La formation du mythe napoléonien en France et en Bretagne 

La dernière chouannerie et la chute de l’Empire

La première Restauration n’entraîne aucun incident particulier en Bretagne. Le peuple apprend par la presse l’abdication de Napoléon et le rappel de Louis XVIII par les Alliés le 14 avril 1814, et les préfets sont destitués et remplacés progressivement. Le 17 avril un Te Deum est célébré à la cathédrale de Saint-Brieuc en présence des autorités et de la garde nationale rebaptisée « garde urbaine », et des illuminations et des danses ont lieu le même soir7 . Le même scénario se répète ailleurs, et comme partout en France, les municipalités se soumettent au changement de régime et affichent leur soutien à la monarchie. Mais ce dernier n’est cependant pas unanime dans la région : en janvier 1815 a lieu à Rennes la réunion de la commission destinée à dresser l’état des secours à distribuer aux chouans blessés pour le roi. Les commissaires du roi, Grisolles et Joseph Cadoudal, frère cadet du fameux Georges, sont conspués au théâtre le soir de leur arrivée. Le lendemain, les chouans venus réclamer leurs aides sont malmenés par les étudiants en droit, les officiers en demisolde et les paysans des communes du Sud de Rennes qui avaient combattu les chouans.
Le 1er mars, Napoléon s’échappe de l’île d’Elbe où les Alliés l’avaient exilé, et débarque à Golfe-Juan, ouvrant la période dite des Cent Jours, au cours de laquelle il remonte notamment jusqu’à Paris avec une armée de fortune qui ne cesse de grossir9. Il évite la Provence royaliste pour traverser les Alpes et le Dauphiné, plus accueillants. Le mouvement en sa faveur gagne la Bourgogne, le Nivernais et les cités républicaines de la côte atlantique10. A Rennes, mais aussi à Nancy et à Saint-Etienne on entend les cris de « Vive le roi… de Rome et son papa ! »11. La nouvelle du débarquement est également accueillie avec joie à Nantes et à Saint-Brieuc. Dès le 13 mars, Louis XVIII envoie le duc de Bourbon commander les divisions militaires de l’Ouest et rassembler les soutiens à la monarchie, en constituant notamment une armée vendéenne et bretonne. Le clergé breton, de son côté, refuse le nouveau serment d’allégeance à Napoléon, mais seule une minorité s’engage dans la résistance directe, comme l’évêque de Vannes, Mgr de Beausset, ou des proches de Cadoudal.
L’opinion publique est cependant plus divisée que durant la première Restauration : les autorités royalistes se sont multipliées et ont réveillé les vieux antagonismes bleus/blancs13. Cas intéressant, à La Roche-sur-Yon, ou plutôt Napoléon, comme elle s’appelle encore, le plébiscite pour l’Acte additionnel du 22 avril ne suscite des votants que dans le chef-lieu, les royalistes ayant bloqué les autres bureaux de vote14. Le 23 avril, la Fédération bretonne se crée à Rennes, en évoquant le pacte d’union de février 1789 et le serment révolutionnaire juré à Pontivy le 15 janvier 1790. La jeunesse bourgeoise de Nantes, Rennes, Vannes et Saint-Malo part ainsi affronter les bandes de chouans dans le Morbihan. Si cette jeunesse bretonne se réjouit du retour de Napoléon, c’est uniquement parce qu’elle le juge capable d’appliquer les idées de 1789, il ne s’agit donc pas d’un mouvement proprement bonapartiste. Dans leur Pacte Fédératif publié dans le Moniteur du 30 mars, ils mentionnent d’ailleurs son nom in extremis15. Ces fédérés sont des ouvriers, artisans, étudiants, militaires, fonctionnaires, médecins et avocats. Inversement, la petite bourgeoisie, les pêcheurs et les commerçants bretons, ruinés par le blocus, sont hostiles au régime impérial16.
Il est finalement impossible de se faire une idée juste de l’opinion politique des villes bretonnes, car comme partout en France elle varie sans cesse selon les évènements. On observe finalement que dans les villes de l’Ouest comme Nantes et Rennes, les soutiens à Napoléon se manifestent davantage, alors qu’en campagne c’est la chouannerie qui domine. La chouannerie de 1815 est cependant moins violente que les précédentes, et plus courte, les deux camps se battant plus pour leur légitimité que pour leur désaccord. L’ordre de soulèvement que lance le duc de Bourbon n’a tout d’abord guère d’effet, car le culte religieux n’est pas menacé et la tranquillité au foyer ne l’est pas encore. Le Morbihan et le Finistère sont les seuls endroits où il y eut une vraie campagne organisée, avec cinq légions, dont le bataillon de Vannes, dirigé par Sol de Grisolles, l’ancien adjoint de Cadoudal, qui a passé tout l’Empire en prison avant d’être libéré par le roi. Suite au décret de conscription en avril, plus de 15 000 hommes le rejoignent, alors qu’en face le général d’Empire Bigarré n’a que 10 000 hommes et des gardes nationales désorganisées. D’un autre côté, les chouans sont indisciplinés, faiblement armés, et leurs actes de brigandage ternissent leur image dans les Côtes-du-Nord.
L’insurrection éclate le 15 mai au bord de la Loire, et le général Lamarque bat séparément les chefs royalistes divisés à Nantes. Le chouan Coislin attaque Redon, pendant que Grisolles disperse les Fédérés de Lorient à Sainte-Anne d’Auray, puis entre à Ploërmel et Josselin. Le 4 juin il échoue à prendre Redon, et la revanche de Bigarré à Auray le 21 juin met fin aux hostilités. Mais tant que les royalistes ne sont pas certains du retour du roi, ils refusent de déposer les armes.
Ailleurs en France, suite à Waterloo, le Midi est enflammé par la Terreur blanche : des milices organisées par des aristocrates agressent les fonctionnaires impériaux, pillent leurs biens et les tuent. Cette violence s’explique par le fait que les méridionaux ont été surchargés d’impôts par
Napoléon et humiliés par les fédérés.
Il faut donc nuancer l’image de la Bretagne comme terre d’opposition. Si le mouvement chouan aura perduré jusqu’au retour de la monarchie, le courant républicain a également su conserver des fidèles dans la région, de même que la majorité des villes s’est simplement acclimatée aux divers changements de régimes. Mais la région, de par sa position maritime, a cependant plus souffert que d’autres des conjonctures économiques de la période.

Bilan économique et social de l’Empire en Bretagne

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’établissement du Consulat a donné de l’espoir à certains Bretons, qui voyaient en Bonaparte « le Pacificateur de l’Ouest »20. Les combats révolutionnaires avaient en effet décimé un tiers de la population, et avec la suppression de la féodalité et de l’impôt royal et la libération de la terre en 1789, les petits paysans auraient dû pouvoir cultiver leurs propres exploitations. Mais les biens nationaux furent majoritairement accaparés par la bourgeoisie urbaine, les petits paysans ne pouvant suivre les ventes aux enchères.
Concernant les réquisitions matérielles dans la région, dans les Côtes-du-Nord et à Rennes les exigences furent lourdes pour la fourniture des chevaux. Il y eut également un alourdissement des impôts, alors que la province n’avait pas encore eu le temps de se remettre de dix années de guerre civile et de plus de vingt ans de guerre maritime contre l’Angleterre.
Concernant la politique maritime de Napoléon, en 1807 l’interdiction des Anglais aux navires neutres de commercer avec la France, en réaction au blocus, bloqua l’arrivée du coton des colonies chez les tisserands bretons. Les manufactures de Morlaix, Quintin, Loudéac et Uzel qui fournissaient la toile de lin, et Châteaugiron, Dinan, Locronan, Merdrignac, Vitré et Noyal-sur- Vilaine qui travaillaient le chanvre, se retrouvèrent au chômage. De plus, le chanvre étant utilisé pour fabriquer les cordages et les voiles, la stagnation de la construction navale ne permit pas à son industrie de prospérer. Jusqu’en 1810, la guerre de course a cependant donné d’excellents résultats, mais en 1812 le nombre de navires armés passe de 200 à 93, faute d’équipages, et de 1805 à 1814 4600 corsaires malouins sont faits prisonniers. Cette guerre de course contre les Anglais n’aura pas les résultats espérés par Napoléon, car la marine française perdra plus de 400 navires de course, et sur les 130 000 prisonniers français qui furent envoyés dans les pontons anglais de 1803 à 1814, 27 000 étaient des marins et des pêcheurs bretons.
En dressant le bilan sur la période révolutionnaire et impériale en Bretagne, les historiens parlent tous d’un déclin catastrophique sur le plan économique et démographique. Nous verrons par la suite ce qu’il en est sur le plan culturel. Si le passé de la région dans l’opposition et ses difficultés économiques ont laissé un souvenir très mitigé de la période, il en va différemment dans d’autres régions françaises. A Ajaccio par exemple, Napoléon a au contraire une image de bienfaiteur, parce qu’il a accordé des privilèges à la ville en faisant d’elle la capitale de la Corse face à Bastia, et l’a davantage intégrée que les autres au système français. En comparaison, à Bastia, décapitalisée en 1811, et dans d’autres régions plus reculées qui avaient subi des conscriptions très massives, Napoléon avait une image-repoussoir. Les conjonctures militaires, économiques et agricoles pesaient aussi sur la Corse : on y trouve des déserteurs comme en Bretagne, et comme en Bretagne des villages s’insurgent contre la conscription, dans les zones rurales et montagneuses. En avril 1814, il y eut même une tentative de sécession à Bastia, menée par Frédien Vidau, un royaliste, avec l’aide des Anglais et de supporteurs de Paoli ! Mais à la différence des Bretons, des Corses se sont portés volontaires dans des corps spéciaux de l’infanterie légère, ainsi que dans des compagnies franches et des troupes de chasseurs.
Le 23 avril 1814 Ajaccio apprend la nouvelle de l’abdication, et adhère publiquement aux Bourbons. Même le clan Bonaparte se range sous la bannière royaliste, même si ce n’est qu’un ralliement formel. A Ajaccio le retour de l’Empire est accueilli favorablement par la majorité des habitants, dans un enthousiasme qui se retrouve dans toute la Corse, car Napoléon restaure également le lien entre la Corse et la France révolutionnaire. Mais si plus tard sous la Restauration, aux yeux des royalistes la Corse représente un péril bonapartiste, en réalité, à part le clan Bonaparte, le mouvement manque d’un groupe défini, les partisans de Napoléon se faisant discrets, et une partie de la population croyant à son retour mais sans trop d’espoir. A l’annonce de sa mort, certains habitants portent le deuil, dont des demi-soldes. Il existe un attachement populaire à « l’enfant d’Ajaccio », mais qui ne s’exprime cependant pas par la rébellion.
Pour conclure cette partie, il m’était nécessaire de retracer l’histoire de la Bretagne sous le Premier Empire afin de mieux comprendre par la suite sa patrimonialisation. De par sa situation géographique maritime et proche de l’Angleterre, cette région a très tôt attiré l’attention de Napoléon, et ce d’autant plus qu’elle contenait des foyers d’opposition qui mirent plus d’une fois son pouvoir en danger. Ces raisons expliquent la présence en Bretagne de réalisations napoléoniennes qu’on ne retrouve pas partout en France, comme une ville fortifiée ou un ensemble de canaux, ainsi que quelques traces du passage de l’empereur dans la région. Fait intéressant, certains historiens relèvent que la répression du soulèvement de l’Ouest a privé Napoléon de troupes à Waterloo, ce qui fait dire à certains, sur le ton de la plaisanterie, que c’est finalement à cause des Bretons que l’empereur corse a perdu à Waterloo ! Son intérêt pour la Bretagne était pourtant sincère, et l’on a même trouvé une carte linguistique du Morbihan dans ses bagages pour Waterloo.Mais malgré ces réalisations, et le ralliement d’une partie de la population bretonne à l’Empire, l’opposition politique et religieuse de la Bretagne au régime a profondément marqué son histoire de la période, davantage que le reste. Nous allons maintenant voir dans la prochaine partie quel souvenir la période a laissé chez les Bretons.

Les témoignages des Bretons contemporains

Au cours de mes recherches, j’ai en effet eu l’occasion de découvrir de nombreuses citations retrouvées par les historiens dans les archives, et qui sont souvent très révélatrices de l’image qu’a laissée le personnage de Napoléon chez les Bretons. Au cours des Cent-Jours, bon nombre de fonctionnaires de l’État impérial ont par exemple affiché leur soutien aux Bourbons afin de faire oublier leurs années au service de l’empereur. Ainsi, le compte-rendu du conseil municipal de Châteaubriant réuni le 29 avril 1814 fait cette profession de foi radicale : « Nous avons supporté le joug de la tyrannie mais au moins, messieurs, nous n’avons pas à nous reprocher de l’avoir provoquée ou aggravée par des adresses adulatrices dans lesquelles on faisait offrir au tiran la vie et la fortune des Français. Nous sommes francs bretons et nous avons résisté à toutes les insinuations et invitations de ce genre. »1. Ces témoignages d’antipathie sont difficiles à comprendre : il faudrait au préalable étudier l’histoire politique de la commune et la biographie de ses administrés pour juger s’ils étaient ou non de réels opposants à Napoléon, ou s’ils ont simplement voulu s’adapter au nouveau régime.
En revanche, d’autres témoignages concordent davantage avec l’image d’une Bretagne « blanche » farouchement opposée au bonapartisme. En témoigne ainsi le cas de Jules Simon, un Lorientais dont les souvenirs d’enfance, Premières années, ont été publiés en 1901. Il est issu d’une famille bourgeoise arrivée en 1818 à Saint-Jean-Brévelay, au Nord de Vannes. Le petit Jules est alors âgé de quatre ans, et repartira en 1825 étudier à Vannes, avant de devenir plus tard ministre de l’Instruction publique et président du conseil sous la Troisième République. Il aura auparavant fait partie des opposants à Napoléon III, ce qui explique sans doute en partie la mauvaise image qu’il donne du premier. Dans ses souvenirs de la ville de Pontivy, ex-Napoléonville, le portrait politique qu’il dresse de la Bretagne qu’il a connue est extrêmement manichéen :
Les anciens seigneurs, les nobles rentrés sous l’Empire pour vivre en mécontents, et ceux qui venaient de rentrer avec la Restauration, pour prendre part aux dédommagements qu’elle leur offrait […]
Ceux-là étaient du pays ; c’était des chrétiens, des honnêtes gens, dévoués au Roi, qui avaient combattu ou souffert pour lui. Les autres étaient des jacobins ou des bonapartistes venus de loin dans le pays pour le tyranniser et le ruiner. On ne pouvait avoir pour eux que de la colère ou de la défiance.
Simon prend un ton encore plus critique vis-à-vis de l’Empire lorsqu’il en vient à parler des femmes bretonnes qui soutiennent le roi pour l’efficacité de sa police : « Sans doute, l’Ogre de Corse était aussi un grand policier ; mais il y avait la guerre, qu’elles détestaient […] tandis qu’avec «notre bon Roi », on était bien tranquille de ce côté-là. »2. Cette image d’une ville farouchement royaliste concorde avec le texte d’une chanson du Premier Empire qui proviendrait apparemment de Pontivy.
Si Simon rejoint, par ses écrits, la longue cohorte des témoignages des Bretons en colère vilipendant le régime impérial, les points de vue d’autres contemporains divergent foncièrement. Comme mentionné dans la précédente partie, toutes les franges de la population bretonne de l’époque n’ont pas rejeté la politique impériale. En témoignent le discours « Moeurs et usages des Bretons du département du Morbihan » rédigé en 1836 et publié en 1841 par François Grand Moulin. Ce prêtre originaire de Rennes est nommé professeur de rhétorique en 1810 au lycée impérial de Pontivy, où il devient par la suite censeur et proviseur de 1810 à 1820. Il donne dans son discours un point de vue très positif sur l’oeuvre de Napoléon en Bretagne, et affirme notamment que l’empereur a cherché à se concilier les Bretons en respectant leurs habitudes : « Napoléon, pacificateur des départements de l’ouest, avait employé tous les moyens pour hâter les progrès de la civilisation dans ces contrées, sans cependant contrarier les idées dominantes ». Il louange aussi le canal de Nantes à Brest et ses «superbes écluses […] Tant de bienfaits répandus sur cette terre qui pendant dix années avaient éprouvé tant de malheurs de toute espèce, méritaient la reconnaissance des habitants. »5. Ce témoignage est lui aussi intéressant, dans le sens où il démontre l’ambivalence, même dans une zone d’opposition aussi forte que la Bretagne, de l’image du Premier Empire dans les souvenirs des contemporains. Contrairement aux paysans et aux nobles émigrés dont parle Simon, Grand Moulin a personnellement bénéficié du système napoléonien, en tant que citoyen cultivé, et salarié d’une des plus grandes innovations du règne, à savoir le système des lycées. Le contexte politique conflictuel de sa région ne l’empêche pas de tomber dans l’extrême inverse de Simon, à savoir une admiration déclarée pour le régime. Admiration cependant davantage partagée dans d’autres régions de France plus séduites par le bonapartisme, comme la Corse. En témoigne à Ajaccio, dès le 1er mai 1807, cette décision d’ériger une statue en bronze en l’honneur de Napoléon, car le conseil municipal estime que la ville qui « se glorifie d’avoir vu naître ce premier héros des siècles ne doit pas tarder à payer un tribut à la reconnaissance nationale ». Et contrairement à la Bretagne, cet enthousiasme pour l’Empire ne disparaît pas après Waterloo, puisque le 1er mai 1831, jour de la fête du roi, certains Ajacciens crient encore « Vive Napoléon II, à bas Philippe 1er ! »6, la popularité de Napoléon entraînant dans son sillage celle de son fils.
Pour en revenir au cas de la Bretagne, il serait cependant faussé de croire qu’à la chute de l’Empire, sa société était scindée en seulement deux mémoires bien définies, l’une abhorrant Napoléon, l’autre l’idolâtrant. En effet, comme le raconte Jules Simon lui-même, en parlant des portraits de la famille royale accrochés dans le château familial, la diversité d’opinions était bien réelle, même au sein d’une même famille : « il ne fallait pas se fier à ces portraits. Quand on les renversait, la tête en bas, on s’apercevait que, de ce côté-là, par une ingénieuse combinaison, ils représentaient, l’Ogre de Corse, le roi de Rome, l’impératrice Marie-Louise. Il y en avait pour toutes les opinions. ».8 Cette ambiguïté ne diffère d’ailleurs pas tant de celle de la mémoire nationale, comme nous allons à présent le voir.

La formation du mythe napoléonien en France et en Bretagne

Dès la chute de l’Empire, et même avant, une légende napoléonienne se développe, aussi bien en France qu’à l’échelle de toute l’Europe. Dès 1804, dans les pamphlets britanniques, qui seront ensuite publiés en France à partir de 1814, Bonaparte est l’Ogre, l’Attila des temps modernes, l’Antéchrist9. La littérature française suit ensuite l’exemple de Germaine de Staël, opposante exilée par Napoléon, qui dans Dix Années d’exil, publié en 1821, dresse un portrait de l’ex-empereur teinté de racisme : « Il a reçu le jour dans cette île de Corse, où déjà la température sauvage de l’Afrique se fait sentir ». Un de ses amis, l’écrivain breton Chateaubriand, après avoir écrit des pamphlets incendiaires sur Napoléon durant l’Empire, nuance ensuite son avis dans les Mémoires d’Outre-Tombe, où il lui reconnaît du génie et de l’humanité, mais un orgueil monstre !
Sa mort en 1821 ouvre cependant une ère de réhabilitation. Le Mémorial de Las Cases est en effet publié en 1823 et fait connaître la vie personnelle et le caractère de l’empereur, en le montrant en souverain prisonnier maltraité par ses geôliers, mais acceptant néanmoins son sort. L’auteur s’empresse d’ailleurs de nier la légende noire de l’empereur : « il est reconnu à présent que tout ce qui le servait dans son plus petit intérieur, l’adorait précisément à cause de sa bonté et de l’excellence de son coeur. ». Napoléon devient un héros romantique, et tous les jeunes gens se précipitent sur le Mémorial, qui rencontre un succès fou11. C’est aussi le contexte politique de la Restauration, où la vie nationale est jugée sans gloire avec les Bourbons, qui pousse les romantiques du côté de l’empereur, comme Hugo, Stendhal, Balzac ou Musset. A partir de sa prise de pouvoir en juillet 1830, le roi Louis-Philippe, soucieux de se revendiquer de l’influence napoléonienne, encourage lui-même la légende à se développer, au travers d’une littérature de vulgarisation, présentant un Napoléon proche du peuple. Le clou de cette vague de popularité est la décision à la Chambre des députés, en mai 1840, du rapatriement des cendres de l’empereur aux Invalides. La cérémonie du 15 décembre 1840 attire une foule très dense et semble avoir beaucoup ému les Parisiens Mais qu’en est-il cependant de la légende napoléonienne en Bretagne ? Une idée commune en histoire veut que le culte à Napoléon se serait développé par le biais des vétérans de retour dans leurs villages, qui auraient diffusé autour d’eux un récit idéalisé de leurs conquêtes, transformant l’Empire en véritable épopée mythologique. On retrouve notamment cette vision des choses dans Les Napoléon du peuple, de Bernard Ménager, publié en 198813. Cette mise en scène du vieux grognard racontant ses aventures apparaît également dans la fiction chez Balzac avec son Médecin de campagne. Mais d’autres historiens spécialistes de l’Empire telle que Nathalie Petiteau affirment que ce lieu commun est davantage dû à l’imagination des auteurs, mais aussi des préfets et des policiers, chargés de surveiller la population, qui avaient parfois tendance à exagérer dans leurs rapports la passion des villageois pour Napoléon. En 1815, le maire de la commune de Melesse, au Nord de Rennes, a notamment accusé dans une lettre les anciens soldats démobilisés de faire courir des rumeurs sur le retour de l’empereur.
Cela voudrait-il dire qu’il ne s’agit que d’un mythe, et que dans le cas de la Bretagne, les vétérans bretons, écoeurés ou traumatisés par leur expérience dans les armées napoléoniennes, se seraient abstenus de faire l’apologie de l’empereur, et par-là même de contribuer à sa légende ?
Dans son article sur la parole des vétérans en Ille-et-Vilaine, Mathieu Marly relève que les associations d’anciens soldats de l’Empire n’y voient le jour que dans les années 1840, et demeurent essentiellement urbaines, ce qui fait qu’auparavant il n’y a pas de discours commun sur le Premier Empire. Concernant l’Ille-et-Vilaine, leur parole se diffuse dans des lieux de sociabilité ponctuels comme les veillées ou les fêtes, et plus couramment dans la sphère familiale. Il analyse cette parole comme l’affirmation d’un savoir dont les soldats seraient les seuls détenteurs, et qui leur conférerait une certaine autorité sur les populations villageoises. Mais au fur et à mesure que la Restauration s’affirme, ces vétérans sont contraints d’agrémenter leurs récits d’éléments nouveaux, quitte à se transformer en véritables conteurs.
Le témoignage des Mémoires d’un paysan bas-breton, rédigé dans les années 1890, en dit long sur la part de légendaire dans les récits de ces vétérans en Bretagne. L’auteur, Jean-Marie Déguignet, est né en 1834 près de Quimper, et a servi dans les armées de Napoléon III, avant de mourir dans la misère à Quimper en 1905. Il a notamment participé aux guerres de Crimée, d’Italie, du Mexique, et de l’Algérie, et a même voyagé à Jérusalem. Démobilisé en 1868, il rédige ensuite ses mémoires durant les dernières années de sa vie. Cet ouvrage est une source d’informations extrêmement précieuse, car il s’agit à la fois du témoignage direct d’un individu de condition modeste, qui décrit la vie rurale en Bretagne au XIXe siècle, mais aussi d’un soldat dans les campagnes du Second Empire, qui raconte son expérience de l’étranger. Et dans son ouvrage très dense, l’auteur consacre deux pages au mythe napoléonien en Bretagne, tel qu’il lui a été justement raconté par les vétérans dans son enfance :
Il y en avait quelques vieux qui avaient servi le grand Napoléon, et s’ils ne connaissaient pas l’histoire de ce destructeur de peuples, des rois et des empires, en revanche ils connaissaient toutes les légendes qui couraient sur lui en Bretagne à cette époque […] Maintes fois, ils avaient vu l’homme au petit chapeau traverser les airs avec son cheval blanc pour aller voir la position de l’ennemi. Ils l’avaient vu jeter un jeu de cartes dans l’air, et aussitôt une armée imaginaire se formait en présence de l’ennemi, sur laquelle celui-ci épuisait en pure perte toutes ses munitions. Il était parti en Egypte à l’insu de tout le monde en attirant à lui par magie une armée et une escadre. Et là-bas en Egypte, quand les soldats étaient découragés par la fatigue, la chaleur et la soif, du bout de son épée il leur montrait de belles villes et de grands lacs d’eau limpide qui n’existaient pas mais cela encourageait les soldats. Il était revenu en France, de là en se rendant invisible, lui et le bateau sur lequel il était. Mais là, les vieux se disputaient durement. Les uns soutenaient qu’il avait traversé toute l’escadre anglaise comme la foudre, en écartant leurs navires pour s’ouvrir un passage, mais sans que les Anglais ne vissent rien. Les autres soutenaient qu’il avait passé pardessus les Anglais à travers les airs et ne descendit sur les eaux que lorsqu’il fut loin d’eux.
La mention de légendes au pluriel laisse à penser que les Bretons ont bel et bien continué à parler de l’Empire bien après sa chute. Dans une région où la tradition orale avaient une importance réelle, le terrain était en effet propice à l’exagération, comme nous le montre ces versions surnaturelles de la campagne d’Egypte et des batailles napoléoniennes en général. Napoléon y est présenté comme un magicien créateur d’illusions, un joueur de flûte entraînant les hommes avec lui
par un charme surnaturel. Mais ses pouvoirs sont encore plus exagérés lorsque les vétérans en arrivent à parler de l’incendie de Moscou :
Ils racontaient que là, durant un grand incendie qui dévora la ville entière avec ses habitants, on avait vu l’homme au petit chapeau luttant dans les airs contre un ange au-dessus de la ville même, et que l’ange finit par précipiter son adversaire dans les flammes. Ça, c’était le signe des malheurs qui lui arrivèrent à la suite. Et la cause de tous ces malheurs venait de ce que l’Empereur avait renvoyé sa femme pour prendre une autre. Le Bon Dieu s’était fâché de cela et avait envoyé un ange pour le terrasser puisque les hommes ne pouvaient le faire.
Napoléon est donc ici devenu, par le biais de la légende, un surhomme au sens littéral, un égal des anges et des esprits, dont la chute reprend le motif de Lucifer chassé du Paradis. Mais comme pour toute légende orale, Jean-Marie Déguignet reconnaît qu’il n’existe pas de consensus mémoriel sur certains épisodes de l’épopée. De nombreuses versions différentes auraient apparemment existé sur ce qui se serait « réellement passé » à Moscou, puisque selon ses souvenirs « il s’élevait des discussions et des disputes qui duraient plus longtemps que les récits légendaires. »16. Le témoignage de Déguignet nous apprend donc que dans la Bretagne des années 1830, dans la bouche des vétérans des guerres napoléoniennes, se perpétuaient le mythe de l’empereur diabolique et maudit par le destin. Si la légende nationale, de par son support écrit, était destinée à l’origine pour les franges de la population lettrée et urbaine, les campagnes françaises ont fini par se l’approprier au cours du XIXe siècle, en y intégrant les codes de la tradition orale.

L’oubli de la période dans les guides touristiques

Concernant les sources écrites sur la période, si j’ai déjà eu l’occasion de mentionner quelques mémoires publiés par des témoins bretons, je n’ai pas encore abordé un type de littérature bien particulier : en effet, il apparaît aujourd’hui que la notion de patrimoine est bien souvent liée à celle du tourisme. Afin d’évaluer la valorisation (ou l’absence de valorisation) de cette période dans la région, il me fallait étudier les guides touristiques, depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, et voir quelle présentation y était faite du premier Empire. Il faut savoir qu’au XIXe siècle, période d’émergence des premiers itinéraires touristiques, les voyageurs qui visitent la Bretagne préfèrent nettement la partie littorale à celle des terres. Des écrivains comme Stendhal et Flaubert, en 1839 et 1847, évitent ainsi soigneusement l’Argoat. Lorsque le Britannique Murray dans son Handbook for Travellers in France de 1854 suggère un « tour idéal », il trace un parcours essentiellement côtier, évitant Rennes. Les voyageurs de cette époque recherchent alors en Bretagne un dépaysement, une « primitivité », même si les lieux doivent être suffisamment civilisés pour les accueillir. C’est l’image d’un Ouest isolé et sauvage qui domine dans les représentations de la Bretagne.
Concernant le Premier Empire, j’ai pu constater au cours de mes recherches un oubli de la période dans les guides touristiques de Bretagne, notamment dans les premiers guides du XIXe siècle. La plupart, comme Vingt jours en Bretagne : de Saint-Malo à Brest, en 1892, décrivent les villes bretonnes comme Brest sans pour autant mentionner l’impact qu’a eu le Premier Empire sur leurs fortifications. Les références à la période sont seulement implicites : en 1888, Vingt jours sur les côtes de Normandie et de Bretagne et à l’île de Jersey mentionne bien une frégate appelée l’Austerlitz dans la rade de Brest, en revanche lorsqu’il en vient à parler de Saint-Malo, il s’épanche sur Châteaubriand, mais ne dit rien de Surcouf. D’autres ouvrages plus récents ne mentionnent absolument rien de la période, comme le Guide de l’excursionniste pour Redon et ses environs, de 1905, ou encore Itinéraires de Bretagne : guide géographique et touristique, de 1950.
Il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que les guides commencent à mentionner cette période de manière plus explicite, mais seulement sur des aspects bien précis. Le Guide bleu de 1959 a le mérite de mentionner la muséographie existant à l’époque sur Surcouf à Saint-Malo2. Il ne dit rien en revanche du passé militaire de Brest. A la rubrique sur Pontivy, il mentionne au passage la place Aristide Briand, coeur de la ville napoléonienne, et « le palais de justice, de style grec » mais ne fait aucun commentaire sur l’hôtel de ville et la poste, de la même époque. Lorsqu’il mentionne le canal de Nantes à Brest, il affirme même qu’il « ne fut exécutée que de 1824 à 1832 » alors que l’on sait que les travaux avaient déjà commencé dès 1811. Il ne s’intéresse ensuite qu’à la partie médiévale de la ville3. Sur la ville de Nantes, l’auteur nous offre cependant ce commentaire plus explicite : « L’Empire ruina le commerce de Nantes, et ce fut en quelque sorte à titre de compensation que Napoléon décida l’établissement du canal de Bretagne. ».
Il mentionne cependant « la rue Jean-Jacques Rousseau (où Cambronne est mort au n°3, en 1842) » ainsi que le cours Cambronne et sa statue4. Il n’oublie pas non plus le mausolée de Cadoudal, monument pourtant peu imposant et peu connu, dont nous aurons l’occasion de reparler plus en détail dans le chapitre suivant, et qui est ici décrit par ces mots : « Auray a vu naître, au hameau de Kerléano, Georges Cadoudal (1771-1803), un des héros de la chouannerie bretonne. Ses restes y reposent, avec ceux de son fidèle compagnon Mercier-la-Vendée, près du manoir familial, dans un mausolée de style grec érigé sous la Restauration. »5. Le mot « héros » n’a rien d’anodin et apporte une connotation prestigieuse assez forte. Il est possible que l’auteur du guide ait ici repris inconsciemment les clichés d’une certaine historiographie traditionaliste associant la Bretagne à une terre de royalistes catholiques farouches.

Le rapport de stage ou le pfe est un document d’analyse, de synthèse et d’évaluation de votre apprentissage, c’est pour cela chatpfe.com propose le téléchargement des modèles complet de projet de fin d’étude, rapport de stage, mémoire, pfe, thèse, pour connaître la méthodologie à avoir et savoir comment construire les parties d’un projet de fin d’étude.

Table des matières

Remerciements
Introduction 
Partie 1 : La Bretagne napoléonienne
Chapitre 1 : Les réalisations napoléoniennes en Bretagne
a) L’instauration du régime en Bretagne
b) Pontivy, le canal de Nantes à Brest et la visite impériale à Nantes
Chapitre 2 : Les résistances bretonnes
a) Les réactions des Bretons
b) La chouannerie et le clergé
Chapitre 3 : Les malheurs de la Bretagne ?
a) La guerre de course et le personnage de Surcouf
b) La dernière chouannerie et la chute de l’Empire
c) Bilan économique et social de l’Empire en Bretagne
Partie 2 : Le souvenir napoléonien en Bretagne
Chapitre 1 : Napoléon vu par les Bretons
a) Les témoignages des Bretons contemporains
b) La formation du mythe napoléonien en France et en Bretagne
Chapitre 2 : Ecrire l’Empire en Bretagne
a) L’oubli de la période dans les guides touristiques
b) La vision des historiens bretons
c) La théorie d’un Napoléon breton
Chapitre 3 : Les héros bretons de l’Empire
a) Surcouf, un héros national
b) Cadoudal ou la contre-mémoire
Partie 3 : Le Premier Empire en Bretagne : quelle patrimonialisation aujourd’hui ?
Chapitre 1 : Le cas de Pontivy
a) Historique de la ville
b) Le tourisme napoléonien
Chapitre 2 : La reconversion touristique du canal de Nantes à Brest
a) Historique du canal
b) Un outil touristique et un objet du patrimoine
Chapitre 3 : La tradition saint-cyrienne à Coëtquidan
a) Historique des traditions napoléoniennes
b) Le 2S
Chapitre 4 : La redécouverte du patrimoine militaire de Brest
a) Les éléments d’architecture du Premier Empire
b) Une patrimonialisation à ses débuts
Conclusion
Annexes
Annexe 1 : La participation de la Bretagne à la conscription
Annexe 2 : La part de déserteurs bretons
Annexe 3 : La reprise de la légende surcouffienne dans la fiction
Annexe 4 : La statue de Cadoudal à Kerdel
Annexe 5 : Le tourisme napoléonien à Pontivy
Annexe 6 : La tradition du 2S à Coëtquidan
Annexe 7 : Les vestiges napoléoniens dans la rade de Brest
Annexe 8 : Saint-Malo, cité corsaire
Annexe 9 : Les vestiges napoléoniens à Nantes
Sources 
Bibliographie

Rapport PFE, mémoire et thèse PDFTélécharger le rapport complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *