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La figure du hacker : entre transgression et spectacle
La figure du troll numérique trouve racines dans l’Internet des années 1990 lorsque le web commercial n’avait pas encore pris l’essor que nous lui connaissons. Né d’un projet militaire puis investi par les groupes universitaires, Internet s’est d’abord développé comme une contre-culture influencée par le courant hippie qui a projeté sur lui ses idéaux communautaires contribuant à faire du réseau un espace de partage des connaissances. Dès la fin des années 1960, les « bidouilleurs du MIT »11 mettent en place des principes tels que le partage des données, la libre circulation de l’information ou encore la décentralisation qu’ils défendront ensuite. Ces principes énoncés par le journaliste Steven Levy dans son ouvrage « L’Ethique du hacker »12 à partir de ses observations, consistent à prôner le développement intellectuel par soi-même grâce au partage des connaissances en réseaux. Ces valeurs « acquièrent une supériorité éthique sur les normes légales que l’on viendrait leur imposer de l’extérieur, même au nom de l’intérêt général »13. Ces préceptes font figure d’autorité auprès des hackers qui n’hésiteront pas à contourner la loi pour défendre leurs idées. Bien que regroupant des pratiques très diverses de hacking, le terme hacker désigne des personnes partageant un certain nombre de valeurs et d’expériences. Gabriela Coleman distingue une variante de hacking qui consistait dans les années 1970 à pénétrer les systèmes téléphoniques en recréant les fréquences audio utilisées pour acheminer les appels. Ces « phreakers » exprimaient « des sensibilités éthiques et esthétiques profondément ancrées dans la transgression et le spectacle » et qui se sont révélées être « plus audacieuses et impertinentes que d’autres formes de hacking »14. La pratique du phreaking s’est ensuite transformée en piratage informatique, donnant ainsi de plus en plus de visibilité à cet esthétisme de l’audace qui se retrouve dans les formes plus modernes du web avec les trolls dont l’activité bouscule l’ordre établi. En plus d’être transgressif, nous observons déjà que la performance est inhérente à la pratique du hacking et du trolling. En effet, Gabriela Coleman souligne le fait que les trolls comme les hackers prennent du plaisir à être regardés, c’est-à-dire à « performer le spectacle que nous attendons d’eux » 15 . Cette tradition de la transgression et du spectacle nous donne des éléments importants pour comprendre ensuite la logique à l’œuvre dans le trolling.
Dans la préface de l’ouvrage « Au source de l’utopie numérique »16, le sociologue Dominique Cardon identifie deux fondements hérités de la contre-culture Internet qui nous permettront de mieux comprendre les raisons de la massification de la pratique du trolling dont ce mémoire fait l’objet. La première est l’injonction à la participation créative que nous retrouvons aujourd’hui principalement chez les plateformes sociales qui incitent leurs utilisateurs à s’exprimer toujours davantage avec une actualisation constante des fonctionnalités de publication. La valeur des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter étant celle de l’usage, les internautes sont invariablement sollicités à créer des contenus qui soient partageables. Dans ce contexte, il écrit : « l’insistance sur les droits expressifs de chacun a mis en place une société digitale qui promeut les agissants sans grande préoccupation pour les silencieux »17. De ce fait, tout utilisateur du web participatif est soumis à des enjeux de visibilité qui sont intrinsèques à leurs pratiques. Pour résumé, il y a une certaine glorification de la participation. Cela rejoint le deuxième leg enoncé par Dominique Cardon : la liberté d’expression. Lorsqu’il s’agit du troll, ce grand principe fondamental est mobilisé de deux façons diamétralement opposées. En février 2017, Twitter a annoncé que des mesures pour lutter contre les comportements et les contenus abusifs venant perturber l’expérience des utilisateurs, allaient être mis en place. Ed Ho, chargé de l’ingénierie écrit sur le blog Twitter que ces améliorations ont pour vocation de défendre la liberté d’expression contre les abus et le harcèlement en ligne.18 Si la publication ne parle en aucun cas des trolls, les relais médiatiques n’hésitent pas à inscrire cette déclaration comme anti-trolls, les tenant ainsi responsables des agressions décrites comme liberticides19. Les mesures présentées par Twitter le mois qui suivit cette déclaration donnent la possibilité aux utilisateurs de masquer ou signaler les contenus qu’ils jugent abusifs de façon automatique grâce à des filtres. Cela se traduit par une pénalisation des comptes qui cachent leur identité sociale en refusant de donner des informations personnelles telles que le numéro de téléphone ou l’adresse email. Ces agissements au nom de la sécurité des utilisateurs de Twitter menacent l’anonymat et portent ainsi atteinte à la liberté défendue en première instance et relevent ainsi davantage de la censure.
Il est indéniable que les imaginaires mobilisés par le hacker jouent un rôle important dans la constitution de la sous-culture troll. La transgression et le spectacle sont deux traditions que nous retrouvons chez un certain type de hacker et qui se révèlent être des composants de ce que nous appellerons l’esthétisme du troll. De plus, de cette culture du hacker, émerge une certaine célébration du jeu et une injonction à pousser les technologies à leurs limites, ce qui n’est pas sans rappeler les idéaux de l’industrie des nouvelles technologies pouvant se résumer par l’expression « to do what you can because you can »20. Comme le souligne Whitney Phillips : « les trolls exposent une relation à la technologie qui est proscrite […] Les gens peuvent jouer avec la technologie et donc ils le font, et donc il le devraient »21. Nous pouvons en déduire que la sous-culture des trolls évolue en parallèle d’autres courants dominants de la culture de l’Internet mais surtout que le troll est chargé de valeurs et qu’il répond à des principes hérités de la contre-culture de l’Internet. Ainsi, loin d’être un acteur liberticide, nous avons l’idée que les trolls ont au contraire une fonction et qu’« en bouleversant l’ordre établi, questionnent la normativation des conversations et les préjugés de certaines communautés »22.
Bishop utilise le terme classical trolling pour désigner le troll tel qu’il était compris dans les années 1990. Il rappelle que le mot troll a été utilisé pour désigner la provocation des autres à été utilisé pour la première fois par l’armée américaine dans les années 1960 lorsque les pilotes américains provoquaient leurs ennemies « afin d’identifier leurs forces et faiblesses »23. Cette forme de trolling appliquée aux communautés numériques s’est ensuite traduite par la volonté des membres les plus anciens d’initier les nouveaux à la communauté en les poussant à répondre aux provocations par des posts offensifs, ce qui leur permettraient de déceler plus rapidement les limites de leur argumentaire. Ces provocations sont une forme de rite de passage et « peuvent être vues comme étant destinées à amuser toute la communauté afin de créer des liens entres les utilisateurs »24. Ce type d’affrontement n’est pas sans rappeler les joutes oratoires qui sont des performances sociales qui servent à la fois à identifier les points forts et les points faibles de deux antagonistes mais également à les fédérer. De ce point de vu, le trolling est une pratique sociale qui favorise la création de liens entre les différents membres d’une communauté. Bien que reposant sur une observation différente, Antonio Cassili fait un constat similaire puisqu’il attribue aux trolls un rôle structurant au sein des communautés. Pour le sociologue, le troll permet aux personnes appartenant à une communauté de s’unir face à un ennemi commun, ce qui contribue à faire émerger une norme sociale25. En effet, l’aberration culturelle n’existe que par rapport à un standard. Dans ce contexte, le rôle du troll va au delà de la nuisance : il renforce la communauté et révèle ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Si Jonathan Bishop et Antonio Cassili reconnaissent tous deux différents types de trolls, le chercheur américain les distingue d’abord par l’intention puis par la technique tandis que le sociologue français les différencie uniquement par la forme que prend le trolling. Pour Jonathan Bishop, le classical trolling – dont la fonction est d’abord sociale – ne doit pas être confondu avec ce qu’il appelle Anonymous trolling, une forme de trolling qui consiste à prendre du plaisir en abusant de l’autre. L’autre facteur qui spécifie ces deux types de trolling est l’environnement dans lequel le troll agit : « l’ancien est souvent mené au sein des communautés en ligne fréquentées par les mêmes personnes comme les forums de discussion, et le plus récent dans des endroits où se trouvent des personnes vulnérables qui ne sont pas aussi habiles dans leur utilisation d’Internet ».26 De ce point de vu, le troll aurait donc évolué d’une pratique sociale permettant l’intégration des newbies 27 à une pratique plus individuelle même si elle peut également amuser d’autres trolls qui partagent le même plaisir à rire au détriment de leurs victimes. Nous noterons ici que si l’idée d’amusement se trouve dans les deux formes de trolling décrites par le chercheur, le rire comme objectif principal – trolling for the lulz28 – apparaît avec le « troll moderne », ce qui n’était pas le cas dans sa forme plus classique que nous avons décrite précédemment. En prenant en compte ces définitions, nous constatons que l’Anonymous trolling est davantage perçu comme un obstacle à la formation des communautés en ligne car évoluant dans un environnement plus large, la simple connaissance de l’existence des trolls tend à suspecter ceux qui n’ont pas encore prouver qu’ils étaient digne de confiance. Ainsi, le troll anonyme participerait à instaurer un cycle de paranoïa qui nuit à la formation des communautés en ligne. En suivant l’évolution de l’Internet et en embrassant l’anonymat, le troll aurait perdu le rôle essentiel qu’il avait dans la structuration des communautés numériques.
Construction de la figure du troll moderne : l’émergence de normes communes
Nous avons vu que pour le sociologue Antonio Cassili, le troll relève d’avantage d’un processus social que d’une individualité, c’est-à-dire que le troll n’est pas un individu à proprement parler mais que n’importe quel individu peut-être habité par le troll29. S’il est vrai que dans une interaction en ligne à laquelle participent deux personnes, l’un d’eux puisse être considéré par l’autre comme troll, il nous semble que pour comprendre ce que nous qualifions de troll aujourd’hui, il nous faut chercher là où les trolls s’identifient en tant que tels, à savoir le site 4chan où les utilisateurs ont adopté le nominatif troll. Bien que le trolling ait existé bien avant la création du forum, certains marqueurs comportementaux ont vu le jour sur le site et ont persisté parmi les groupes de trolls. La chercheuse américaine Whitney Philipps appelle cette période l’âge d’or des trolls30 durant laquelle a émergé les fondements de la sous-culture troll.
4chan, une communauté d’anonymes
Si les trolls sont aussi vieux que l’Internet, nous attribuons souvent la paternité du troll moderne au site 4chan. 4chan est un forum crée en 2003 par l’américain Christopher Poole alors âgé de 15 ans. Il se compose de board où, à l’inverse de la majorité des forums qui nécessitent d’être inscrit et identifié, les utilisateurs peuvent poster des images de façon anonyme que d’autres peuvent commenter, créant ainsi des fils de discussions appelés thread dont seules les dix dernières pages de conversations sont consultables. Le board le plus connu est justement celui qui nous intéresse. /b/ également connu sous le nom de random board concentre plus d’un tiers du trafic de 4chan31 et est surtout connu du grand public pour ses mèmes et exploits. Par exemple en 2009, les membres de /b/ ont propulsé moot, le fondateur de 4chan, à la tête du classement annuel du Time des personnalité les plus influentes d’Internet, en se coordonnant et en votant massivement sur le site. Un autre exploit que moot cite souvent en interview est l’histoire de Dusty le chat. Un utilisateur avait posté une vidéo où il mettait en scène la maltraitance de son chat appelé Dusty. Il aura suffit de quelques jours aux membres de /b/ pour retrouvé le MySpace et le nom du bourreau qui a ensuite pu être arrêté par les autorités. Ces actions illustrent bien la logique collective à l’œuvre sur le forum dont nous allons discuter.
Construction de l’ethos et jeu des identités
Sur 4chan, toutes les publications sont postées anonymement ce qui fait que « anonymous » est le nom par défaut donné aux utilisateurs. Pourtant, la couverture médiatique de /b/ n’a pas seulement contribué à populariser le forum comme le repère des Anonymous. Elle a également produit une représentation de ces utilisateurs. « Anonymous » est le dénominatif commun à toutes personnes publiant sur /b/.
Les publications jugées puériles incitent à concevoir les membres de /b/ comme des jeunes hommes blancs dont le temps libre est dédié à la recherche du lulz. La série South Park montre parfaitement que cette représentation est bien ancrée. Alors qu’un troll sévit en publiant des contenus sexistes, les suspicions ne tardent pas à se tourner vers un enfant de l’école avant de s’apercevoir que c’est en fait son père. Si l’anonymat ne peut affirmer cette supposition sur l’identité sociale, l’idée qu’à travers l’énonciation se montre la personnalité de l’énonciateur tend à considérer les utilisateurs de /b/ comme des jeunes hommes blancs. En effet, le type de propos tenu sur le forum dresse un portrait raciste et misogyne de ses membres. Outre le fait qu’une grande partie des images postées sur /b/ sont des photographies de femmes nues, plusieurs phrases, semblables à des slogans, appuient le caractère misogyne des trolls. Par exemple, lorsqu’une personne est reconnue comme étant de sexe féminin, la phrase « montre tes seins ou va-t’en »50 est souvent utilisée. Nous pouvons encore citer le très populaire mème « Fais moi un sandwich » dérivé de la célèbre phrase « va à la cuisine et fais moi un sandwitch »51 qui repose sur une vision stéréotypée de la femme dont la place serait la cuisine. Aussi, même si on ne peut pas prouver qu’il s’agit d’hommes ou de femmes, l’ethos est sans aucun doute androcentrique. Si les participants de /b/ sont des hommes, les contenus à caractère raciste suggèrent que ce sont des hommes majoritairement blancs. Comme le montre le thread ci-dessous, il existe sur /b/ une liberté à exploiter des stéréotypes racistes afin de faire des raccourcis humoristiques. Les conséquences de ces discours seront discutées dans un autre point.
Ces éléments d’énonciation cristallisent l’identité sociale des trolls et la façon dont nous les percevons comme le montre l’extrait d’article de Glamour. Cela participe à la stéreotypisation du troll que Patrick Charaudeau explique ainsi : « La perception de la différence s’accompagne souvent d’un jugement négatif. Lorsque ce jugement se durcit et se généralise, il devient ce que l’on appelle traditionnellement un stéréotype, un cliché, un préjugé. Le stéréotype joue d’abord un rôle de protection, il constitue une arme de défense contre la menace que représente l’autre dans sa différence. »52.
Cette stéréotypisation participe à la création d’un super-méchant que serait le troll et par extension d’une image négative de l’Internet et le danger que représente l’anonymat en ligne.
Le troll face à la massification des usages
De la production à la consommation
Le site 4chan est considéré comme le lieu étant à l’origine de nombreux éléments de la culture web. D’abord restreint au site 4chan, le troll n’est plus le fruit d’actions menées individuellement ou collectivement pour le lulz mais un produit que l’on consomme. En observant les pratiques numériques aujourd’hui, force est de constater que la grande majorité des contenus partagés sont en fait des créations qui ont fait l’objet d’une réappropriation. Nous avancerons ici que le succès des trolls s’explique en partie par l’usage des mèmes par un nombre croissant d’internautes, dépassant ainsi le cercle de 4chan. La multiplication des plateformes sociales rendant les échanges et la création plus aisée, elle participera à la diffusion des outils d’abord considérés comme ceux des trolls.
Les mèmes : diffusion de la culture du troll
Dans son ouvrage Le Gène Egoïste58 paru en 1976, Richard Dawkins conceptualise pour la première fois la notion de mème qu’il décrit comme étant « une unité d’information contenue dans le cerveau, échangeable au sein d’une société. » Cette définition fait référence à un certain nombre d’éléments que nous reproduisons par mimétisme. Appliqué à Internet, Limor Shifman explique que les mèmes sont « des unités de culture populaire qui sont diffusés, imités et transformés par les internautes, créant ainsi une expérience culturelle partagée »59. Bien avant Facebook et Twitter les mèmes étaient le fruit d’un processus créatif d’un petit groupe d’internautes rassemblés sur 4chan. Bien plus que des simples blagues, les mèmes fonctionnent comme un langage commun. Cette capacité des trolls à « jouer » avec les mèmes renforce l’appartenance à un même groupe, partageant ainsi une identité commune basée sur le partage d’une expérience culturelle comme le souligne Shifman. Notons que le terme mème peut faire aussi bien référence à une expression, une vidéo ou encore une photo. Les plus connus sont les fameux LOLcats, ces images de chats accompagnées un texte.
Nous nous focaliserons dans un premier temps sur les mèmes construits à partir d’une photographie qui pour Ryan Milners sont « des manifestations esthétiques de la logique du lulz »60. Ces macro images61 sont composées d’un texte et d’une photo dont l’association confère au tout un caractère incongru. La lecture de l’image commence par le haut où est placé un texte qui installe la blague, puis le regard se porte sur la photographie en arrière plan et enfin le texte en bas de l’image qui est la chute. La particularité de ces mèmes est qu’ils sont déclinables à l’infini. En utilisant un même template (la photographie) n’importe quel texte peut y être ajouté créant à chaque fois une signification différente. Ces mèmes peuvent êtres adaptés à l’infini, ce qui leur conférer un caractère unique.
Bien avant la création de Twitter et Facebook, pour créer ces images dans les années 2000, l’utilisation d’un logiciel d’édition de photographie comme Photoshop était nécessaire. Le développement de générateur de mèmes a largement simplifié la création. Il suffit de charger une image grâce à l’outil et d’y ajouter un texte (cf. figure ci-dessous).
Sur le site Meme Generator62, il est possible de sélectionner une image à partir de sa bibliothèque mais également de choisir un template d’image classé parmi les plus populaires dont le nom est affiché en haut à droite. Ici, il s’agit de « The Most Interesting Man In The World » dont la légende se compose la plupart du temps ainsi « I don’t always + verbe, but when I do I + verbe » : Limor Schifman explique que la caractéristique principale de ces macro images réside dans le fait qu’il y a un conflit entre les attentes que génère la lecture de la première phrase et l’expérience crée par la deuxième. Cela confère à ces mèmes un caractère ironique qui est au cœur de l’humour des trolls. En se réappropriant les mèmes, les internautes souscrivent à un certain type d’humour, et plus largement à une culture à laquelle ils souhaitent appartenir. Pourtant, les membres de 4chan et son fondateur déplorent cette diffusion massive. En effet, selon la théorie de Yves Jeanneret sur la trivialité, les mèmes sont des objets culturels dont la valeur change au fur et à mesure de sa circulation. D’abord un élément central de la sous-culture troll de /b/, les mèmes sont ensuite adoptés par un public plus large. Si la présence d’un mème impliquait avant celle d’un troll, cela n’est plus le cas. Dans une interview63, Chris Poole, le fondateur de 4chan, explique que le nombre de consommateurs de contenus a explosé alors que le nombre de producteurs reste le même. Avant d’aller plus loin, nous soulignons qu’il est difficile sur le web de tracer une ligne distincte entre les producteurs et les consommateurs car ceux qui produisent sont aussi souvent ceux qui consomment. Ce que le fondateur de 4chan déplore c’est en fait la popularisation des mèmes qui a conduit à ce que la culture de l’Internet devienne « mainstream ». De ce point de vu, les mèmes qui étaient crées par et pour la sous-culture troll se sont vu dépouillés de leur réelle signification en étant remixés par des « outsiders » qui ne se conforment pas aux codes et normes établies par les membres de /b/. C’est le cas par exemple du Pedobear utilisé ci-dessous pour créer une macro image sur la viande et le véganisme.
En retrouvant ses mèmes sur l’agrégateur 9gag ou encore sur Facebook, 4chan se voit ainsi endosser le rôle d’incubateur que Chris Poole qualifie de « mème factory » .64 Il est alors légitime de se demander comment la demande pour des contenus crées par une petite part d’internautes considérés comme représentant le « mauvais côté » de l’Internet a pu se développer, pour ne pas dire exploser. À la fin des années 2000, un certain nombre d’agrégateurs de contenus ont vu le jour comme ICanHasCheezburger ? ou encore KnowYourMeme. Ces sites ont d’abord commencé par répertorier les mèmes les plus populaires, rendant accessible aux non-initiés tout un pan de la culture Internet qui leur était encore inconnu. Chris Menning, ancien community manager de Know You Meme explique la démarche ainsi :. Ces sites vont même plus loin en expliquant les techniques de trolling à leur audience. Par exemple, nous pouvons trouver à l’entrée Alt-F466 une explication de cette technique qui consiste à piéger une personne peu familière avec les raccourcis clavier. La personne en question demande comment effectuer une action en ligne, ce à quoi le troll répond « tape Alt + F4 », un raccourci qui ferme la fenêtre active. Cette technique est très utilisée dans les jeux vidéo en ligne provoquant ainsi la rage du joueur contraint de quitter la partie en cours.
Illustration du cycle de création et de consommation des mèmes sur Internet Revenons sur la déclaration de Chris Poole à propos de la consommation des mèmes : « Pour démontrer son propos et expliquer cette « chose spéciale » que la démocratisation des mèmes a détériorée, moot raconte une expérience qu’il a eu sur le forum Something Awful68. Un des membres du forum avait mis en vente un ordinateur sur le site de commerce en ligne Ebay lorsqu’un potentiel acheteur le contacta par email lui proposant la somme de $2000. Percevant l’arnaque69, il décida de poster un message sur Something Awful faisant appel à la créativité des autres membres pour jouer un tour à l’escroc. Les réponses ne tardèrent pas. Parmi elle, une proposition d’envoyer à la place de l’ordinateur un grand classeur avec un clavier et un écran dessinés au crayon à l’intérieur des deux volets. Tous les participants ont ensuite contribué à « scam the scammer »70. Pendant que les résidants de la ville de l’escroc se rendaient à l’adresse indiquée pour filmer la scène, d’autres ont participé financièrement pour payer l’envoi du colis. L’escroc a donc reçu un ordinateur en carton en plus de s’être acquitté des frais de douanes d’un montant de $600. Le processus rhétorique décrit est l’essence même du trolling c’est-à-dire piéger quelqu’un afin qu’il révèle ses véritables attentions et ensuite l’attaquer sans qu’il ne s’en rende compte . Pour Chris Poole, la beauté des mèmes réside dans son développement .
Le cas de Facebook : le trolling, une activité sociale ?
Jusqu’ici, nous avons étudié la pratique du trolling au sein d’un environnement d’initiés, des utilisateurs des premiers forums à ceux du random board de 4chan qui, composé d’anonymes, embrassent le dénominatif troll. Pourtant lorsque nous parlons de trolling aujourd’hui, c’est d’un phénomène de grande ampleur qui traverse l’ensemble de l’Internet comme le titre le journal le Time « How trolls are ruinning the Internet »74. Le développement des plateformes sociales comme Facebook ou Twitter représente de nouveaux terrains de jeu en amenant de nouvelles cibles peu familières avec l’utilisation et les codes de l’Internet mais également de nouveaux moyens de troller. Contrairement aux forums où l’on peut choisir un pseudo pour publier ou dans le cas de 4chan ne pas en utiliser, Facebook exige l’utilisation du nom et du prénom de son identité sociale mais surtout les modifications apportées à ces informations ne peuvent échapper au radar des modérateurs. Maintenir une identité stable est donc une nouvelle règle, si ce n’est la plus importante, avec laquelle les trolls devront composer et qui marquera un changement majeur dans la pratique du trolling. Pour comprendre la façon dont les trolls joueront avec la politique de Facebook, il faut rappeler la relation qu’ils entretiennent avec les instances dominantes qu’ils rejettent, prônant que rien ne doit être pris au sérieux. Lorsque les trolls prennent d’assaut les pages commémoratives Facebook75 en déversant des commentaires haineux à l’encontre de la personne décédée, leur objectif est double. Ils soulignent à la fois l’absurdité de l’association d’une entreprise commerciale au malheur d’une personne mais se moquent aussi des manifestations sentimentales publiques. Pendant ces premières années, les trolls ont détourné les fonctionnalités de Facebook à leur avantage, créant ainsi un style particulier de trolling. Une de leur pratique consistait à chercher un utilisateur partageant le même nom et le même prénom qu’eux, de reproduire la photo de profil de celui-ci puis lui envoyer une demande d’ami. Des mesures « anti-trolls » ne tardèrent pas être développées comme la possibilité de signaler un profil douteux, de créer des groupes fermés ou encore de désactiver les commentaires. Les trolls doivent alors s’adapter aux mises à jour régulières de la plateforme. Lorsque les marques et les médias commencèrent à créer des pages sur Facebook, les possibilités de trolling se multiplièrent. S’amuser de la supposée relation authentique entre les marques et les consommateurs correspond à l’esprit du troll. Pourtant, poster un commentaire absurde sous la publication d’une marque en se faisant passer pour consommateur est à la portée de tous. C’est à partir de ce moment que faire la distinction entre les trolls revendicatifs d’une certaine culture et les autres utilisateurs pratiquant le trolling est devenue plus difficile. Troller sur Facebook ne se limite pas aux commentaires. Quiconque peut devenir troll en exploitant le fonctionnement de la plateforme. Cet emmêlement entre les utilisateurs marque un autre tournant dans la pratique du trolling ; elle devient une activité populaire. De ce point de vu, le troll peut être comparé à une maladie se propageant d’utilisateurs en utilisateurs. Il n’est plus nécessaire de disposer de compétences numériques pour troller. Le terme troll désigne alors toute personne ne respectant pas le contrat social, c’est-à-dire que le statut de troll dépend du cadre dans lequel il agit en ne respectant pas les normes. Le troll devient alors un perturbateur qui menace la tranquillité des plateformes sociales et exprime son opposition au fonctionnement du réseau social. Alors que sur 4chan, il était impossible pour les trolls d’entretenir entre eux des liens sociaux, la structure du Facebook confère au trolling une dimension sociale. Pour comprendre le succès de la pratique du trolling, la théorie de Gabriel Tarde sur l’imitation nous semble adaptée à notre interrogation. En effet, il est légitime de se demander comment une pratique d’abord répugnée a pu se propager jusqu’à devenir finalement une activité centrale sur les réseaux sociaux. Deux chercheurs qui ont tenu un colloque sur la pensée de Grabriel Tarde explique que « Les initiatives individuelles, c’est-à-dire les innovations qui constituent des ‘petites forces’ accidentelles et nouvelles’ libèrent des forces colossales, constantes, irréversibles et durables, tout comme ‘le frôlement d’aile d’oiseau fait rouler une avalanche’. Les innovations sont ainsi de ‘petites chocs’ accidentels qui déclenchent et orientent de ‘grandes forces constantes’. »76 L’essor du trolling comme une pratique majeure des plateformes sociales serait donc la conséquence de ces « petits chocs accidentelles ». Malgré lui, Facebook est devenu un élément important dans l’élargissement de la sous-culture troll.
La loi de Poe
« Troll » est devenu un mot valise dans lequel nous mettons toutes les formes de comportements antagonistes que nous trouvons en ligne. En cela, il est de plus en plus difficile de lui conférer un sens mais il est également devenu presque impossible de reconnaître un troll. Dans son mémoire consacré au troll, Pierre-Marie Bonnaud explique que « le troll n’est troll que lorsque son usage est dissimulé » et que « c’est l’intention du troll qui fait le troll » 88. Nous souscrivons à cette affirmation car nous rappelons que ce qui est déterminant dans un discours c’est la visée, ce que le locuteur souhaite atteindre. Il apparaît donc logique que seule l’intention puisse distinguer le troll des autres internautes, même si la forme que prend le discours est similaire. De plus, sa déclaration se rapproche de celle que nous pouvons trouver sur le site de définition collaboratif . En effet, comme nous avons vu avec le cas de Martin Shkerli, ne pas connaître sa véritable motivation le classe immédiatement dans la catégorie « troll internet ». Par conséquence, si c’est l’intention qui fait le troll alors il est purement spéculatif de distinguer celui qui troll de celui qui ne troll pas. Ainsi, l’ambivalence du discours du troll agit comme un voile pour des discours haineux dont l’intention n’est pas de troller mais d’exprimer sa pensée. Ce doute contribue à faire le succès du troll mais implique également des effets secondaires.
La question que nous traiterons ici vient du fait que les trolls n’ont pas besoin de penser les choses qu’ils disent car ils ne font que troller. Pourtant, une blague reposant sur un stéréotype raciste, bien que l’émetteur ne le soit pas, s’avère dangereux à plusieurs niveaux. Du côté de la réception d’un tel discours, si nous comprenons cette « blague » cela signifie que nous sommes familiers avec la référence raciste qu’elle évoque et si elle nous fait rire, alors nous acceptons implicitement les stéréotypes auxquels l’émetteur fait référence. Pour appuyer ce propos, Ryan Milners prend l’exemple d’un célèbre mème Internet appelé « Successful Black Man » dont la capacité humoristique ne peut être comprise que si nous avons connaissance les traits racistes auxquels il fait référence .
La valorisation de la pratique du trolling
Tout d’abord, il faut rappeler que troll est avant tout apparu au grand public à travers sa représentation dans les médias qui le dépeignent comme un individu sadique et narcissique dont le seul plaisir est d’attaquer les internautes et leur faire du mal sans raison apparente. Depuis plusieurs années, nous avons pu observer que la culture populaire est désormais imprégnée de la culture troll, d’abord à travers les mèmes puis pas sa représentation dans les séries, les films ou encore les émissions télévisées. Nous essaierons dans cette partie de montrer que le troll est vecteur de créativité et qu’il impulse une tonalité nouvelle que nous retrouverons un peu partout dans la culture du web.
L’assimilation du troll à la culture populaire
Banalisation du troll ou retour au sens originel ?
Nous avons précédemment vu que le mot « troll » était surtout utilisé pour désigner des comportements antagonistes en ligne pouvant aller du commentaire absurde et volontairement hors sujet à des attitudes plus dangereuses comme le harcèlement condamnable par la justice en passant par le tweet raciste et haineux. Jonathan Bishop distingue toute attitude offensive envers un autre internaute et classifie ces comportements comme relevant du « flaming trolling ». Ce type de trolling est souvent associé à l’« anonymous trolling » qui est souvent perpétré dans un environnement où se trouve des internautes vulnérables comme sur Facebook par exemple qui rassemble autant de personnes familières avec l’Internet que des novices. Du « flaming trolling » il dissocie le « kudos trolling » qui « est destiné à divertir les autres, et qui peut être basé sur l’humour transgressif »95. Récemment, nous avons observé une proportion toujours plus grande d’articles de presse en ligne faisant état de « trolling » qui n’a pourtant rien à voir avec les comportements décrits en introduction de cette partie. Au contraire, il semblerait que le type de trolling auquel nous sommes confrontés ces dernière années se trouve plutôt dans une perspective de divertissement, de jouer un tour pour provoquer le rire. Par exemple, le pure player Mashable publiait en février dernier un article intitulé « Nicki Minaj trolle le monde avec une annonce de grossesse » 96 dans lequel la journaliste explique que la chanteuse avait posté une photographie d’elle en train de se caresser son « baby belly », déclenchant ainsi de nombreuses réactions parmi ses fans. Il n’en n’était pourtant rien explique l’auteur de l’article, la jeune artiste avait simplement eu recours à un logiciel de retouche pour se doter d’un ventre rebondi.
Si plusieurs trolls auto-proclamés protestent contre cette utilisation du mot troll qu’il juge galvaudée, elle nous semble pourtant se rapprocher de ce que Bishop appelle le « kudos trolling ». La photographie s’adresse à sa communauté de fans chez qui elle a provoqué le rire une fois la supercherie découverte. De plus, nous avions vu que pour être un troll efficace, il faut réunir deux facteurs essentiels qui sont la dissimulation et l’intention, quelque soit la forme qu’il prend. Un autre exemple nous éclairera quant à une troisième caractéristique qui semble émerger de cette forme de trolling. Dans un de ses articles97 Konbini relaie un tweet de Steve Carell qui annonce le retour de la série The Office que les fans ne cessent de réclamer. Quelques heures après l’acteur corrige cette nouvelle en tweetant « Ah, pardon. Je voulais dire ‘Will and Grace’ (faute de frape) »98. Les deux exemples cités jouent tous deux sur la déception. Alors que dans son mémoire Pierre-Marie Bonnaud écrivait que « un troll reconnu n’en est plus un »99, cette affirmation ne semble pas correspondre à cette nouvelle pratique de trolling qui n’existe qu’à partir du moment où la supercherie est révélée. Outre la farce, le trolling est également invoqué lorsque nous faisons face au détournement d’images, pratique centrale dans les usages numériques. Snapchat en est un parfait exemple. L’application mobile de partage de photos et de vidéos propose des fonctionnalités de découpe et d’ajout d’émojis qui invitent l’utilisateur à détourner les contenus visuels et leur consacre ainsi un sens nouveau. Le site d’actualité Mashable a publié récemment un court
Photos de Britney Spears publiées sur Instagram Story par coleengarcia, à gauche ajout de l’emoji représentant un cocktail, à droite l’émoji représentant un ballon de volleyball.
L’usage de superlatif comme « genius », « epic » ou encore « expert » glorifie l’auteur des photographies et par association la pratique du trolling. La sous-culture troll est largement ancrée dans la culture du détournement au sens large car il est un moyen de « défier les idéaux dominants par une appropriation créative et absurde »101. Encore une fois, nous retrouvons son influence dans nos pratiques numériques modernes. Nous notons également que ces deux articles qui invoquent le troll sont tous deux des pure players dont l’audience provient essentiellement des réseaux sociaux102 et est âgée de moins de 34 ans103. Si dans son analyse Jonathan Bishop montre que la façon dont est représenté le troll dans la presse papier et télévisée varie selon leur audience, nous pouvons alors en conclure que les médias dont l’activité se trouve exclusivement sur Internet présentent le troll comme une farce car cela gratifie leur audience pour qui le troll évoque une culture qui leur est familière. Le troll faisant parler, ces sites engagent leur audience en renforçant leurs valeurs. Il faut également prendre en compte que le fait que de plus en plus d’articles en ligne utilisent le mot troll pour définir des pratiques numériques car il est un bon moyen de faire cliquer l’internaute pour le rediriger vers l’article. Les exemples cités précédemment sont issus de médias en ligne et sont donc soumis à « l’économie du clique ». Ils se servent ainsi du troll dans leur titre pour capter leur audience sur les réseaux sociaux. Un dernier exemple nous permettra de mieux comprendre de quelle façon le troll est devenue une pratique clivante, c’est-à-dire qu’elle divise les internautes en deux catégories : ceux qui reconnaissent les discours de trolling et ceux qui se font piéger. Nous avons vu avec la loi de Poe qu’il était impossible de distinguer le troll des discours extrémistes et que seule la connaissance de l’intention pouvait les différencier. À la suite de la sortie de l’adaptation live du célèbre manga Death Note de Netflix, un article a été publié par Studio Bagel sur Facebook. Il est écrit par l’internaute dont le pseudonyme est Babor Lefan et qui joue le rôle sur les réseaux sociaux d’un idiot à l’humour potache.
« Be stupid » : l’ambivalence de l’Internet
L’influence de la sous-culture troll sur les usages numériques n’est plus à prouver. Nous avons vu que nous utilisons quotidiennement des éléments qui ont d’abord été crées sur le forum /b/ de 4chan. Il s’agira ici de montrer que la culture de l’Internet centrée sur la transgression est en passe de devenir la culture dominante. En effet, la transgression qui est une caractéristique fondamentale chez le hacker et le troll se retrouve désormais un peu partout sur l’Internet. Aux origines du web participatif, il était question pour les trolls de défendre cet espace de partage contre les entreprises marchandes qu’ils accusaient de vouloir homogénéiser l’Internet et de tuer la liberté d’expression en faisant la chasse à l’anonymat105. Cette transgression se retrouve désormais partout sur le web. De la même façon que les trolls de 4chan, pour qui rien ne doit être pris au sérieux et que la recherche du lulz est la seule chose qui importe, nous observons aujourd’hui une certaine forme de revendication à se moquer de tout et de tout le monde. Dans un article, Monique Dagnaud explique que « le LOL exprime une posture mentale : celle qui consiste à ne jamais prendre quoi que ce soit au sérieux, et en particulier à tourner en espièglerie ou dérision les institutions et les personnes qui façonnent la vie publique » 106. Selon la chercheuse, cette « culture du LOL » agit comme une critique sociale par le rire et par l’absurde. Caractérisée par une certaine infantilisation, cette culture prône l’humour comme sorte de désengagement en créant un refuge dans lequel tout peut être tourné en dérision. Dans notre partie consacrée à la sous-culture troll, nous avions vu que les trolls employaient la troisième personne de singulier pour parler de leurs actions et en cela se dégageaient de toutes les responsabilités par rapport aux conséquences de leurs actes. La culture de l’Internet n’est finalement pas si différente. La revendication du non-sens opère comme un refus de prendre une quelconque responsabilité. Pour le chercheur Gustavo Gomez Mejia107, le trolling « compenserait de manière cathartique le fait qu’on ne puisse pas exprimer notre mécontentement ». L’humour absurde serait donc employé comme une façon de dépasser la réalité. Cela nous ramène aux origines étymologiques du troll qui est un dérivé de l’anglais « trolling » qui signifie pêcher à la traîne. Le personnage du docteur Faustroll, dans le roman d’Albert Jarry, Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysien, est un savant qui applique une « science des impossibles » qu’il nomme la pataphysique en réponse à l’absurdité de notre monde qui ne devrait donc pas être prise au sérieux. C’est cette sorte d’émancipation de la réalité par l’absurde que nous retrouvons dans la culture du lulz . L’ironie, l’absurdité et le cynisme faisant partie intégrante de la culture web, le fait que cette tonalité émerge aujourd’hui est révélatrice. Le Goff écrivait « Dis moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirais qui tu es ». Peut-on dire que l’humour des dominées est une tactique pour se soustraite au contrôle des dominants ? Whitney Phillips met en garde contre cette théorie car les minorités réellement concernées n’ont pas le temps de rire de leurs problèmes. En cela, l’humour resterait et serait le privilège de la classe dominante.
De ces observations, une autre question émerge : peut-on dire que tout le monde est un troll ? C’est ce que la série South Park suggère dans ses derniers épisodes où une entreprise « anti-trolls » décide de rendre publique la totalité des historiques de navigation des habitants et révèle ainsi que tout le monde à un jour eu un comportement relevant du trolling. Cette approche fait écho à Antonio Casili pour qui nous pouvons tous jouer le rôle de troll à partir du moment où notre propos est considéré impertinent. Nous proposons plutôt de voir cela comme une assimilation culturelle, la sous-culture de 4chan ayant été absorbée par la culture de l’Internet.
L’art du trolling
Un article de Vice intitulé « The best troll of 2015 » commence ainsi : Dès son origine, le trolling était considéré comme l’« art de décentrer les conversations ». Nous admettons en effet que troller demande un certain savoir-faire. Un troll réussi doit provoquer une réaction tout étant assez subtile pour ne pas être démasqué. Le troll dans sa sous-culture a aussi élevé la pratique au rang d’art, comme le montre le header du forum /b/ qui stipule aux membres et nouveaux arrivant que le trolling s’inscrit dans une tradition esthétique. header du forum /b/ de 4chan
Lorsque que nous visitons le random board, nous pouvons constater que les membres se voient plutôt comme des partenaires, chacun renchérissant sur le propos d’un autre et créant ainsi un discours absurde. Le cadre conversationnel des threads est pour nous fondamental dans la construction du trolling comme forme d’art.
Nous défendrons ici que d’une part, la performance est inhérente à l’acte de troller et d’autre part que l’art du trolling se trouve dans son sa médiation dialogique.
Trolling et médiation : vers la professionnalisation du troll ?
Comme expliqué précédemment, la pratique du trolling est inséparable de la performance109. Les trolls comme les hackers retirent une satisfaction à être regardé pendant qu’ils « performent ». Le griefing est un parfait exemple de la matérialisation de cette idée. On appelle griefing l’action de perturber intentionnellement un jeu en ligne en causant du tord aux autres joueurs. Cette pratique est similaire au trolling dans le sens où elle « utilise la structure du jeu de façon inattendue pour causer de la détresse aux autres joueurs »110. Dans des jeux de tirs comme Overwatch ou Call of Duty, le griefing peut par exemple se traduire par tirer sur les membres de son équipe au lieu de respecter les règles du jeu selon lesquels les coéquipiers s’entraident afin d’affronter l’équipe adversaire. Sur Minecraft, cela consiste à détruire les constructions des autres joueurs qui se retrouvent impuissants, incapables d’arrêter le griefer. La définition du site Know Your Meme ajoute une caractéristique à cet exercice : « Griefers sometimes record their victim’s reactions and upload the videos onto Comme nous pouvons le voir sur cette chaîne YouTube qui rassemble plus de 700 000 abonnées, le YouTubeur présente son activité grâce à une vidéo introductive dans laquelle il apparaît à visage découvert et qui compile plusieurs réactions de joueurs qui expriment leur désarroi. Comme les trolls, lorsque les griefers sont confrontés à la cruauté des leurs actions, leur réponse reste « it’s just a game ». Associé au fait que justement le griefing est une activité qui prend forme dans les jeux vidéo en lignes, cette défense indique qu’ils n’ont peut-être pas conscience de la détresse qu’ils peuvent causer chez les autres joueurs ou en tout cas de la gravité des conséquences que cela peut avoir sur les jeunes joueurs. Par exemple dans Minecraf, construire un bâtiment audacieux peut prendre des mois. Voir le fruit de son travail détruit en seulement quelques minutes est sans aucun doute une expérience traumatisante. Dans une étude, des chercheurs américains ont montré que l’intention des « utilisateurs malicieux »113 n’est pas de nuire à partir du moment où leurs « méfaits » sont compris comme des « actes de performances »114. Une autre pratique reprenant cette logique et que nous pouvons trouver sur YouTube est le pranking qui désigne l’action de se filmer en train de jouer un tour à quelqu’un.
Revenons aux trolls dont les caractéristiques sous-culturelles nous le rappelons sont au contraire d’agir dans l’anonymat et de dissimuler son intention. À partir de cela, comment positionner un internaute reconnu comme un « troll de génie » dont la logique est tout autre ? James Fridman115 est selon de nombreux article, un troll qui sévit sur Twitter en détournant les photographies que lui soumettent d’autres utilisateurs. Près de 1,15 millions d’abonnées suivent son activité en 2017. Le principe est celui-ci : un internaute lui envoie une photographie en message privé en précisant la retouche souhaitée et en retour James Fridman publie son interprétation de la demande. Ces créations sont ensuite répertoriées sur un tumblr116 et publiées sur Facebook et Instagram. Le troll réside dans le fait que le résultat n’est pas celui attendu, créant ainsi la surprise à chaque publication. Sa créativité provient du caractère imprévisible des photographies qu’il modifie.
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Table des matières
Partie I – Le trolling numérique : diffusion et réappropriation d’une pratique triviale inhérente
aux échanges en ligne
1. Le troll comme sous-culture de l’Internet
1.1. Les imaginaires de l’Internet au coeur de la pratique du trolling
1.1.1. La figure du hacker : entre transgression et spectacle
1.1.2. La fonction sociale du troll au sein des communautés en ligne ..
1.2. Construction de la figure du troll moderne : l’émergence de normes communes
1.2.1. 4chan, une communauté d’anonymes
1.2.2. Construction de l’ethos et jeu des identités
2. Le troll face à la massification des usages numériques
2.1. De la production à la consommation
2.1.1. Les mèmes : diffusion de la culture du troll
2.1.2. Le trolling, une activité sociale ? Le cas de Facebook
2.2. Banaliser le marginal
2.2.1. Couverture médiatique du troll
2.2.2. La loi de Poe
Partie II – Institutionnaliser le troll : les enjeux d’une réappropriation
1. Valorisation de la pratique du trolling
1.1. L’assimilation du troll à la culture populaire
1.1.1. Banalisation du troll ou retour au sens originel ?
1.1.2. « Be stupid » : l’ambivalence de l’Internet
1.2. L’art du trolling
1.2.1. Trolling et médiation : vers une professionnalisation du troll ?
1.2.2. Etude de cas : Ken M
2. Instrumentalisation du troll : vers un nouveau modèle de communication
2.1. La rhétorique du troll : révéler par l’absurde ?
2.2. Usage du troll chez les professionnels de la communication
Conclusion
Bibliographie
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