La fortune des Burgues de Missiessy en 1793

Une carrière d’Ancien Régime

De manière, sinon prémonitoire, tout au moins symbolique, Edouard Thomas Burgues de Missiessy naît en 1756, année durant laquelle le royaume de France s’engage dans une guerre dont sa Marine ressort bientôt ébranlée tant dans son organisation que dans son identité. La guerre de Sept Ans est à la fois, pour la Marine Royale, le point d’orgue d’une crise et la genèse d’un renouveau nécessaire. Elle est bien sûr d’abord une crise, cela de deux façons : d’un point de vue strictement militaire et d’un point de vue organisationnel, chacun étant à la fois cause et conséquence de l’autre.
Il s’agit premièrement d’un échec militaire, malgré des débuts satisfaisants : la bataille de Port-Mahon le 20 mai 1756, qui amène la prise de l’île de Minorque, ouvre les hostilités d’une manière prometteuse. La mise en déroute d’une escadre anglaise légèrement supérieure en effectifs (19 bâtiments contre 17) par la force combinée franco-espagnole commandée par le marquis de La Galissonnière, dont résulte la condamnation à mort et l’exécution de l’amiral anglais John Byng par l’Amirauté britannique – fait exceptionnel qui ne passe pas inaperçu –, ne peut alors que présager du meilleur pour la Marine Royale. La situation se dégrade néanmoins rapidement, sans que les performances de la Royal Navy y soient nécessairement pour grand-chose.
Des désastres sanitaires amputent la Marine d’une partie de son énergie vitale : fin 1757, une épidémie de typhus et de dysenterie est ramenée de Louisboug jusque sur le continent par l’escadre du comte Dubois de La Motte et sévit en Bretagne jusqu’en 1770 (!). La maladie emporte de 7 000 à 10 000 marins (dont 5 000 appartenant à l’escadre), soit jusqu’à un sixième des effectifs disponibles (approximativement 60 000 hommes). Sachant que 10% du total des marins sont également perdus pour avoir été faits prisonniers par les Anglais63, il s’avère donc que le recrutement, qui est déjà une préoccupation permanente, devient un problème sans solution autre que le recours à des soldats de l’armée de terre, des bateliers et autres piètres expédients qui ne suffisent même pas à compléter les équipages.
De plus, l’arrivée de William Pitt au poste de secrétaire d’Etat à la guerre (4 décembre 1756 – 7 avril 1757 ; 27 juin 1757 – 5 octobre 1761) marque un regain d’agressivité des actions navales britanniques : les côtes françaises sont victimes d’attaques répétées qui décident le secrétaire d’Etat à la marine Nicolas René Berryer, comte de la Ferrière (1758 – 1761), à quasiment abandonner les colonies pour assurer la défense des côtes du royaume. Ce renoncement, fatal aux territoires français du Canada, est resté fameux par l’échange de mots prêté au ministre et à Louis Antoine de Bougainville, envoyé auprès de lui pour plaider l’envoi de renforts : « Monsieur, quand le feu est à la maison, on ne s’occupe pas des écuries. » – « On ne dira pas que vous parlez comme un cheval. »
Enfin, la construction navale britannique est particulièrement dynamique avant et pendant la guerre : elle est axée en bonne part sur le développement de nouvelles frégates et corvettes, à la différence des Français et des Espagnols qui persistent à privilégier le puissant mais pesant vaisseau de ligne. Le choix anglais est approprié dans le cadre d’une guerre menée à l’échelle mondiale, dans laquelle l’importance dévolue à la vitesse de transmission des ordres et nouvelles et à la capacité à porter ses forces rapidement en différents points du globe est considérablement augmentée par l’étirement des lignes de communication.
La crise organisationnelle, si elle ne connaît pas le retentissement immédiat du fracas des grandes batailles, est autrement importante dans l’explication de la mise en échec de la Marine Royale et est, surtout, infiniment plus profonde. De plus, elle nous interpelle ici directement, puisqu’elle rejaillit sur les espoirs de promotion des gardes-marine. Les trois compagnies dans lesquelles sont regroupés ces jeunes gens (Brest, Toulon, Rochefort) sont le seul mode de formation des futurs officiers de marine du Roi. Tous obligatoirement aristocrates et ayant théoriquement au moins 14 ans65, ils sont les graines de la future élite navale française, mais ils grandissent dans un terreau qui préfigure son déclin. Leur formation est encore largement imparfaite au regard de la technicité de plus en plus poussée de l’arme dans laquelle ils sont appelés à servir, leur nombre bien trop élevé ralentit un système de promotion déjà fortement encombré, leur esprit de corps et le traditionalisme forcené dans lequel ils sont éduqués les amènent à rejeter en bloc toute tentative de modernisation de la formation qui leur est prodiguée. Or, les compagnies sont la seule voie offerte à l’aspirant officier, car nulle autre, pas même le volontariat à la manière britannique, ne permet de faire une carrière poussée au sein du Grand Corps : nul espoir pour un roturier d’accéder à un grade d’officier autre qu’auxiliaire, ni pour un noble d’arriver à obtenir beaucoup mieux s’il n’est passé préalablement par cette institution. La Marine de Louis XIV sut briller par son ouverture aux talents de toutes origines. Un exemple fameux est celui des Duquesne père et fils : le premier, fils de cordonniers, marchand et huguenot, a fait fortune en tant qu’armateur puis est entré au service sur l’invitation directe de Richelieu ; le second meurt lieutenant général des armées navales et marquis, bien que son refus d’abjurer la religion protestante l’a privé de l’amirala. Le Marine de Louis XV, quant à elle, souffre d’une sclérose qui semble sans issue au moment de la guerre de Sept Ans, du fait des résistances opérées par les officiers eux-mêmes.
Cette crise organisationnelle revêt plusieurs aspects : absence de centralisation efficace, direction des affaires confiée à des « terriens » ignorants des réalités de la mer, équipages trop peu amarinés, retards technologiques, etc. Comme pour ne pas favoriser l’accélération d’une modernisation pourtant urgente, le système d’avancement impose la mainmise d’une gérontocratie sur les grades supérieurs à celui de capitaine de vaisseau : des vieillards ayant souvent plus de 70 ans, certes pour la plupart des hommes de valeur et généralement de brillants marins, mais sous Louis XIV. Leurs compétences autant que leurs conceptions de la guerre navale sont dépassées et leur état de santé nuit souvent à l’efficacité du commandement, tandis que leur seule présence ralentit dramatiquement la promotion de leurs cadets. Martine Acerra et Jean Meyer citent l’exemple extrême d’un chef d’escadre « âgé de 80 ans, qui a perdu successivement la vue, la parole, l’ouïe en partie et l’usage des jambes ». En 1720, la promotion de sept capitaines de vaisseaux au grade de chefs d’escadre montre que six d’entre eux ont 31 ans de grade et le septième 2770. Le problème est amplifié, durant la guerre de Sept Ans, par le versement des officiers du corps des galères (supprimé en septembre 1748 par le comte de Maurepas, secrétaire d’Etat d’août 1723 à avril 1749) dans la Marine Royale : ces hommes, maintenus à des grades équivalents à ceux qu’ils avaient dans leur ancien corps et conservant le bénéfice de leur ancienneté pour leur avancement, viennent contribuer à encombrer encore un système de promotion déjà laborieux.
Les familles de la noblesse « navale » française s’accrochent à leurs acquis et s’emploient, durant tout le siècle, à établir des dynasties d’officiers et à affirmer leur position. Elles sont d’autant plus jalouses de leurs privilèges que leur arme est fragilisée et que leurs conditions de vie et de service se dégradent. Elles imposent une véritable tyrannie du traditionalisme aux secrétaires d’Etat à la marine successifs, tuant dans l’oeuf toute velléité de réforme : cette situation est pour une part dans le déclenchement des troubles révolutionnaires à bord des bâtiments du Roi et au sein des arsenaux. Les tentatives d’ouverture des hauts grades à des roturiers méritants sur le modèle colbertien (Peirenc de Moras en 1757 – 1758) ou les projets de réforme de l’éducation des futurs membres du Grand Corps sont par avance vouées à l’échec, se heurtant à l’indignation des parents des intéressés. Ainsi le marquis de Boynes, secrétaire d’Etat à la Marine de Louis XV (avril 1771 – juillet 1774), que ses initiatives réformatrices ont fait percevoir par les officiers, tel le vicomte de Castries (fils du futur secrétaire d’Etat), comme étant « l’ennemi déclaré du corps qu’il était destiné à administrer »71. Même le projet de prodiguer des cours de natation doit être abandonné, quoique tardivement, sous le prétexte qu’un homme qui saurait nager se noierait de toute manière, mais plus lentement et au prix de plus de souffrances. En pleine guerre, les officiers perdent un temps et une énergie précieux à encombrer leur secrétariat d’Etat de courriers réclamant honneurs et distinctions, ou bien à chercher à se nuire les uns aux autres pour des questions de prestige ou pour de simples vétilles : « Dans la marine, ils se haïssent tous entre eux »72, écrit, dépité, le secrétaire d’Etat Berryer en quittant ses fonctions en 1761, après trois années d’un travail désespéré pour limiter les désastres de la fin de la guerre de Sept Ans. Ce dernier travers est particulièrement présent chez les gardes-marine : par ennui et faute de pouvoir faire la guerre autant qu’ils le souhaiteraient, ils se défient entre eux à tout propos et s’infligent régulièrement des blessures graves ou mortelles.

Les premiers pas d’un jeune marin

Le constat de cette situation nous amène à nous interroger sur les premières années de service du jeune garçon. Ses dossiers personnels nous apprennent qu’il commence sa carrière d’une manière alors assez originale : au lieu d’intégrer les gardes-marine, comme cela se fait classiquement pour les futurs officiers rouges76, il embarque en tant qu’engagé volontaire quelques jours avant ses 10 ans, en 1764. Il ne faut pas s’imaginer ici un enfant se lançant dans l’aventure maritime au gré de la Fortune, à la manière d’un héros de Stevenson ou de Conrad, car ses débuts sont encadrés par sa famille attentive : ainsi sert-il sur le vaisseau l’Altier, commandé par son père. L’enfant qu’il est encore ne quitte ni son milieu social, ni même la sphère familiale, tandis que ce premier service en mer – car l’Altier, appartenant à l’escadre du prince de Beaufremont-Listenois, doit croiser sous son pavillon dans les échelles du Levant – lui permet d’acquérir une expérience originale en comparaison de ses pairs, majoritairement dépourvus de la moindre connaissance théorique ou pratique lors de leur entrée dans les compagnies de gardes.
Le vécu dont a initialement bénéficié le cadet des Missiessy, s’il est rare en comparaison de celui d’autres fils d’officiers de marine, n’est pas isolé. Il est en revanche unique au sein de sa fratrie puisqu’ils sont trois, tous ses aînés, à n’avoir commencé leur formation effective qu’à leur entrée dans la compagnie des gardes-marine de Toulon. Au regard de la totalité des fils d’officiers, l’engagement volontaire relève en fait d’une pratique qui, si elle n’est peut-être pas encore courante dans les années 1760, tend au moins à le devenir dans les décennies suivantes, comme le mentionne l’article « Garde » de l’Encyclopédie méthodique de marine de 1786 :
Lors de la nomination des places vacantes, Sa Majesté aura particulièrement égard aux jeunes gentilshommes qui auront déjà fait campagne de volontaire sur ses vaisseaux, ou même sur les bâtimens des particuliers : ce qu’ils constateront en rapportant des certificats de leurs capitaines, & des commissaires chargés du détail des classes, dans lesquels il sera fait mention du lieu, & de la durée de chaque campagne.
Il est notable de constater qu’entre cette première campagne de 7 mois et 17 jours menée en 1766 et son embarquement suivant, qu’il effectue cinq années plus tard, en 1771, en tant que garde-marine, l’enfant devenu un jeune adolescent demeure à terre81. Si tant est que le règlement défini dans l’Encyclopédie méthodique de marine, ou au moins une version antérieure de ce règlement, ait déjà été en vigueur en 1764, il pourrait sembler vraisemblable que, durant cette période, il ait quitté un statut d’engagé volontaire devenu inutile pour sa carrière : cette campagne aurait alors eu pour seul but de lui permettre d’obtenir les certificats facilitant son admission dans la compagnie des gardes de Toulon, ce qui montrerait que son père ne tenait pas cette admission pour acquise par avance, peut-être du fait que ses trois autres fils bénéficiaient déjà d’une place de garde-marine.
L’embarquement précoce et éphémère du cadet des fils de Jacques Gabriel Burgues de Missiessy a lieu, nous l’avons dit, au coeur d’une période de crise très importante pour la Marine Royale : il s’agit en fait de la plus grave depuis sa création. Conséquence des désastres maritimes de la guerre de Sept Ans, la réputation des officiers de marine et des gardes est alors exécrable : l’opinion publique impute à la timidité militaire des officiers et à leurs compétences trop largement théoriques l’échec maritime de la France82. Les nombreux gardes s’ennuient dans leurs compagnies sans avoir l’occasion de s’exercer à la navigation, constat qui ne peut aller qu’en s’aggravant après que la guerre a réduit drastiquement le nombre de bâtiments disponibles. La nécessité de purger la Marine pour lui permettre de prendre un nouveau souffle devient flagrante. Un chirurgien-major fait prisonnier à bord du Centaure le 17 août 1759 (bataille de Lagos) écrit déjà, depuis sa captivité :
Si le Roi veut avoir une meilleure marine qu’il commence par avoir de meilleurs marins et surtout de meilleurs soldats […]. Les Anglais […] regardent nos officiers comme des moucherons et ils les désignent par le terme de cadets de famille qui craignent la fumée et la poudre […]. Croyez-moi, employez tous vos soins à engager le ministre de faire bâtir un vaste monastère où il y ait bon feu, grande chère et bien du plaisir pour y retirer la meilleure partie de ses officiers de marine et qu’il se retourne de tout un autre sens pour tâcher de les troquer contre d’autres, sans quoi tout est dit.
C’est précisément ce qu’entreprend de faire le duc de Choiseul, secrétaire d’Etat à la marine depuis 1761 : il évacue du corps des officiers ses éléments les plus superflus (mises en retraite prématurée) et réforme l’éducation des gardes (ordonnance du 14 décembre 1764) pour les rendre mieux aptes à leur future condition. Avant tout, il lui importe de désengorger les compagnies en limitant la mainmise des maisons sur les places disponibles, lesquelles sont allouées à l’envi par le Roi sur requête des familles concernées, via le jeu du clientélisme, de la parenté et des relations. Certaines familles font bénéficier tous leurs enfants mâles de cet honneur. Ainsi, durant les cinquante-neuf années que dure son règne, Louis XV nomme 5 000 nouveaux gardes-marine, pour moins de 70 postes disponibles d’officiers généraux. Tous les élèves officiers ne sont certes pas appelés à atteindre les plus hautes fonctions, mais les grades moyens ne sont guère plus accessibles et on comprend, dès lors, que le cursus honorum de l’officier de marine soit si lent : ce faisant, les gardes végètent en moyenne onze ou douze ans dans leurs compagnies à ressasser des cours déjà étudiés, avant de passer enseignes de vaisseau et de ne se voir souvent attribuer leurs premiers commandements que passée la quarantaine86. La plupart de ceux qui survivent aux combats, aux tempêtes et aux maladies finissent capitaines de frégate ou de vaisseau : certains de ces derniers sont nommés chefs d’escadre ad honorem au moment de prendre leur retraite, comme c’est le cas du père d’Edouard Thomas. Ancien capitaine de vaisseau devenu commandant d’artillerie côtière en 1774, il obtient le 14 mars 1776 la permission de se retirer avec les provisions de chef d’escadre, soit 3 600 livres d’appointements et une pension de 400 livres.
Devant ce constat, Choiseul, en plus des mises en retraite prématurée, fait diminuer le nombre d’attributions à 80 places par compagnie – pour un temps – et fait fermer celle de Rochefort en 1761 : il veut réformer l’éducation et relancer le processus promotionnel de sorte à « avancer les jeunes gens ; [car] il y en a de première distinction et ils feront honneur au siècle ».
La crainte de ne pas obtenir de place pour son fils, le fait d’avoir peut-être peiné à faire accepter les précédents, comme peut le laisser supposer l’admission tardive de Claude Laurent à 16 ans, ou peut-être encore celui, justement, de s’être vu refuser par avance la place convoitée, à quoi s’ajoute le spectacle d’un royaume vaincu et d’une marine à l’agonie dont nul ne sait si elle se relèvera bientôt, ont pu convaincre Missiessy père de donner à son fils cette expérience de marin volontaire pour lui permettre malgré tout de faire carrière, fût-ce comme officier auxiliaire. On pourrait également arguer du fait qu’il est possible que, en sus de cela, la famille se soit trouvée aux prises avec des difficultés financières, mais nous ignorons tout à fait si c’est le cas et, de plus, l’entretien d’un garde-marine est en grande partie financée par le Roi et ne coûte « que » 400 livres par an à la famille au moment où Edouard Thomas intègre la compagnie de Toulon : nous allons voir plus loin, à l’occasion du décès de Jacques Gabriel, que les Missiessy sont alors vraisemblablement en mesure de payer cette somme. La difficulté qui s’est présentée n’a donc probablement consisté que dans les limitations décidées par Choiseul, comme le laisse aussi supposer un événement décisif survenu en 1770.

L’intégration aux gardes-marine de Toulon

Le destin d’Edouard Thomas prend forme avec la mort prématurée de l’un de ses frères : Jean Frédéric Charles, ancien garde-marine (1756 – 1763), enseigne de vaisseau (1764) puis lieutenant en second d’artillerie (1765), est tué par un boulet de canon le 4 août 1770 à bord de la galiote à bombes la Salamandre91 tandis qu’il participe, avec son frère Joseph Marie, aux bombardements de Tunis et de Sousse réalisés jusqu’en septembre par l’escadre du comte de Broves. Au retour de l’escadre, le père du défunt effectue immédiatement des démarches afin d’obtenir pour son cadet une « lettre de garde de la Marine ». Telle hâte montre que ce deuil offre à la famille une opportunité à saisir. Cette requête examinée, il est rapidement conclu, dès le 13 novembre, que « cette consolation paraît ne pouvoir lui être refusée ». Cela implique sans doute qu’Edouard Thomas n’a effectivement pu se voir allouer de place auparavant, ou qu’il n’était en tous cas pas assuré d’en obtenir une, ce qui témoigne encore une fois des restrictions imposées par Choiseul. Cette « consolation » offerte à son père pour la perte d’un de ses fils lui permet d’entamer, dès le 26 novembre de cette même année, sa formation de futur officier du Grand Corps95 : il a alors 14 ans et est donc dans la moyenne d’âge de ses nouveaux compagnons, dont il surpasse déjà une partie grâce à ses connaissances pratiques de la mer, quelque embryonnaires et superficielles qu’elles puissent être.
La Marine de 1770 est cependant encore en crise, quoique d’une manière en partie différente de celle que nous avons constatée. Tandis que la noblesse accapare les grades supérieurs à celui d’enseigne de vaisseau au détriment de la roture même la plus méritante, les grandes avancées scientifiques françaises sont, durant ces mêmes années, le fait de « terriens ». Les nouvelles montres marines (calcul des longitudes) utilisées à partir de cette période en remplacement des peu fiables sabliers sont l’oeuvre des horlogers Leroy et Berthoud ; les travaux les plus significatifs concernant la balistique et l’hydrodynamisme sont dus au chevalier de Borda, issu de l’école du génie de Mézières au même titre que Gaspard Monge, futur examinateur des gardes-marine96 ; le premier tour du monde effectué par un Français est celui de Bougainville, nommé capitaine de vaisseau à titre provisoire pour l’occasion, mais qui est initialement capitaine de dragons97 ; l’un des plus importants théoriciens navals du XVIIIème Siècle, le chef d’escadre Bigot de Morogues, sert d’abord au Royal d’Artillerie avant d’intégrer la Marine en 173598. Tandis que se poursuit, depuis la guerre de Sept Ans, la dispute entre les partisans de l’enseignement théorique et ceux de l’enseignement à la mer, le savoir-faire maritime demeure aux mains d’hommes non issus de la pépinière des compagnies de gardes : cela va avoir des conséquences définitives pour celles-ci, supprimées par Castries en 1786 dans le cadre d’une réforme en profondeur. Pour se relever, la Marine Royale a besoin d’apprendre à concilier les compétences militaires avec le savoir scientifique issu de divers foyers intellectuels. C’est précisément là l’objectif de Choiseul lorsqu’il confie au mathématicien Etienne Bezout, en 1763, les fonctions d’examinateur des gardes-marine et qu’il publie son ordonnance du 14 septembre 1764, faisant de l’apprentissage des sciences une condition sine qua non pour intégrer le Grand Corps.
La nouvelle importance des sciences est une nécessité que Missiessy semble avoir tout à fait saisie, par bon sens ou par goût, comme ses futurs travaux en témoignent bientôt : cette propension à s’intéresser à ce domaine de l’intelligence ne peut être que bénéfique à sa carrière et lui permet par surcroît, passées les heures les plus agitées de la Révolution, de se mettre au service de la République à une époque où le reste de sa famille est encore réfugié à l’étranger100. Le fait qu’il serve très souvent en mer témoigne de l’application qu’il apporte à sa formation : en effet, le faible nombre de bâtiments dont dispose la Marine, toujours pas remise de la saignée de la guerre de Sept Ans, impose de réserver la possibilité d’embarquer aux élèves les mieux notés, plus aptes à mener leur carrière à un niveau élevé. Le 24 novembre 1777, Choiseul, écrivant au comte d’Orvilliers et à l’intendant Laporte à Brest, résume ainsi sa pensée.
On peut dès lors s’étonner de ce qu’un garde-marine de 15 ans se voie confier une responsabilité normalement afférente à un sous-lieutenant. Cela peut être le fait d’un règlement antérieur à celui mentionné dans l’Encyclopédie méthodique de marine, ou bien à une considération particulière de de la Brillane à l’endroit de Missiessy. En plus des « menues réparations » (nous allons constater quelques années plus tard la compétence effective de Missiessy dans le domaine), le garçon-major est partiellement responsable de la promotion des canonniers-matelots de deuxième classe au rang de canonniers-matelots de première classe, ce qui implique qu’il doit disposer d’un savoir et d’un savoir-faire suffisamment étendus dans le domaine de l’artillerie de marine. Cette maîtrise implique des compétences théoriques et pratiques de plus en plus précises : c’est depuis le milieu du XVIIIème Siècle, avec la réalisation d’études comme celles de Borda sur la balistique et de Vaquet de Gribeauval sur l’uniformisation des calibres et la hausse des canons, que l’artillerie devient une science dont l’efficacité nécessite que son utilisation ne soit plus confiée qu’à des techniciens ayant reçu une formation appropriée dans les écoles militaires. L’Engageante regagne Toulon le 8 janvier 1774. Missiessy réembarque à son bord le 25 mai de cette même année avec encore la même destination et la même mission : le bâtiment est, cette fois, commandé par le chevalier de Tressemanes et passe 8 mois et 16 jours en mer avant de regagner le port, le 10 février suivant, pour y désarmer.
Du 31 octobre 1775 jusqu’au 14 septembre 1776, il sert à bord de la frégate la Flore, commandée par le comte de Narbonne-Pelet. A partir de cette campagne, il intègre la compagnie des gardes du pavillon amiral. Celle-ci, établie par les ordonnances du 18 novembre 1716 et du 7 juillet 1732, est composée de quatre-vingt gardes encadrés par dix officiers et quatre sous-officiers, tous également répartis entre les seuls ports de Brest et de Toulon : l’appartenance à cette compagnie est prestigieuse et récompense logiquement ceux des gardes-marine s’étant le mieux distingués, aussi bien dans les études qu’à l’exercice. Ses membres sont, officiellement, responsables de la protection de l’Amiral de France, ainsi que, selon le contexte, des vice-amiraux, voire des lieutenants-généraux et des chefs d’escadres : durant une campagne, une partie d’entre eux est donc naturellement embarquée sur le navire-amiral de l’escadre. Cette promotion se double d’une solde annuelle de 432 livres.
La Flore a été rendue célèbre peu de temps auparavant, durant les années 1771 – 1772, par la campagne scientifique à laquelle sont associés deux noms fameux de la seconde moitié du siècle : le lieutenant de vaisseau Jean René Antoine de Verdun, marquis de la Crenne, qui la commanda, et le chevalier Jean Charles de Borda, son second à bord, qui eut pour missions de découvrir les meilleurs moyens de calculer la longitude en mer et d’examiner la fiabilité des nouveaux chronomètres sous différents climats. Borda et Missiessy, tous deux nobles, tous deux marins et tous deux scientifiques, ont des destins liés. Ils font peut-être connaissance durant la guerre d’Indépendance américaine, car ils servent conjointement dans l’escadre du comte d’Estaing (Borda y commande le vaisseau le Guerrier et Missiessy est embarqué sur le Vaillant). Nous allons voir que Borda joue un rôle dans la carrière de Missiessy, puis que les deux hommes sont amenés à se côtoyer à de nombreuses reprises dans les décennies à venir.
Cette cinquième campagne, qui amène une fois de plus le jeune homme au Levant, est également sa dernière en tant que garde-marine : le 4 avril 1777, il est nommé enseigne de vaisseau. Cette promotion marque le commencement de sa véritable carrière d’officier, quelques jours avant ses 21 ans.

La guerre d’Indépendance américaine

A la mort de Louis XV, la France ne dispose que de 43 vaisseaux de ligne en service (contre plus de 150 à l’Angleterre), vestiges des tentatives avortées de redressement de la Marine des Choiseul et du marquis de Boynes (le premier Choiseul avait espéré pouvoir porter les effectifs disponibles à 80 vaisseaux et 45 frégates)116. Ayant hérité de cette situation difficile, le nouveau secrétaire d’Etat à la marine Antoine de Sartine (août 1774 – octobre 1780) est à l’origine d’un renouveau notable, quoique de courte durée. La tendance générale est certes toujours celle du traditionalisme puisque, dès son arrivée aux affaires, il doit faire passer une série d’ordonnances conservatrices visant à apaiser les maisons nobles, échaudées par les initiatives de Boynes qui l’a précédé et a prétendu, par la fondation de l’Ecole du Havre en 1773, moderniser et démocratiser la formation des officiers. Le vicomte de Castries, dont on a vu plus haut le peu d’estime qu’il porte à ce ministre, émet a posteriori dans ses mémoires, à propos de l’Ecole du Havre, une opinion à fait représentative de la mentalité du Grand Corps.

Les dernières années de l’Ancien Régime

Peut-être dans l’attente du commandement promis, peut-être plutôt à la place, Missiessy reçoit celui du cotre le Pygmée avec lequel il est chargé, à partir de mars 1782, de croiser dans la Manche pour y observer les mouvements britanniques164. Il y rencontre plusieurs bâtiments français pris en chasse en tentant de rallier ou de quitter Brest, à l’exemple de la frégate du vicomte de Castries qu’il croise en mer puis retrouve à Brest courant avril165. Les forces navales britanniques sont omniprésentes, malgré les difficultés rencontrées en Amérique et dans les Indes, car l’Amirauté a pour strict principe de toujours maintenir une forte concentration près des côtes du royaume en temps de guerre, de sorte à se garantir des menaces de débarquement. Face à ce déploiement défensif, les missions d’observation sont dangereuses, malgré la vélocité des bâtiments légers qui y sont employés. Ce faisant, le 22 juillet, le Pygmée, qui est chargé de trouver et d’observer l’escadre anglaise avant de faire voile sur Toulon pour rapporter les informations obtenues au comte d’Albert de Rioms, est pris en chasse par deux vaisseaux, le Crown et le Panther, puis capturé. La fin de la guerre épargne à l’équipage un séjour forcé sur les pontons anglais, ces bâtiments retirés du service et reconvertis en de terribles prisons dans lesquelles les détenus s’entassent péniblement et où le taux de mortalité, dû à la malnutrition et aux maladies, est effroyablement élevé. Les officiers ont la possibilité théorique d’échapper à cette détention : ils peuvent demander à être prisonniers sur parole dans une ville anglaise, mais ce traitement n’est pas automatique et a été même limité depuis la guerre de Sept Ans, du fait des évasions. Il ne faut donc pas minimiser la chance dont a bénéficié le jeune lieutenant de vaisseau en ne demeurant pas en Angleterre et en n’ayant pas à rejoindre les autres prisonniers car « au lendemain de leur libération, la plupart de ces hommes étaient brisés physiquement et moralement », comme l’écrit Philippe Masson. Plus littérairement, Ambroise Louis Garneray, fameux peintre de marine et compagnon de Surcouf en mer des Indes, rapporte en des termes éloquents, dans ses mémoires, son séjour à Portsmouth.
Le 14 avril de l’année suivante, il obtient un nouveau commandement, cette fois en remplacement d’un autre officier qui n’a pu se rendre disponible à temps : la Guyane est une gabarre maritime, un bâtiment de transport de marchandises. Elle fait partie de la division du chevalier de Clonard missionnée pour aller quérir des bois de mâture à Riga. Les forêts baltes sont alors précieuses aux marines européennes car, si les bois de construction des membrures des bâtiments sont le plus souvent de chêne, de meilleure qualité dans les zones tempérées que dans le Nord, les bois de mâture sont issus de grands pins et de grands sapins utilisés entiers : ils doivent être longs, légers et flexibles, les meilleurs poussant de la Pologne à la Mer Baltique. A titre plus particulier, Missiessy est chargé d’une deuxième mission : il doit « s’exercer dans le cours de cette navigation à la formation des différents ordres et aux évolutions navales » et présenter un rapport de cet exercice. Après que la Guyane a été désarmée à Brest le 23 décembre 1784, les résultats de son commandant son examinés par le Conseil de la Marine de Brest, qui lui adresse « une lettre de satisfaction sur la tenue de son journal et sur les observations nautiques, politiques et commerciales ». Cette campagne n’est pas la seule de ce type qu’il effectue alors : le 20 avril 1785, il commande la Durance, autre gabarre avec laquelle il rallie la division du marquis de Montluc, avec les deux mêmes objectifs que précédemment. Quelques jours avant cet embarquement, le 5 avril, il a été élevé au rang de chevalier de l’ordre royal et militaire de Saint Louis.

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Table des matières
Introduction
Une carrière d’Ancien Régime
Les premiers pas d’un jeune marin
L’intégration aux gardes-marine de Toulon
La guerre d’Indépendance américaine
Les dernières années de l’Ancien Régime
Toulon entre Révolution et contre-Révolution
Les premiers temps de la Révolution : de l’amiralat à la prison
L’insurrection de Toulon
La fortune des Burgues de Missiessy en 1793
Exil et retour
De la République à l’Empire
Au service de la République 
La nouvelle Marine Impériale
Missiessy dans la manoeuvre de 1805 : la guerre et la disgrâce
Missiessy et le grand projet d’Anvers
Anvers, arsenal impérial
L’expédition anglaise de 1809
Anvers dans les dernières années de l’Empire
Une fortune d’Empire 
Le retour à la monarchie
La fin de la Marine Impériale
La nouvelle crise de la Marine et ses conséquences
Les dernières années de service : le renouveau de la Marine
Conclusion 
Sources 
Bibliographie 
Annexe I – Arbre généalogique des Burgues de Missiessy
Annexe II – Grades et commandements 
Annexe III – Fonctions diverses et honneurs 
Annexe IV – Publications et travaux connus 
Table des illustrations

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