La formalisation de la pensée gaullienne et les clivages naissants

La formalisation de la pensée gaullienne et les clivages naissants

Les relations franco-québécoise et leur environnement

L’attention particulière que nous souhaitons porter aux origines de la geste gaullienne relative au Canada nous portera tout naturellement à nous pencher sur des aspects habituellement négligés sous cet angle des relations entre la France et l’espace canadien. La période de transition, débutant en 1759 pour la vallée du Saint-Laurent et même en 1713 pour l’Acadie et se prolongeant jusqu’à la cession de la Louisiane aux États Unis en 1803, pose en effet la question des liens entre la France et ses anciens ressortissants. C’est là un point central pour comprendre la vision gaullienne, et, plus généralement celle des nationalistes français sur la question canadienne au XIXe siècle, puis sur son avatar québécois à partir des années 1960.
L’ample synthèse d’Havard et Vidal intitulée Histoire de VAmérique Française éclaire sur ces questions puisque le récit de l’Histoire de la Nouvelle-France et de ses avatars tardifs y est prolongé jusqu’à l’extinction totale de la souveraineté française dans ce vaste espace, à l’exception de l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon45. Les hésitations et revirements politiques de la période finale de l’histoire de la Nouvelle-France mettent bien ici en relief l’aspect complexe du rapport du pouvoir français à cet espace dans un moment où les impératifs politiques pesaient fortement à Paris. Il nous faut aussi citer Marcel Trûdel qui s’est penché plus particulièrement sur la période 1763-1783, phase où l’on ne sait encore trop si la Nouvelle-France est morte ou en attente de résurrection partielle, qui a posé de manière criante la question des liens entre la France et ses anciens sujets. Les deux auteurs nous présentent le portrait d’un empire continental méconnu dans sa profondeur et dont le prétendu abandon n’eut rien de nécessaire ni même d’irrémédiable pour les acteurs comme l’atteste la reprise éphémère de possession de la Louisiane en 1803. D’autres
auteurs ont aussi éclairé ce problème tels Claude Bonnault46. Citons encore Nos cousins
d’Amérique de Ronald Creaght ou l’Europe et le Monde à la fin du XVIIf siècle  de Michel Devèze éclairant certains points périphériques du sujet qui nous intéresse ici, tels par exemple, le problème des Acadiens et de leurs liens avec la France après 1763.

Une approche intentionnaliste de la question : le discours et Pacte

En ce qui nous concerne ici, notre ambition sera la suivante. Fort des diverses analyses préexistantes des relations franco-canadiennes et franco-québécoises déjà accomplies, ainsi que des recherches effectuées sur les cadres de la pensée gaullienne, nous chercherons à restituer cet ensemble dans sa cohérence. L’action politique du général de Gaulle vis-à-vis de l’espace francophone//rancogèHe canadien (Québec, Acadie, ainsi que les autres groupes francophones canadiens et Saint-Pierre et Miquelon) relèvera ici d’un seul et même ensemble malgré la rupture chronologique et des contradictions apparentes que nous chercherons à dépasser en mettant en évidence le logique qui les transcende. Dans cet espace, le général de Gaulle cherche à voir émerger un mouvement d’opinion favorable  à la France Libre de 1940 à 1945 et à défendre la souveraineté française qu’il prétend  incarner depuis juin 1940. A partir de 1958, mais surtout après 1960 et 1962, il se met en  quête d’une solution politique permettant l’émergence d’un ensemble politique canadien français centré autour du Québec. Cet ensemble devant à ses yeux devenir la patrie des «Français du Canada», branche de plein droit de la Nation française. C’est là pour lui l’une des grandes actions qu’il veut mettre à son actif, un acte décisif, une œuvre de longue haleine qu’il se doit d’engager. Cette action du général de Gaulle sera d’ailleurs elle aussi  intégrée dans un temps plus long, celui des relations entre la France, l’espace canadien et  les descendants des anciens colons français et assimilés depuis 1763 ou plus exactement  des conclusions idéologiques qui en furent tirées chez les Francophones de part et d’autre  de l’Atlantique et qui sont le fondement de l’action gaullienne en la matière. Sans ce long  cheminement de la question des rapports entre la France et les francogènes d’Amérique, la  conception gaullienne de leur francité flotterait dans l’éther, nous nous proposons ici de lui rendre ses racines. La restitution du déroulement des événements trouvera son sens dans le discours gaullien, lui-même héritier de prédécesseurs du XIXe siècle qui puisèrent leurs conceptions dans les ambiguités de la situation canadienne durant le dernier tiers du XVIIIe siècle. Car, c’est ici, en effet, que nous apparait une lacune des diverses études précitées.Malgré l’érudition dans la description des événements, leur intégration dans le contexte idéologique immédiat ou dans celui des rapports internationaux des années 1940 1946 et 1958-1969, reste que toutes ces œuvres louables menées précédemment laissent un angle mort majeur sur cette question. Le problème restant de savoir quelle force profonde a mené le général de Gaulle à vouloir lancer dans cette région une grande politique qui, de toute évidence, voulait attenter au statu quo hérité des siècles passés. D’où provient cette vaste ambition révisionniste sur ce point précis de l’ordre canadien? Est-ce là le rêve d’un homme isolé, animé par une lubie ? Certains l’ont cru sur le moment comme par la suite, nous reviendrons amplement sur le scepticisme qu’a pu susciter l’épisode de 1967. En France particulièrement un mouvement hostile à la politique canado-québécoise du général de Gaulle s’est levé dès que les intentions du Général se sont révélées au grand jour et a survécu par la suite.

La Nation envisagée dans un temps long

Né en 1890 dans une famille Lilloise, Charles de Gaulle fut, comme toute sa génération, touché  précocement par l’enseignement historique. Cet enseignement était en effet devenu une sorte de nécessité nationale pour la IIIe République, marquée par le sentiment d’abaissement de la France suite à la défaite de 1870, première défaite nationale face à une seule nation et non pas à une coalition. L’Histoire répondait en plus à un second impératif : enraciner ce régime dans une France qui en avait connu huit autres depuis un siècle. C’est au contact de ses connaissances dispensées par l’enseignement des Jésuites et de sa famille que le jeune Charles de Gaulle vit naître progressivement sa conception de la Nation française. Une attention toute particulière doit être portée aux conceptions historiques de de Gaulle relatives à la Nation française. Les événements lui ayant donné par deux fois la charge de présider aux destinées de la France, sa vision de celle-ci, bâtie sur l’enseignement de son histoire, est fondamentale. Elle lui a dicté le fond identitaire qui fut,
à ses yeux, celui de la patrie et ainsi, une vaste gamme d’intérêts et d’héritages dont le chef
de l’État se sentira porteur. Nous analyserons plus loin pour eux-mêmes les aspects concernant spécifiquement la question canadienne mais il nous faut envisager dans un premier temps ce problème d’un bloc, dans son ensemble et sa cohérence.
L’Histoire de France telle que l’apprendra le jeune de Gaulle relève de deux ordres.Il s’agira tout d’abord de l’Histoire comme elle fut mise en forme par Ernest Lavisse.L’enseignement de l’Histoire française se veut « continuiste ». Le rôle de cette histoire pour tous qui va prendre en premier lieu la forme des manuels scolaires sera de légitimer la Nation et la République : deux ensembles fortement ébranlés par l’actualité d’alors puisque la première a dû faire face à la guerre civile et la seconde est née de la défaite de 1870. Le «petit Lavisse», dont la première mouture est de 1884, est avant tout un récit de la construction sur le temps long de la Nation française. Tout ce qui concourt à sa solidité est mis en valeur par l’auteur, les facteurs de division sont dénoncés. Émerge alors un système cohérent de valeurs et de contre-valeurs élevé au pinacle de la morale nationale. Il reconnaît le rôle fondateur de la monarchie médiévale et moderne, celle qui a constitué le territoire national, l’administration (Philippe le Bel), qui a repoussé l’invasion étrangère (Charles VII
et Jeanne d’Arc), qui a lancé les explorations coloniales (François 1er et Richelieu), qui a posé les bases d’une mise en valeur rationnelle du royaume (Sully, Colbert). Le reproche est toutefois lancé à l’encontre des trois derniers Bourbons. Louis XIV a cédé à Yhubris dans la volonté de conquêtes et d’unification du royaume (guerre de succession d’Espagne et expulsion des protestants). Louis XV, bien que porteur d’espoir (Fontenoy), est l’homme de la perte du Canada et du « après moi le déluge ». Enfin, Louis XVI, malgré toute sa 74 Historien français (1842-1922), ancien précepteur du prince impérial devenu le chantre de la nation républicaine et spécialiste de l’Histoire allemande, ces deux thèmes occupant toute sa carrière.
bonhomie, ne parvint pas à imposer une révolution par le haut qui aurait épargné à la France une révolution par le bas. Les «Terroristes» de 179375 comme ceux, nouvelle mouture, de 1871, sont condamnés comme fauteurs de division. A l’inverse, l’on célèbre la République, « régime d’ordre et de liberté ». Le bonapartisme, quant à lui, est, à l’instar du règne de Louis XIV, marquant par sa grandeur mais souffre de ses faiblesses congénitales qui le rendent irréaliste comme solution de l’avenir. L’intérêt national, fondement de toute légitimité, est donc, pour les manuels de l’époque, en la seule République. Ce discours bien structuré est la base des manuels du cru de Lavisse durant toute sa carrière76. Ce bréviaire historique fut celui d’une génération entière. Drames et gloires nationaux y constituent un corpus commun aux hommes de cette génération avec son lot de souvenirs reconstruits et d’espoirs.

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Table des matières

Dédicace
Résumé
Remerciements
Citation
Introduction
Chapitre 1 : Bilan historiographique
A/De Gaulle
B/ Les relations franco-québécoises et leur environnement
C/ Une approche intentionnaliste de la question : le discours et l’acte
Chapitre 2 : La trame idéologique : généalogie de la politique canadienne du général Gaulle
A/ L’État et la nation
1. La nation envisagée dans un temps long
2. La France et ses héritages ultra-marins
3. La République comme forme d’association entre État et Nation
B/Français du Canada
1. Les anciens Français du Canada et leur rapport à la France après 1763
2. IIIe République : entre idéologie révolutionnaire et héritage monarchique
3. La synthèse gaullienne et les implications de cette conception
Chapitre 3 : D’une visite à l’autre (1960-1967)
A/De Gaulle au Canada en 1960 et l’ouverture d’une nouvelle aire de relations franco-canadiennes et franco-québécoises
1. La France meilleure amie du Canada ?
2. La mise en place des structures des rapports franco-québécois
B/La formalisation de la pensée gaullienne et les clivages naissants : le grand dessein
C/Le casus belli de Montréal
1. Origine de la visite
2. Déroulement
3. Le discours de l’Hôtel de ville de Montréal
Chapitre 4 : La guerre ouverte (1967-1969)
A/Perceptions et réalités
1. La lecture du Devoir
2. Dimensions du conflit
3. L’opinion française et les ministres
B/ Début des hostilités
1. Mise en place de réalisations concrètes
2. Actions pour l’ensemble des « Français du Canada »
C/La fin de la geste ?
1. Le Québec n’est pas l’Acadie ou la France face à l’archipel canadien-français
2. Dispersion de l’attention française
3. La constance jusqu’au bout 207
Conclusion
Bibliographie

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