Le Dasein comme être ouvert au monde et les différents modes de l’ouverture
Nous interrogeons le statut spécifique de la tonalité de l’ennui par rapport à celle de l’angoisse, qui est privilégiée par Heidegger dans Être et temps, mais également les apports de la phénoménologie heideggérienne de l’ennui à sa conception des Stimmungen. Pour parvenir à comprendre la place qu’occupent ces tonalités dans la pensée de Heidegger, nous devons d’abord éclaircir la notion même de tonalité (Stimmung). Or, dans Être et temps, elle est étroitement associée à la structure existentiale de l’affection (Befindlichkeit), qui constitue l’un des trois modes généraux et authentiques de l’ouverture du Dasein au monde, avec le comprendre (Verstehen) et le parler (Rede). À ceux-ci s’ajoutent les trois guises du mode inauthentique de l’échéance (Verfalen), qui sont celles de l’ouverture quotidienne du Dasein : le bavardage (Gerede), la curiosité (Neugier) et l’équivoque (Zweideutigkeit). Nous laisserons toutefois de côté les éléments relatifs à la structure existentiale de l’échéance pour centrer notre attention sur les trois modes généraux d’ouverture, puisque notre intention première est de saisir conceptuellement l’affection dans son rapport à la tonalité et de rendre intelligibles ces deux dernières notions pour l’exploration subséquente des tonalités de l’angoisse et de l’ ennui.
La fonction de l’angoisse dans l’analytique existentiale
Nous avons déjà signalé que c’ est sous l’influence d’Aristote que Heidegger en est venu à accorder aux tonalités une fonction herméneutique, c’est-à-dire un rôle dans la compréhension du monde et l’auto-compréhension dont fait preuve le Dasein. C’est maintenant qu’il convient d’explorer plus avant cette idée voulant que l’angoisse ait une fonction méthodique dans l’analytique existentiale. Pour ce faire, il nous faut reprendre pour notre compte les deux questions qui ont guidé l’élaboration du paragraphe 40 d’Être et temps, en commençant toutefois par la seconde d’entre elles : « Comment le Dasein y est-il transporté par son propre être devant lui-même de telle manière que l’étant ouvert dans l’angoisse puisse comme tel être déterminé d’ une manière phénoménologiquement satisfaisante en son être, ou tout au moins qu’une telle détermination puisse être convenablement préparée? » .
Dans cette question rhétorique sont contenues des indications quant au sens du rôle méthodique et existential de l’angoisse. Il faut nous laisser guider par ces indications, car ce n’est certainement guère sans raison si Heidegger se demande de quelle façon l’angoisse transporte le Dasein devant son propre être. Cela indique tout d’abord que généralement le Dasein ne se fait pas face, qu’il se détourne de lui-même, et que dans cet état de détournement la compréhension qu’il a de lui-même est insuffisante pour l’analytique existentiale, qui a besoin de trouver à même l’existence l’attestation de la possibilité pour le Dasein de saisir « l’être-tout » d’un étant. Aussi considérerons nous cette indication en premier lieu . Il faudra toutefois poursuivre notre analyse du rôle de l’angoisse, puisque l’interrogation préliminaire suggère également que c’est lorsqu’il vit de l’angoisse que le Dasein a la possibilité de se comprendre adéquatement, c’est-à-dire de saisir l’entièreté de son propre être avec une lucidité suffisante pour que nous puissions considérer qu’il a alors un juste sentiment de l’être de l’étant qu’il est lui-même.
C’est ce que nous verrons en deuxième lieu , avant d’ explorer, en troisième lieu, le rapport entre l’angoisse et l’étrang(èr)eté (Unheimlichkeit) et, enfin , la manière dont l’angoisse produit une réduction et favorise l’être-authentique du Dasein. En suivant cet ordre dicté par les indications contenues dans le questionnement qui ouvre le paragraphe consacré à la tonalité de l’angoisse, nous pourrons comprendre pourquoi, d’après ce que soutient Heidegger dans Être et temps, l’angoisse est une tonalité « particulièrement approprié[e] à assumer pour l’analytique existentiale une fonction méthodique fondamentale (eine grundsatzliche methodische Funktion) », mais également que l’idée primordialement est que la Stimmung, et en particulier les Grundstimmungen comme l’angoisse, opère une réduction à même la facticité, laquelle réduction précède la réduction phénoménologique-transcendantale telle que la concevait Husserl.
De l’ontologie à la métaphysique. Éléments de contexte
Tout au long de son œuvre, Heidegger a régulièrement repris l’analyse de l’angoisse, soit simplement en la répétant telle qu’ elle fut présentée dans Être et temps, comme c’est le cas dans Kant et le problème de la métaphysique , soit en modifiant plus ou moins profondément sa perspective, comme c’est le cas, par exemple, lors des Séminaires de Zurich. La célèbre leçon inaugurale intitulée « Qu’est-ce que la métaphysique? » constitue le meilleur exemple du second cas d’espèce, puisque Heidegger y reprend l’analyse de l’ angoisse dans le cadre nouveau qu’est celui de la métaphysique proprement dite. Cette nouvelle analyse de l’ angoisse et de sa portée métaphysique intervient après l’ échec d’Être et temps et la tentative également infructueuse d’en achever le projet , d’abord au semestre d’été 1927 (Les problèmes fondamentaux de la métaphysique , puis au semestre d’hiver 1927-1928, à l’occasion d’un « cours qui a conduit à son livre de 1929, Kant et le problème de la métaphysique ».
Entre 1927 et 1929, durant la période que Jean Grondin désigne sous l’appellation d’« interrègne de la métaphysique», Heidegger s’est plus que jamais consacré à la métaphysique proprement dite. En effet, « tout porte à croire que le thème de la métaphysique est devenu une préoccupation majeure de Heidegger immédiatement après la parution de l’ouvrage en 1927 ». L’idée de« métaphysique du Dasein» relaie celle d’«analytique du Dasein» , en sorte que l’analytique existentiale perd graduellement son rôle dans la problématique ontologique que poursuit néanmoins Heidegger sous ce nouveau titre de métaphysique. À cet effet, Grondin affirme que « dans cette conférence, son propos encore « métaphysique » est de frayer un nouvel accès, un accès direct, sinon brutal, au phénomène de l’être». Pour y parvenir, Heidegger fait à nouveau appel à la tonalité « de l’angoisse, dont avait déjà traité Sein und Zeit, mais en lui conférant un sens nettement plus « ontologique » que celle [sic.] qu’elle avait en 1927 ». Nous verrons effectivement que l’angoisse perd sa fonction existentiale et que la réduction qu’elle opère est étendue à l’étant dans sa totalité, de telle manière qu’il est légitime d’affirmer qu’elle acquiert une signification plus « ontologique », au sens où c’est directement sur la trace de l’être de l’étant comme tel (en totalité) que nous place cette fois l’angoisse, plutôt que de simplement« pré donner » l’être du Dasein comme dans Être et temps. En effet, il ne sera plus question ici de savoir si la tonalité de l’angoisse joue un rôle dans la réappropriation authentique de soi-même comme pouvoir-être.
Description et fonction métaphysique de l’angoisse
Pour bien comprendre les nouveautés dans la conception de l’angoisse qui apparaissent dans «Qu’est-ce que la métaphysique? », il nous faut résumer brièvement ce texte en insistant sur deux aspects: la description qui est faite du phénomène de l’angoisse, peut-être en partie nouvelle, puis le type de réduction qu’ elle est censée opérer, donc la nouvelle fonction méthodique attribuée par Heidegger à l’angoisse.
Dans « Qu’est-ce que la métaphysique? », Heidegger s’interroge sur la nature et l’origine de la métaphysique. Il pose la question du trait distinctif de la métaphysique par rapport aux sciences et s’interroge en même temps sur la manière dont la métaphysique comme mode spécifique et authentique de l’interrogation philosophique émerge chez l’homme. Il aborde cette question par le biais d’une interrogation sur le propre du Néant (ou du Rien: Nicht ) , notion selon lui fondamentale pour la philosophie que la science ne peut et guère de « penser» et que, par conséquent, elle évacue de ses préoccupations . En vertu du caractère inclusif de l’interrogation métaphysique, cette question spécifique est supposée donner une idée de l’essence de la métaphysique comme tel. Ainsi, comme le note Marion, « [t]out comme dans Sein und Zeit il s’agit d’atteindre, donc de donner, le « sens d’être », il s’agit ici d’atteindre, donc, de donner, le Rien ».
Il semble toutefois impossible d’appréhender théoriquement un phénomène aussi vaste que « la totalité de l’existant », car la visée théorique ou scientifique découpe et isole au contraire les phénomènes. Pour autant, ce phénomène n’est pas inaccessible à l’investigation métaphysique. L’une des prémisses de Heidegger est que nous avons une préconception du Néant d’après laquelle il « est la négation radicale de la totalité de l’ existant ». Une autre est que le Néant peut être « senti », c’est-à-dire que nous pouvons y accéder par la voie de l’affectivité, mais il ne peut guère être « saisi» dans une perspective purement théorique.
La question du statut privilégié de la tonalité de l’angoisse
Au regard de ce qui vient d’être dit du rôle que tient l’angoisse dans Être et temps et dans « Qu’est-ce que la métaphysique? », il convient de reprendre maintenant la première des deux questions ouvrant le paragraphe consacré à l’analyse de l’angoisse dans Être et temps: pourquoi et, surtout, « dans quelle mesure l’angoisse est-elle une affection insigne? » La réponse à cette question ne pourra être complètement donnée qu’en montrant les liens qui unissent l’angoisse à différentes structures existentiales. Cette interrogation est d’autant plus nécessaire qu’il est naturel de penser, avec Michel Haar, que « [c]e n’ est pas par hasard que Heidegger, en dehors de ses Cours, lui consacre trois développements majeurs, savoir: le § 40 de Sein und Zeit (1927), la Conférence Qu’est-ce que la Métaphysique? (1929) et la Postface à cette Conférence (1943)». On peut effectivement voir dans cette répétition de l’analyse de l’angoisse un indice de son importance. S’appuyant essentiellement sur une étude d’Être et temps et de «Qu’est-ce que la métaphysique?», les héritiers et commentateurs de l’œuvre de Heidegger qui se sont interrogés sur cette question ont pour la plupart considéré qu’il attribue effectivement une certaine primauté à l’angoisse. Traditionnellement, ils ont interprété le titre d’affection fondamentale (Grundbefindlichkeit) comme attribuant à l’angoisse le statut de fondement de l’affectivité. C’est l’interprétation que propose Levinas du statut de l’angoisse dans la phénoménologie de Heidegger.
Celui-ci considère en effet que « chez Heidegger, la source de toute affectivité est l’angoisse ». Or, contrairement à Freud, pour qui, selon Greisch, « le privilège de l’angoisse consiste en ceci qu’il s’agit du plus petit dénominateur commun de tous les autres affects», Heidegger ne dit nulle part que l’angoisse serait quelque chose comme la Grundlage der Affectivitat, le fondement de l’affectivité. Cela étant dit, Levinas a lui-même questionné cette thèse qu’il attribue à Heidegger, et il a soutenu qu’en réalité « [l]’affectivité ne plonge pas ses racines dans l’angoisse comme angoisse du néant», mais tel n’est pas ici notre propos.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 – EXPLORATION PRÉLIMINAIRE DES CONCEPTS D’AFFECTION (BEFINDLICHKEIT) ET DE TONALITÉ (STIMMUNG)
1.1. Le Dasein comme être ouvert au monde et les différents modes de l’ouverture
1.1.1. Le Dasein comme ouverture (Erschlossenheit)
1.2. Les trois modes généraux de l’ouverture: comprendre (Verstehen), parler (Rede) et affection (Befindlichkeit)
1.2.1. Comprendre (Verstehen)
1.2.2. Parler (Rede)
1.2.3. Affection (Bejindlichkeit) et tonalité (Stimmung)
1.2.3.1. Le problème de la distinction entre les concepts d’affection et de tonalité
CHAPITRE 2 – LE STATUT DES TONALITÉS DE LA PEUR ET DE L’ANGOISSE DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE HEIDEGGER (1925-1930)
2.1. Le concept d’angoisse dans Être et temps
2.1.1. Peur et angoisse
2.1.1.1. La peur (Furcht)
2. 1.1.2. L ‘angoisse (Angst)
2. 1.2. La fonction de l’angoisse dans l’analytique existentiale
2. 1.2.1. Le détournement comme caractéristique fondamentale de l’échéance du Dasein
2. 1.2.2. Le dévoilement de l ‘être-au-monde
2. 1.2.3. Le dévoilement de l’étrang(èr)eté de l’être-au-monde
2. 1.2.4. La réduction phénoménologique et l ‘angoisse comme expérience du ressaisissement du soi authentique dans l ‘étrang(èr)eté
2. 1.2.5. Conclusion partielle: Stimmung et réduction
2.2. L’angoisse dans « Qu’ est-ce que la métaphysique? »
2.2. 1. De l ‘ontologie à la métaphysique. Éléments de contexte
2.2.2. Description et fonction métaphysique de l’angoisse
2.2.3. Sur l ‘évolution du statut de l ‘angoisse
2.3. La question du statut privilégié de la tonalité de l ‘angoisse
2.4. Vers la pluralité des tonalités fondamentales
CHAPITRE 3 – LE STATUT DE LA TONALITÉ DE L’ENNUI CHEZ HEIDEGGER
3.1. Introduction
3.1.1. Ennui et existence
3.1.2. Pascal et Baudelaire
3. 1.3. La place de l’ennui chez Heidegger
3.2. L’apparition du thème de l ‘ennui chez Heidegger: la conférence sur « Le concept de temps (Der Begriff der Zeit) » (1924)
3.2. 1. Ce qui est ennuyeux (langweilig)
3.3. La tonalité de l ‘ennui dans « Qu’est-ce que la métaphysique? »
3.3.1. L ‘annonce des différentes formes de l’ennui
3.3.2. L’ennui, simple tonalité? De « Qu’est-ce que la métaphysique? » aux Concepts fondamentaux de la métaphysique
3.4. L ‘ennui dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique
3.4.1. Éléments de contexte
3.4.1.1. Ennui et philosophie. Ji. propos de la considération préliminaire
3.4.2. La question portant sur l ‘ennui et la pertinence de l’éveil d’une tonalité fondamentale
3.4.3. L ‘ennui et le passe-temps (Zeitvertreib)
3.4.4. Le caractère ennuyeux (Langweiligkeit) et les deux éléments structurels de l’ennui
3.4.5. Les trois formes de l ‘ennui
3.4.5.1. Première forme de l’ennui: être ennuyé par quelque chose (das Gelangweilwerden vonetwas)
3.4.5.2. Deuxième forme de l’ennui : s’ennuyer à ou auprès de quelque chose (das Sichlangweilen beietwas)
3.4.5.3. Troisième forme de l’ennui: l’ennui profond (tiefe Langeweile)
3.4.5.3.1. L’ennui profond et le passe-temps
3.4.5.3.2. Les deux composantes structurelles de l’ennui profond
3.4.5.3.3. L’ennui et l’appel de la conscience
3.4.5.3.4. L ‘horizon et l’instant comme modalités de la temporalité en jeu dans l’ennui profond
3.5. L ‘analyse de la tonalité de l ‘ennui et la question de l ‘authenticité
3.6. Conclusion partielle: l ‘ennui comme tonalité fondamentale privilégiée
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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