La folk américaine comme « raconteuse d’espaces et d’époques »

Musique populaire et musique populaire américaine

Après s’être intéressé à la grande catégorie que constitue la « culture populaire » et après avoir montré que la frontière entre culture légitime et culture savante était ténue, il convient désormais d’avancer plus précisément dans l’analyse et de s’intéresser à ce qu’est la « musique populaire ». Si la question de la musique populaire a déjà été brièvement abordée précédemment dans notre réflexion sur la culture populaire, il convient ici d’étudier plus précisément les enjeux et problématiques liés à la musique populaire, notamment dans le champ sociologique.
En effet, la musique, particulièrement les musiques populaires, constituent un objet de recherche, et notamment en sociologie. A la fois omniprésentes de par leur caractère « commerciale », mais en même temps extrêmement variées et multiples, les musiques populaires sont un véritable fait social que l’on peut étudier. Cependant, comment définir la musique populaire dite de « diffusion commerciale » ? Dans son article intitulé « Introduction. Que me chantez-vous là ? Une sociologie des musiques populaires est-elle possible ? », Denis-Constant Martin définit la musique populaire dite de diffusion commerciale en ces termes.
Si l’on suit cette définition de la musique populaire à diffusion commerciale dont parle Denis-Constant Martin, définition qui peut être bien évidemment contestée, il ne fait alors aucun doute que la musique qui nous intéresse, en l’occurrence la musique folk-rock de Bruce Springsteen, fait incontestablement partie de la catégorie musique populaire à diffusion commerciale. En effet, il s’agit d’une musique réalisée par un autodidacte, Springsteen n’ayant jamais suivi de cours de chants, de solfège ou de musique en général : il écrit et compose sa musique, à la guitare, au piano, à l’harmonica, de manière autodidacte, bien que ses musiciens, pour la plupart, ont, eux, suivi une formation musicale. Quant à la catégorisation de « musique à diffusion commerciale », qui n’est pas péjorative, et qu’il ne faut pas confondre avec l’appellation de « musique commerciale », celle-ci peut également se vérifier pour Springsteen : ayant écoulé plus de 64 millions d’albums aux États-Unis et plus de 120 millions à travers le monde, il est aussi l’article le plus rentable au monde de l’année 2016 en termes de recettes de concerts, avec plus de 268 millions de dollars de recettes brutes pour sa tournée « The River », devant Beyoncé, Coldplay, Adele, Paul McCartney ou encore les Rolling Stones.
La « musique populaire » a en réalité très tôt fait l’objet d’une attention scientifique et universitaire en géographie, et notamment de la part des étudiants eux-mêmes qui voient en la musique populaire une musique « universelle ». Dans les années 90, nombre de travaux liant musique populaire et géographie, essentiellement anglo-saxons, voient le jour, et ce sur des types musicaux différents : la folk music, le jazz, la country. En 1998, John R. Gold effectue par exemple une analyse géographique de 26 balades folk de Woody Guthrie dans son article « Hard Hitting Songs for Hard Hit People » : il souligne l’importance du fait spatial dans les chansons de Guthrie, l’électrification des plaines américaines et aussi les désastres naturels et sociaux (tempêtes de poussières, sécheresses). Il montre comment Guthrie a quasiment effectué un travail d’enquêteur sur ses terres natales, incitant notamment certaines familles à venir se réinstaller dans les régions des grandes plaines américaines pour redynamiser les territoires. La même année, en 1998, Roger Stump prend l’exemple du be-bop dans le contexte urbain New Yorkais pour souligner l’importance du lieu (place) dans la musique et l’innovation musicale :
« Ce qu’il aborde lui-même comme une vision complexe d’un phénomène culturel prend tout son sens lorsqu’il déborde sur le concept de territoriality à propos des musiciens jazz, dont le comportement « territorial » sera à la base de l’innovation musicale. Cela représente sans aucun doute une nouveauté dans le domaine de la music geography. »
Dernier exemple d’analyse géographique d’une musique populaire, toujours en cette fin des années 90, Blake Gumprecht sort, en 1998, une analyse du rapport entre musique, création d’un territoire et création d’une « image », en l’occurrence celle du Texas : pour elle, les musiciens sont fortement influencés par la géographie de leur région et par tous les enjeux qu’elle comprend. Ainsi, elle met en quelque sorte en lumière cette interdépendance entre l’espace et le musicien : le musicien est influencé par son espace et ses enjeux, et l’espace est façonné par le musicien qui en construit une image particulière, un imaginaire. D’ailleurs, la question se posera, elle aussi, pour notre cas d’étude : est-ce le New Jersey qui a fait Springsteen ou Springsteen qui a fait le New Jersey ? Ainsi, les questions de la représentation d’un lieu et de l’imaginaire spatial semblent donc essentielles dans l’analyse du lien entre géographie et musique. Finalement, un constat semble s’imposer : lorsque la géographie s’intéresse à la musique dite « populaire », il s’agit avant tout d’une « géographie du quotidien », c’est-à-dire qui s’intéresse aux enjeux socio-spatiaux, économiques, politiques… d’individus « lambdas » qui vivent sur un territoire donné.
Dans la continuité de cette réflexion sur la représentation et l’imaginaire dans la musique populaire, il semble que, ce qui est sociologiquement intéressant dans l’étude de la musique est son « potentiel évocateur ». En effet, une musique, bien que s’inscrivant dans un système de communication, n’est pas une langue directement intelligible à proprement parler, elle n’est dotée d’aucune « signification conventionnelle ». Une musique ne prend forme que par l’orientation que lui fait prendre son créateur, son chanteur, ses producteurs, et surtout ne prend forme que par le biais de l’interprétation qu’en fait le public et les auditeurs en général, auditeurs et producteurs qui peuvent appartenir à une époque différente, à un contexte culturel différent. Ainsi, un même objet musical peut toucher des catégories sociales, culturelles, politiques, très différentes, et ce à travers des époques et des contextes culturels éloignés. Jean Molino, dans « Fait musical et sémiologie de la musique », avait eu cette très juste phrase qui peut résumer à elle-seule tout l’enjeu de notre mémoire : le musical est du « sonore construit et reconnu par une culture. »53 Et Denis-Constant Martin de rajouter : « C’est une des particularités de la communication musicale que de favoriser des relations qui transcendent le temps, les espaces et les civilisations, en préservant l’autonomie des acteurs (producteurs et auditeurs) du processus symbolique. » Et c’est en réalité ce qui se passe dans le cas de mon mémoire : si j’ai décidé de réaliser mon sujet d’étude sur le rapport entre géographie et un fait musical particulier, c’est parce que cette musique, en l’occurrence la musique folk-rock de Springsteen, m’a touchée et interpellée. La particularité du fait musical semble avoir eu, pour ma part, l’effet escompté : la musique de Springsteen a « transcendé le temps », car en tant que jeune du XXIème siècle, j’apprécie autant sa musique qu’un jeune des années 1970 ; sa musique à également « transcendé les espaces » car je suis un européen qui est interpellé par la même musique et les mêmes thèmes qu’un américain, par exemple ; enfin, sa musique semble également avoir « transcendé les civilisations », ou plutôt « transcendé » les sociétés et les catégories sociales, car je suis un étudiant européen qui semble autant touché par la musique de Springsteen qu’un ouvrier américain du New Jersey, par exemple. Bien évidemment, les interprétations que l’on se fait diffèrent, en fonction du contexte culturel, social et politique, en fonction de notre statut aussi : un ouvrier américain du New Jersey récemment mis au chômage par la fermeture de son usine automobile, par exemple, est directement touché par les paroles des musiques de Springsteen ; quant à moi, en tant qu’étudiant, je ne suis pas « personnellement touché », mais les enjeux évoqués m’atteignent également, mais d’une manière plus semble-t-il plus « analytique ». Bien que les interprétations et les sensibilités diffèrent, il n’en reste pas moins que la communication musicale transcende véritablement, et Springsteen n’échappe pas à la règle, bien au contraire.
S’il est possible de s’intéresser au fait musical et à la musique folk-rock sous un prisme géographique, c’est parce que la musique façonne et transmet véritablement des représentations d’une réalité au sein d’une société. En plus d’évoquer une société de manière multiple, la musique est aussi capable de mettre en lumière des rapports entre une société et les cultures qui la composent, autrement dit, mettre en lumière des rapports de domination, des hiérarchies sociales, des rapports de pouvoir. C’est précisément ce que fait Springsteen dans son oeuvre, livrant dans la plupart de ses chansons la description d’un paysage social et politique. Nous y reviendrons, bien évidemment, plus en détail. En plus de cela, étudier la dialectique musique et géographie paraît également intéressant de par la part de fugacité, de subjectivité, de mythes et de fantasmes qui composent à la fois la musique et les paysages géographiques.

Carte conceptuelle

Pour terminer cette partie conceptuelle, exposons désormais notre carte conceptuelle qui cherche à expliquer comment notre sujet se place par rapport à la discipline géographie/musique, par rapport au concept et à la notion de culture et musique populaire, par rapport au prisme d’étude qu’est la musique folk-rock, par rapport au terrain d’étude que constitue notre corpus de texte et par rapport à notre cas d’étude que constitue Bruce Springsteen.

Méthodologie et méthodes de la recherche

Pour finir cette première grande partie de cadrage théorique et conceptuel et de méthodologie, abordons désormais la question de la réflexivité, du choix du sujet et du choix du corpus.

Réflexivité et choix du sujet : intérêt personnel, pertinence et faisabilité

Commençons d’abord par détailler et expliquer le choix de notre sujet qui, bien évidemment, ne va jamais de soi. Dans un premier temps, je dois dire que ce sujet est surtout la conséquence d’une rencontre entre un intérêt personnel pour la musique et l’oeuvre de Springsteen et un contexte universitaire singulier qui mettait largement en avant les Cultural Studies en géographie. En effet, en suivant les cours « d’Amérique du Nord » en troisième année de Licence, cours dispensé par Louis Dupont, je me suis rapidement rendu compte qu’il était possible d’analyser des pans entier de la culture populaire, et notamment américaine, sous un prisme géographique. De fait, beaucoup d’oeuvres, littéraires, musicales, filmographiques, contiennent des enjeux socio-spatiaux que l’on ne soupçonne pas initialement, mais qui, finalement, ressortent si l’on emprunte un angle d’étude particulier. Après quelques exemples étudiés en classe, par exemple, des westerns, des chansons de Bob Dylan ou de Tom Waits ou encore le livre Sur la route de John Kerouac, j’ai alors décidé d’appliquer ce prisme géographique à l’oeuvre de Bruce Springsteen, artiste que je connais tout particulièrement, et oeuvre que je savais déjà fortement très « spatiale », très « spatialisée ». Etant personnellement amateur de la musique folk-rock de cet auteur-compositeur-interprète, je me suis donc rapidement rendu compte qu’une grille de lecture géographique pouvait être appliquée à ce chanteur et à ses chansons. Ainsi, de manière assez « naïve », j’ai alors repéré plusieurs chansons provenant de plusieurs albums de différentes époques afin d’en dégager des enjeux socio-spatiaux, et j’ai alors remarqué que beaucoup d’enjeux culturels, sociaux, politiques aussi, étaient abordés de manière récurrente, et ce presque toujours dans un cadre spatial, celui de la « ville moyenne américaine » (la pauvreté, l’importance de la ville natale dans la construction mentale d’un homme, la marginalisation, la désertification des centres-villes, etc.). Je suis alors arrivé à un constat : spatial et social semblent intimement mêlés dans la musique folk-rock de Springsteen. Cette étape a été la première dans la transposition de ma posture personnelle à une posture scientifique, c’est-à-dire passer d’un intérêt personnel pour un artiste et son oeuvre à la possibilité de l’analyser de manière scientifique, de manière géographique.
À partir de ce constat, j’ai alors dû développer cette transposition d’une posture à l’autre et construire un sujet plus solide, plus cohérent. Pour ce fait, il a d’abord fallu « ranger » mon sujet, ou du moins mon idée de sujet, dans des grandes « boîtes » et domaines d’études. En réfléchissant, quatre entités se sont alors clairement dégagées :
 La culture populaire et, par déduction, la musique populaire : ce sont les concepts, les notions d’étude.
 La musique folk-rock, pan de la musique populaire : c’est le prisme d’étude.
 La ville américaine moyenne, ou plutôt l’espace urbain, et tous les enjeux qui en découlent : c’est le cadre spatial.
 L’oeuvre de Bruce Springsteen, c’est-à-dire l’artiste, ses origines, ses influences, ses chansons, ses prises de positions : c’est le cas particulier, l’exemple à travers lequel je souhaite étudier les enjeux socio-spatiaux de la ville américaine moyenne, des espaces urbains américains.
En quelque sorte, j’ai choisi d’étudier mon sujet avec la méthode que l’on pourrait qualifier de méthode de « l’entonnoir » : je m’inscris d’abord dans une dialectique et une discipline globale, celle de géographie et musique, que nous avons précédemment détaillée. Ensuite, à l’intérieur de cette discipline, je m’inscris dans la culture populaire, et plus précisément dans la musique populaire. Ensuite, à l’intérieur de cette musique populaire, j’ai choisi un prisme d’étude, à savoir la musique folk-rock. Puis, je m’inscris dans un cadre spatial particulier, celui de la ville moyenne américaine, ou plutôt de l’espace urbain. Enfin, je prends l’oeuvre de Springsteen comme cas d’étude particulier, presque, en réalité, comme « terrain d’étude ». Même si cela paraît désormais très clair, il n’en été pas de même au début : je disposais en effet seulement et initialement de mon idée de sujet, c’est-à-dire la dimension socio-spatiale dans l’oeuvre de Springsteen, mais je ne disposais pas des étapes, des notions et des domaines scientifiques nécessaires pour pouvoir prétendre à une analyse scientifique de ce sujet. Il m’a donc fallu réfléchir, trouver des liens entre ce sujet et des notions plus globales, ranger mon sujet dans des « grandes boîtes ». Ainsi, lorsque je parle de méthode de « l’entonnoir », il me paraît en réalité plus juste de parler de méthode de « l’entonnoir inversé ».

Le corpus musical : choix et étude des chansons et analyse sémantique

D’ailleurs, par analyse sémantique des textes, qu’entendons-nous vraiment ? Notre étude s’inscrira effectivement dans l’analyse des chansons et des paroles qui les composent, non pas une analyse littéraire, ni une analyse « cinématographique » des clips ou des concerts, mais bel et bien une analyse que nous pourrions qualifier de « sémantique », c’est-à-dire étudier le sens des textes, le sens spatial, social, politique, afin de voir en quoi le corpus de Springsteen, en tout cas en grande partie, contient une représentation particulière des lieux, des espaces et aussi des époques. Il s’agira donc de relever les références spatiales, sociales, historiques, politiques, ainsi que le lexique utilisé, et d’analyser le tout sous un prisme singulier, celui de la géographie culturelle, de la géographie sociale, de la géographie humaine.
Mais alors comment notre corpus de texte a-t-il été constitué ? Quels sont les critères utilisés ? En réalité, un seul et unique élément, absolument essentiel, majeur et central, doit être mis en exergue dans la sélection des chansons que nous analyserons : le respect de la règle de la géographie tripartite du « place, people and things that happen », autrement dit, toutes les chansons sélectionnées respecteront ces trois éléments essentiels en géographie humaine, « un lieu, des gens et des choses – des actions – qui se passent, qui s’y passent ». C’est d’ailleurs cela qui est intéressant dans l’oeuvre de Springsteen : cette propension que les chansons de cet artiste ont à fixer, à planter un décor, à décrire les gens qui y évoluent et réalisent des actions, gens et actions qui, in fine, donnent véritablement sens au lieu. Car sans individus ni actions, un lieu n’existe pas, en tout du point de vue de la géographie humaine. Ce sont les hommes et leurs actions qui fabriquent un lieu, tout comme, inversement, un lieu « façonne » les hommes, les communautés, les groupes sociaux qui y vivent, qui y évoluent.
Par conséquent, il ne s’agira pas d’analyser les musiques de Springsteen pour le simple plaisir de les analyser ou pour leur qualité poétique et littéraire qui, du reste, est indubitable, mais plutôt dans cette optique précédemment explicitée d’un critère central de sélection : sélectionner des chansons qui rentrent dans le cadre de cette géographie du « lieu, des gens et des choses qui se passent ». L’analyse des chansons sélectionnées sera donc sémantique, nous l’avons dit, mais aussi réalisée de manière thématique, c’est-à-dire que les musiques seront rattachées à des thèmes et vice-versa. Cependant, notre dessein n’est pas de réaliser une analyse fixe : il ne s’agira pas de dresser une simple liste de thèmes illustrés à l’aide de chansons, encore moins de sélectionner des chansons et de les rattacher systématiquement à un thème. Il s’agira plutôt d’une analyse dynamique des chansons de l’artiste et de son corpus musical dans son ensemble, c’est-à-dire créer des liens, des ponts, des fils conducteurs entre les chansons afin de rendre le tout plus cohérent et de dégager ainsi un véritable « univers » spatial, social, politique.

Terrain d’étude et recherche de l’information

Il s’agira donc d’aller « chercher l’information » dans les textes de Springsteen, dans ses prises de paroles, dans ses photographies, mais aussi et surtout de rattacher cette information à des enjeux, à des problématiques, à des thèmes socio-spatiaux, culturels, économiques, politiques, et ce à travers les différentes époques traversées.
D’une certaine façon, et puisque nous sommes en géographie, nous pouvons dire que le corpus musical de Springsteen constituera véritablement notre « terrain d’étude », mais ce terrain sera un « construit » : il sera réfléchi, borné, cohérent, comme si nous prenions un terrain d’étude physique à l’intérieur d’une ville par exemple. Notre terrain sera donc un regroupement de « textes » dont il faudra dégager une sémantique et un fil conducteur, et ce dans le cadre d’une analyse en géographie humaine. Bien évidemment, les textes existent, nous ne les inventons pas, mais il s’agira de construire un « terrain cohérent » avec ses textes, c’est-à-dire sélectionner telle chanson, telle photographie, telle prise de parole, selon nos critères préalablement explicités afin d’en effectuer une analyse.

LA FOLK AMÉRICAINE COMME « RACONTEUSE D’ESPACES ET D’ÉPOQUES »

Chanter un lieu, une époque et ses enjeux, une tradition de la folk music

Après avoir défini et interrogé notre ancrage dans une discipline, celle de la musique et de la géographie, et dans un « cadre conceptuel », c’est-à-dire dans celui de la culture et de la musique populaire, il convient désormais d’avancer dans l’analyse. Il semble alors nécessaire d’effectuer un zoom sur la musique folk-rock, de la définir donc, et d’établir et d’étudier les liens que cette musique, au demeurant très hétéroclite, entretient avec les espaces, avec les lieux, avec les époques aussi. Car, chanter à la fois une époque et un lieu est une véritable tradition de la folk music, Springsteen en est un parfait exemple, mais d’autres avant lui entretenaient également un lien étroit entre leur musique, une époque et une spatialité. Dans une de ses prestations scéniques, lors d’un live au Madison Square Garden en 2009, Springsteen évoque les « pères de la folk music » qui, de fait, chantent les époques et les lieux : « through Bob Dylan, through Hank Williams, through Pete Seeger, through Woody Guthrie, through Leadbelly, through the father of folk music. »62 Si nous choisissons ici de nous attarder sur la folk music plutôt que sur le rock à proprement parler, c’est non seulement parce que Springsteen puise ses racines, nous le verrons, dans la musique folk et ses représentants (Guthrie, Dylan particulièrement) pour écrire ses chansons, qu’elles soient folk ou davantage rock, mais aussi parce ces deux genres musicaux se sont progressivement combinés sous l’influence, précisément, d’artistes comme Dylan et Springsteen pour créer le genre musical folk-rock.
Mais au juste, qu’entendons-nous par le terme « folk » que nous utilisons dans cette étude ? Si une définition précise semble-là aussi complexe à établir, le terme « folk » semble d’abord renvoyer, au XVIIème siècle, au sens « primaire », au « peuple ». Le mot « folk » est alors utilisé pour désigner le peuple. Etymologiquement d’ailleurs, le terme « folk » désigne le peuple, la race, la famille. Ce n’est qu’au XIXème siècle que le terme « folk » acquière une autre signification, que Raymond Williams définit ainsi : le mot « folk » renvoie « à un ensemble de réactions à la société industrielle et urbaine », ajoutant que les chanteurs folks deviennent les « spécialistes du monde préindustriel, préurbain. »63 On le voit, à travers cette définition, une forte dimension spatiale semble d’emblée s’inscrire dans le courant de la musique folk, mais aussi une forte dimension politique et sociale. Il convient également de faire la différence entre musique folk et musique folklorique. Si le terme « folk », nous l’avons vu, renvoie au « peuple », le terme « folklorique », lui, est composé de deux termes : du terme anglais « folk », mais aussi du terme d’origine celtique « lore », qui signifie la « connaissance ». Littéralement, le terme « folklorique » signifie donc « ce que le peuple connaît », et s’ancre donc très clairement dans la « culture populaire ». Peete Seeger, artiste folk hautement reconnu aux États-Unis, définissait ainsi la musique folklorique :
« Il existe de nombreuses définitions de la musique folklorique, mais la plus significative pour moi est celle qui dit que ce n’est pas seulement un groupe de vieilles chansons. C’est plutôt un processus qui se poursuit depuis des millénaires, dans lequel les gens ordinaires recréent continuellement la vieille musique, en la modifiant un peu çà et là à mesure que change leur vie. »
De par cette définition, loin du cliché de la musique folklorique vieillotte et « ronronnante », Peete Seeger entend donc montrer que la musique folklorique est en constante évolution, dans un dynamisme constant, et que celle-ci s’ancre dans l’aire du temps qu’elle entend chanter et représenter. La musique folklorique n’est donc pas, ou plus, cette vieille chanson anonyme chantée par une classe paysanne ancienne. Par conséquent, les définitions changent en même temps que les temps, eux aussi, changent, et que les cadres – scientifiques, culturels -, eux aussi, évoluent. Cependant, bien qu’évolutive, la chanson folklorique continue de se baser sur son passé et les anciennes chansons « traditionnelles » continuent, semble-t-il, à faire recette. Dans son ouvrage Folksong, Jacques Vassal écrit à propos de la folk : « Parce que la connaissance du passé aide à comprendre le présent, surtout dans un art populaire si lié aux problèmes sociaux. » En ajoutant ceci : « Ainsi, et plus généralement, tout artiste qui, en partant d’un cadre traditionnel et populaire, crée un oeuvre personnelle, mais reflétant l’état d’âme d’une collectivité, procède de l’esprit folklorique. »65 Cette réflexion semble parfaitement définir le style de certains artistes de la folk music, française ou américaine, de Guthrie à Dylan en passant par Springsteen ou Brassens.

L’exemple de Woody Guthrie

Social et spatial semblent donc s’articuler, comme en témoignent certains artistes folk du début du XXème siècle. S’il fallait en choisir et en citer un, son nom ne ferait aucun doute : Woody Guthrie. Né en 1912 en Oklahoma, Woody Guthrie devient dès les années 30 la figure de proue d’un courant folk politisé, socialisé et surtout très spatialisé. Ses textes sont politiquement et socialement orientés, non seulement puisqu’il y décrit les difficultés du peuple, mais également de par son instrumentation simple (une guitare, une voix), conférant ainsi à sa musique un « caractère participatif et démocratique » : tout le monde peut en effet s’y retrouver et accéder à cette musique, et surtout ceux qui, d’habitude, n’ont pas accès à la culture musicale. En 1940, Woody Guthrie écrit ce qui est maintenant considéré comme un monument du corpus folk américain : « This Land is Your Land », que l’on pourrait traduire par « Ce pays est ton pays ». En voici les paroles et leur traduction.
En plus de ses engagements politiques antifascistes – sa guitare arborait d’ailleurs un autocollant « Cette machine tue les fascistes » -, Woody Guthrie composait des musiques politiquement orientées : il y dénonçait la désillusion qu’il éprouvait envers les politiques américains et l’abandon des citoyens les plus pauvres par la caste politique. La fin de sa chanson « This Land is Your Land », volontairement pessimiste, fait d’ailleurs clairement référence à cette désillusion qu’éprouve le peuple des grandes plaines américaines qui s’agglutine devant les portes du bureau de l’aide sociale. Guthrie était en fait fortement influencé par l’épisode du Dust Bowl qu’il avait subi pendant sa jeunesse, à savoir les successions de tempêtes de poussières dans les grandes plaines américaines pendant la grande dépression des années 30, poussant des millions de personnes à l’exil. L’Oklahoma, terre natale de Guthrie, a été la plus fortement touchée, avec 15% d’exil chez les paysans de cette région ! Il écrivit d’ailleurs la musique « Dust Bowl Blues » pour relater cet épisode. Clairement, on le voit à travers l’exemple de Guthrie et de son répertoire musical, la musique folk sert à relater à la fois une époque et un espace, et bien évidemment tous les enjeux qui y sont rattachés, en l’occurrence la désillusion politique et sociale, la pauvreté, la dépression économique. Dans le cas de Guthrie, on chante les grands espaces, les migrations sur les routes ; dans les cas de Bob Dylan et de Bruce Springsteen, leur musique racontera aussi les espaces, mais davantage les paysages et espaces urbains et industriels. En effet, nous le verrons, dans les années 60, la folk chante encore et toujours les espaces, mais change en quelque sorte de cible. Cependant, les enjeux abordés semblent être restés les mêmes : la pauvreté, la marginalisation, la désillusion, l’exode, etc.
Comme l’illustre parfaitement ces trois dernières photographies (la photographie de gauche et celle du bas ont été prises par Dorothea Lange, photographe américaine de renom qui fut envoyée en mission par le Farm Security Adminsitration (FSA) pour rendre compte des conséquences de la Grande Dépression), la musique folk, mais aussi la géographie, sont aussi et surtout une affaire d’homme et d’histoire d’hommes et de femmes. Comme l’aime à le rappeler la nouvelle géographie culturelle et humaine, la géographie est composée de trois éléments essentiels : des lieux, des gens et des choses qui se passent (« places, people and things that happen »). Cette vision assez anglo-saxonne de la géographie entend donc très clairement recentrer la géographie dans une optique humaine : sans l’un de ses trois éléments, il semble en effet très compliqué de parler de géographie. Prenons un exemple concret : sur Mars, il y a un lieu et des choses qui se passent (par exemple, des tempêtes solaires), mais il n’y a pas d’hommes, donc il n’est pas réellement possible de parler de la « géographie de Mars », mais plutôt d’un « espace ». Il s’agit donc ici d’introduire une différence essentielle entre géographie et espace : dans la musique folk, tant dans celle de Guthrie que dans celle de Springsteen, nous le verrons, il est avant tout essentiel de parler de géographie plutôt que simplement d’espaces ou de lieux, car leur musique aborde bel et bien les trois éléments essentiels à la formation d’une pensée géographique : des lieux, des gens et des choses qui se passent. Pour Guthrie, il s’agit d’un événement singulier, par exemple le Dust Bowl, qui modifie durablement les espaces et les lieux et qui conduit les gens à fuir leur lieu de vie, le tout englobant des problématiques sociales et politiques. Pour Springsteen, il s’agira par exemple d’une fermeture d’usine qui entraînera à la fois une précarité sociale et financière chez les ouvriers et donc une transformation durable d’un paysage urbain (usines abandonnées, maisons délabrées, quartiers délaissées). Le lien de causalité est aussi valable dans l’autre sens : le dépérissement d’un quartier ou d’une zone urbaine qui entraîne le départ inévitable d’une population et qui renforce le cercle vicieux du dépérissement.

La musique folk américaine raconte des espaces, des hommes, des actions

En réalité, Guthrie n’est qu’un exemple de cette « folk raconteuse d’espace et d’époques » comme j’aime l’appeler. En effet, la musique folk américaine semble, depuis ses débuts, vouloir raconter à la fois un espace et une époque. Cela commence par les premiers pionniers et chercheurs d’or américains qui, au grès de leur migration et de leur avancée vers l’Ouest et le Sud du pays, fondent leur premier folklore musical. Portant les traces d’un cosmopolitisme caractéristique de la formation des États-Unis, cette « nouvelle musique folklorique » était teintée d’influence françaises (en Louisianne par exemple), anglaises, hollandaises (en Pennsylvanie par exemple). Cette folk des pionniers abordent des thèmes récurrents et imprégnés de la vie quotidienne, notamment celle des travailleurs : leur musique raconte « leur joie et leur peine », la construction des routes, des ponts, mais aussi tous les multiples dangers qui guettent les voyageurs (climat, tempêtes, attaques d’Indiens, animaux sauvages, etc.). Les musiques folkloriques de cette époque naissent donc véritablement du « terrain », elles y prennent naissance et semblent répondre à une « nécessité pressante ». Dans son ouvrage Folksong, Jacques Vassal (Albin Michel, 1971) prend l’exemple de la chanson folklorique « Cumberland Gap » qui raconte la construction des voies carrossables dans le Kentucky de la fin du XVIIIème siècle.

Dylan et Springsteen : le récit de nouveaux lieux, de nouveaux espaces, de nouvelles époques, de nouvelles histoires.

C’est dans les années 60 que la musique folk connaît un véritable tournant avec ce que l’on peut appeler le renouveau de la musique folk aux États-Unis (« American folk music revival »). Devenue désormais un genre largement prisé par les militants politiques ou les jeunes étudiants des universités américaines, la musique folk acquiert une portée à la fois sociale et commerciale (paradoxalement ?) portée par le duo que constituent Bob Dylan et Joan Baez. Là encore, la musique folk semble chanter à la fois un lieu et une époque : Dylan, dont le style jeune et simpliste, à la manière de Guthrie, séduit les jeunes étudiants et répond aux attentes de son public, devient le chanteur des droits civiques et des causes antiségrégationnistes. Il chante les années 60, l’époque de la lutte pour les droits civiques, mais aussi des lieux, celui des universités, de Greenwich Village, quartier de New York où les idées progressistes sont en pleine expansion. Comme nous l’avions expliqué au début de la deuxième partie de notre mémoire, la musique folk devient une bannière sous laquelle certains groupes sociaux, certaines communautés, se rassemblent. Lorsque Dylan emprunte le chemin de la transformation de la folk vers le rock, adoptant lunettes de soleil et fondant son propre groupe de rock, celui-ci est vivement critiqué par les adeptes de la folk traditionnelle. Cependant, il marque ici une véritable rupture dans la culture du rock qui va devenir une nouvelle manière d’expérimentation, faisant du rock « un outil d’expérimentation, émotionnel et physique au service du changement social. »Puisant ses racines dans la folk music traditionnelle, Dylan va en quelque sorte inventer le « folk-rock » dans lequel il conserve les considérations de la musique folk en y ajoutant l’explosivité et les nouvelles structures musicales du rock dont Springsteen sera l’un des héritiers les plus emblématiques. Dans sa chanson « Song To Woody » (« Chanson pour Woody »), Dylan évoque la grande influence que Guthrie et la musique folk ont eue pour lui. Ce fut d’ailleurs l’une des premières chansons de Dylan à devenir célèbre.

 

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Table des matières

REMERCIEMENTS 
SOMMAIRE 
INTRODUCTION GENERALE 
PARTIE I : CADRE CONCEPTUEL ET METHODES
PARTIE II : LA FOLK AMÉRICAINE COMME « RACONTEUSE D’ESPACES ET D’ÉPOQUES »
PARTIE III : L’OEUVRE MUSICALE DE BRUCE SPRINGSTEEN : UNE GEOGRAPHIE DES LIEUX, DES ENJEUX SOCIAUX, DES IDENTITES ET DES COMMUNAUTES
CONCLUSION GENERALE
BIBLIOGRAPHIE ET SOURCES CLASSEES
TABLE DES FIGURES 
TABLE DES MATIERES 
ANNEXES
ANNEXE 1 : CORPUS DE CHANSONS
ANNEXE 2 : CREDITS PHOTOGRAPHIQUES

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