui repose sur une inversion des valeurs, a pour effet de mettre en relief les faiblesses inhérentes au gouvernement européen: qualifier de « malheureux» des hommes oeuvrant pour le bien de la société, aspiration assimilée à des « balivernes », c’est admettre le mal qui la gouverne réellement et qui a désormais force d’habitude. Tenter de redresser la politique européenne et de la ramener sur la voie de la vertu relève désormais de l’illusion. Finalement, la critique du dirigeant passe par la voie de l’absurde, l’une des armes favorites de Swift dans sa lutte contre le pompeux despotisme des personnages de haut rang. Ainsi ironise-t-il d’ailleurs sur son séjour à la cour de Luggnagg, où le roi impose à ses visiteurs de lécher le sol jusqu’à son trône:
Mais, eu égard à ma qualité d’étranger, on avait balayé avec tant de soin que je n’avalai pas trop de poussière. Ceci était cependant une faveur exceptionnelle, qu’on accordait aux seules personnes de haut rang, lorsqu’elles demandent audience. On allait même, quand la personne introduite avait des ennemis à la
Cour, jusqu’à rajouter de la poussière sur le plancherl6s .
Le texte fait mention d’un seigneur qui avait avalé tellement de poussière qu’il fut incapable d’articuler mot devant le roi, précisant que cracher ou s’essuyer la bouche est considéré comme un crime capital. Et lorsque le roi souhaite se débarrasser d’une personne, il n’a guère qu’à répandre sur le sol de la poudre empoisonnée. Rien de si condamnable, en somme, que cette figure du dirigeant dont certains ingénus ne cessent de vanter les vertus. Et sans la présence d’un roi profondément vertueux prêt à faire de son intérêt personnelle reflet de l’intérêt public, point d’utopie possible.

Lien social et bonheur

L’une des conséquences de cette conception anthropologique est l’improbable réalisation de l’idéal communautaire auquel asptte l’utopie, car, nous l’avons vu, discréditer l’homme revient à disqualifier l’utopie et ses principales composantes. Si les moralistes trouvent dans le lien social un remède contre le mal lui-même O’apparence de vertu triomphe là où la véritable vertu échoue), Swift, toujours plus critique et acerbe que ses prédécesseurs, n’accordera pas une telle chance à ses personnages. Chez lui, le lien social est possible, certes, mais pas pour l’homme qui a su percer le voile de la nature humaine. À la fin du roman, Gulliver ne possède plus l’hypocrisie que les moralistes jugent nécessaire à une bonne entente collective. Dès lors, la seule option envisageable sera son retrait de la société des hommes.
Si Gulliver demeure convaincu de la supériorité morale de son Angleterre natale au cours de son premier voyage, c’est parce que les habitants de Lilliput sont aussi corrompus, sinon davantage, que les Européens. L’empereur, par exemple, est en proie aux mêmes passions que les rois qui se succèdent en Angleterre et dans les pays avoisinants : en voulant exercer un contrôle absolu sur l’île de Blefuscu et en souhaitant se faire maître du monde par l’entremise du narrateur, il prétend du moins à la même ambition et à la même tyrannie. À ce stade, l’attention du protagoniste demeure trop centrée sur le caractère despotique de son hôte pour réaliser que les tares attribuables aux Lilliputiens sont également celles de la société anglaise. Sa perception se modifie néanmoins au contact des peuples fondamentalement « bons» ou supérieurs que sont les Brobdingnagiens et les Houyhnhnms. Après avoir fréquenté ces derniers, il réalise la faiblesse de son gouvernement et la laideur physique et morale de ses semblables, le rendant toujours plus misanthrope vis-à-vis de la société des hommes. Sa perception des choses et son comportement commencent donc à se modifier dès la deuxième partie du livre, dans laquelle il séjourne sur l’île des géants. Cette dernière, qui est empreinte d’une certaine perfection utopique, provoque une série de réflexions de plus en plus pessimistes chez le héros. Voici, d’ailleurs, la manière dont il perçoit désormais le pompeux artifice des personnages de hauts rangs et le caractère absurde qui en résulte:

Raison et bonheur

Depuis près d’un siècle avant la publication des V V’ages, la littérature tend à se rationaliser. Avec l’avènement de la science moderne et de la philosophie nouvelle avec Descartes, on privilégie désormais le vrai au fabuleux, la sobriété à l’ornement, la raison au sentiment. À l’époque où paraissent les aventures de Gulliver, la raison tient d’ailleurs lieu de valeur suprême, comme en témoigne le saperc aude que Kant empruntera à Horace pour en faire la devise des Lumières. Si pour les philosophes du XVI ne siècle, rien n’est donc plus apte que la raison à libérer l’homme de l’obscurantisme dans lequel le retiennent prisonnier les chaines de l’autorité étatique et cléricale, Swift semble pour sa part avertir son lecteur: poussé à son paroxysme, l’usage de la raison risque, de façon paradoxale, de faire de l’homme un être dénué de bon sens. Ainsi l’auteur des Vlryages ne se contente-t-il pas d’humilier l’homme; il doit encore humilier la raison qui, selon Descartes, lui accorde ce statut d’homme. Swift comble le fossé que le philosophe français s’était évertué à creuser un siècle plus tôt entre l’homme et l’animal, en faisant notamment de ce dernier, comme nous l’avons vu avec les Houyhnhnms, le véritable détenteur de la sagesse. S’attaquer ainsi à l’entendement humain fait donc partie de la vaste entreprise d’humiliation de l’auteur, que nous désignerons dans cette section, à la suite de Jacques Pons, sous l’expression d’« anti-intellectualisme218 ».
Swift, qui fut l’un des membres les plus influents du Scriblerus club219, met d’abord à mal l’intellectualisme par le biais de la description qu’il fait des habitants de Laputa, qui consacrent leur vie aux mathématiques et à la musique et qui rejettent comme vulgaire tout ce qui ne relève pas de ces deux disciplines, privilégiant en toutes circonstances l’intellect et la froide logique à la spontanéité et à la fantaisie. Notons d’abord que les Laputiens « [ont] tous la tête inclinée, soit à gauche, soit à droite, et un oeil tourné vers le dedans, tandis que l’autre se fixait sur le zénith220 », laissant entendre le vaste intérêt qu’ils portent à la science. Mais cet intérêt, loin d’en faire, comme le voudrait toute bonne utopie, des êtres plus sages et raisonnables engagés sur la voie toujours ascendante du progrès, en fait plutôt d’« éternels distraits221 », incapables «de tenir ou d’écouter une conversation, si [des laquais] ne tien[nent] pas en éveil par quelque attouchement leur organe du parler ou de l’ouïe222 ». Ils sont d’ailleurs si absorbés par leurs spéculations qu’« il[s] cour [ent] le risque manifeste de tomber dans le premier précipice venu, ou de donner du crâne contre un poteau; et, dans la rue, de renverser les gens ou d’être renversé[s] [eux]-même[s] dans la rigole223 ». Impossible, dès lors, de faire fi du parallèle potentiel entre le Laputien et la figure de Thalès de Milet telle qu’évoquée par Platon dans son Théétète: celui-ci « observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, [ … ] tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla [ … ] en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à
ce qui était devant lui et à ses pieds224 ». À cet égard, Platon ajoute que «la même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher225 ». C’est cette même figure, si absorbée par des considérations d’ordre métaphysique, si absorbée par sa quête du savoir, qui sera peinte par La Fontaine:

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Table des matières

REMERCIEMENTS
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 
CHAPITRE 1
MISE EN CONTEXTE DU PESSIMISME ANTHROPOLOGIQUE
1. Saint Augustin et la nature humaine
II. Hobbes, les moralistes et la nature humaine
III. La fragilité du lien social
IV. L’impossible bonheur utopique
v. L’échec de la raison dominante
CHAPITRE II
LES VOYAGES DE GULUVER
1. Gulliver et le pessimisme anthropologique
II. Lien social et bonheur
III. Raison et bonheur
CHAPITRE III
I.E NOUVEAU GULUVER
1. Une critique sur l’homme
II. Le bon sauvage ou la critique du civilisé
III. L’inaccessible bonheur utopique
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE

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