La folie chez les Slaves avant l’ère chrétienne

La folie chez les Slaves avant l’ère chrétienne 

La psychiatrie est, en Russie comme ailleurs, une discipline médicale d’apparition tardive ; la folie et la déraison n’attendent toutefois pas la constitution du savoir médical pour interroger les populations slaves. On pense la folie, on agit sur elle bien, bien avant son accaparement par la médecine.

En terre slave, comme dans d’autres zones géographiques, la folie se rattache à des événements extraordinaires, mystiques et magiques. Dans la religion des Vieux Slaves (9), religion aux racines et influences indo-européennes, iraniennes et finno ougriennes (10), la notion d’esprit est familière : comme l’écrit Lise Gruel-Apert, « les pays slaves se distinguent par une démonologie très abondante. Celle-ci concerne tout l’environnement naturel, mais aussi l’environnement fabriqué par l’homme, ainsi que tous les phénomènes qu’il ne peut maîtriser. Ces phénomènes incompris génèrent des incarnations semi-anthropologiques qui tiennent à la fois de l’animal, de l’esprit ou du démon, du  »maître », voire de la divinité […]. Parmi ces nombreuses émanations des craintes et espoirs qu’engendre un environnement non maîtrisé et qu’il faut sans cesse amadouer, on trouve des esprits de la nature, des esprits de la maison, des esprits incarnant le mal-être (pauvreté, maladie…) » .

Nombres d’esprits peuplent ainsi la nature ; ces derniers sont parfois bons pour l’homme, parfois néfastes. Les esprits de la forêt (leshy/lechi) sont des esprits facétieux qui guident le chasseur dans sa quête, protègent les troupeaux : en échange de certaines conditions, l’otpousk, le lechi assure une chasse abondante, éloigne les prédateurs, guide la cueillette, mais n’hésite pas à punir sévèrement les contrevenants du pacte (11). Ces esprits s’amusent à égarer le voyageur, cache ses affaires, le fait se coucher sur une fourmilière ou tomber dans des fossés. Le vodianoï, esprit des eaux, vit dans l’eau douce ; ne s’aventurant pas hors de son territoire aquatique, il peut être dangereux pour les hommes, les attrapant par les pieds pour les noyer, faisant disparaître le bétail. Surtout actif la nuit, on peut l’entendre au loin, claquant sa paume sur l’eau (11). L’esprit de la maison, le domovoï, rentre dans l’isba en construction, infiltrant les piliers de bois .

Esprit farceur, il réveille les propriétaires du logis, claque les portes, fait grincer le parquet ; si le domovoï n’aime pas les habitants, il s’attache à les faire partir, leur rendant la vie impossible (11). Les démons de midi, très répandus dans la mythologie slave, protègent les champs contre les voleurs et les maraudeurs (12) (13). D’autres esprits sont seulement négatifs et tentent d’insuffler le mal-être dans leurs victimes, de leur inoculer des maladies (11). Cette proximité quotidienne avec ces divinités mineures autorise, écrit Cyrille Koupernick, « un climat d’indulgence amusée envers les formes les moins violentes de l’aliénation mentale » (14). Des guérisseuses, les znakha, savent désensorceler, soigner les maladies, calmer les souffrances, tant morales que psychiques (11). Les premières sources établissant une classification de la folie en Russie remontent aux IXe et Xe siècles ; la folie est alors assimilée à un phénomène d’intervention démoniaque. Les traitements sont délivrés par les chamans, guérisseuses et sorciers, usant d’herbes médicinales, et, comme l’écrit Anne Grupel-Apert, « à la fin du XIXe siècle, en Russie du Nord, on faisait encore plus confiance en la guérisseuse qu’au médecin » .

L’expérience de la folie après la christianisation 

Païens, les Slaves le restent jusqu’au règne du prince kiévien Vladimir le Grand (958-1015) ; d’abord sous influence varègue et iranienne, le prince officialise en 980 le culte de six dieux païens, établissant un lieu sacré au sommet d’une colline consacrée à Kiev (15). Rapidement pourtant, pour des raisons d’ordre politique, Vladimir devient apostat. Suivant l’exemple de sa grand-mère, la princesse Olga, il embrasse le christianisme gréco-byzantin, marquant par là son allégeance à Constantinople. Son baptême marque le début de la christianisation massive des populations salve .

L’arrivée du christianisme en Russie change la vision alors portée sur la folie ; le malade mental devient innocente victime de l’esprit malin (16). Suscitant la pitié, les fous sont traités humainement par le clergé. En effet, comme l’écrit l’historien Maurice Lever , « le simple d’esprit, c’est le fou chéri de Dieu, le premier dans le royaume des Cieux, mais aussi le premier sur terre, car lui seul partage, dans sa pauvre cervelle délabrée, la secrète pensée du ToutPuissant. Dieu lui inspire la vérité comme il l’inspire à l’enfant. […] Aussi l’Église, qui se montra parfois si dure envers les mendiants, voire envers les malades, témoigne-t-elle d’une infinie sollicitude à l’égard des idiots. Elle leur offre l’hospitalité dans ses couvents, elle les nourrit, les protègent, que parce qu’ils représentent le Christ livré à ses persécuteurs. Elles les respectent comme les dépositaires de la sagesse divine » (17). La Chronique des temps passés (1111) du moine Nestor, plus vieux récit slave conservé, fait état de la maladie du moine Isaac, qui, selon le texte, « refusait le manger et le boire ; on le retira d’une grotte où il était resté couché deux ans sans mots dire » (18). Isaac est ensuite logé dans la cellule du supérieur Fédossi Pétcherski qui le soigna lui-même .

Les malades sont pris en charge par les moines au sein des monastères (19) et sont divisés en deux groupes : les  »fous » et les  »étranges ». Les fous vagabonds (les Strannyié, à la fois étranges et étrangers) sont également aidés (14). Les soins apportés par l’Église orthodoxe russe sont largement empreints d’humanité et axés sur des mesures de réhabilitation. Les malades participent à la vie des monastères et travaillent souvent comme jardiniers. Les médications sont à base de préparations d’herbes, de baies et de graines (poivre, moutarde, noix, etc..), d’alcool, de thés sédatifs, d’huiles et de miel. Des guérisseurs sont également présents dans les monastères (11). Durant le Moyen-Âge, le concept russe de folie englobe l’épilepsie, l’alcoolisme, le retard mental, mais également les troubles psychotiques au sens large .

La population russe croit voir dans le phénomène de la folie une preuve de sainteté et apporte une aide non négligeable à la prise en charge des malades (20). Si les monastères occidentaux sont garent de la culture et de l’organisation sociale, le monachisme slave s’oriente plus directement vers le mysticisme ; la question de la folie lui sera ainsi plus familière (14). Plongé au plus profond de son âme, le mystique devient  »fou de Dieu », un Yourodivyi, voie ouverte à la sainteté, mais exposée aux effondrements psychiques (14), établissant dans l’idéal russe la proximité entre le fou et le saint. Bien que la Russie ne connut pas de phénomène inquisitorial, il existe toutefois quelques cas de procès en sorcellerie, validé par certains oukases gouvernementaux (21). Le peuple fait la distinction entre les Jurodivy, les idiots et les simples d’esprit, respectés et vénérés, et les Klikoukaï, possédés démoniaques, craints, méprisés et chassés .

Les premières politiques de la folie

Premières interventions de l’État

À côté de cette prise en charge religieuse et populaire, l’État russe légifère progressivement sur la question de l’aliénation, impactant par là l’histoire de la folie en Russie.

C’est sous le règne du tsar Ivan le Terrible (1530-1584), durant le XVIe siècle, que les premières lois sont édictées afin de réglementer la question des soins à dispenser aux aliénés : le premier édit sur les aliénés est promulgué en 1551 lors du Synode de la Très Haute Église (21). Le texte valide la prise en charge monastique de la folie, soulignant que les pauvres, les malades, « les possédés du diable et ceux qui avaient perdu l’esprit » devront être cloisonnés dans les monastères « afin qu’ils ne tiennent lieu d’entrave ou ne soient occasions d’alarme aux bien portants » (21). Ainsi, ils ne « gêneront pas les biens portants et recevront la lumière de l’entendement de la vérité » (22). Bien que la loi fixe le placement des aliénés au sein de structures réservées, une large part d’entre eux continuent à errer à travers les villages devant le manque de lieux adaptés. Dans nombre de documents de l’époque, il n’existe pas de distinction clairement établie entre les indigents et les fous, le terme nestchastny (infortuné) étant utilisé indifféremment .

Sous le règne du tsar Alexis Ier (règne de 1645-1676), un nouveau code législatif est rédigé, l’Oulogénie (1669) : la question juridique de l’aliénation est une nouvelle fois posée : les aliénés sont assimilés aux sourds-muets et aux mineurs en matière de témoignage judiciaire (16). Parallèlement à ces apports juridiques le regard porté sur la folie se modifie ; Moscou est progressivement investi par des masses croissantes de populations rurales en détresse. Dès lors, pauvres et fous ne sont plus considérés comme des infortunés, mais comme des menaces pour la société .

La première mesure gouvernementale concernant directement la question de l’aliénation émane du tsar Fédor Alexéiévitch (règne de 1676 à 1682) ; souhaitant légiférer sur l’aide apportée aux fous, il demande au Saint-Synode d’établir une classification des malades mentaux afin de bâtir des hôpitaux spéciaux, séparés des autres, spécialisés dans la prise en charge de ces malades (23). Le projet ne connaît pas de suite, mais la question est posée.

À côté de cette volonté d’institutionnalisation, de la folie se pose le problème de la protection des aliénés, plus particulièrement de ceux disposant de revenus conséquents. Dans ces cas, les abus de l’entourage étaient parfois flagrants. En 1677, le tsar Fédor Alexéiévitch promulgue une première loi protectrice des biens des malades :

Les personnes qui sont aveugles, sourdes ou muettes, peuvent administrer leur fortune, mais celles qui sont adonnés à ivrognerie ou qui sont stupides ne peuvent le faire .

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Table des matières

INTRODUCTION
A. LES ORIGINES
1. Folie et démonologie
a) La folie chez les Slaves avant l’ère chrétienne
b) L’expérience de la folie après la christianisation
2. Les premières politiques de la folie
a) Premières interventions de l’État
b) Les mesures de Pierre le Grand
c) Le statut juridique de l’aliéné
3. La médicalisation de la folie
a) Les débuts de la laïcisation de la folie
b) Naissance de l’aliénisme
B. L’INSTITUTIONNALISATION DE LA FOLIE
1. Naissance de lieux spécifiques
a) Les premiers asiles
b) Courant humaniste dans la psychiatrie impériale
2. La médecine des zemstvos
a) La création des zemstvos
b) La psychiatrie à l’ère des Zemstvos
C. LE SAVOIR EN FORMATION
1. La naissance de l’enseignement supérieur en Russie
a) Les intellectuels étrangers
b) L’Académie des Sciences de Saint‐Pétersbourg et le monde universitaire
2. Genèse des études médicales en Russie impériale
a) Des médecins anglais à l’origine de la formation médicale
b) Premiers savants et médecins nationaux : Pirogov, Botkin, Sechenov, Malinovski
c) Les influences étrangères
3. L’école psychiatrique de Saint‐Pétersbourg
a) Ivan Mikhailovich Balinsky (1827‐1902)
b) Ivan Pavolovich Merjeyevski (1838‐1908)
c) Vladimir Mikhaïlovitch Bekhterev (1857‐1927)
d) Victor Khrisanfovitch Kandinsky (1849‐1889)
4. L’école psychiatrique de Moscou
a) Alekseï Yakovlevich Kozhevnikov (1836‐1902)
b) Serge Sergueïevitch Korsakoff (1854‐1900)
c) Nikolaï Nikolaïevitch Bazhenov (1857‐1923)
d) Vladimir Petrovitch Serbski (1858‐1917)
e) Alexander Nikolaïevitch Bernstein (1870‐1922)
5. La psychiatrie à Kazan, Kharkov et Tartu
a) La psychiatrie à Kazan
b) La psychiatrie à Kharkov
c) La psychiatrie à Tartu
D. LA PSYCHOLOGIE DANS LA RUSSIE IMPERIALE
1. Les précurseurs
a) Les pionniers
b) Psychologie et pédagogie
2. Courants idéaliste et objectiviste dans la psychologie russe
a) Idéalisme et objectivisme en psychologie
b) Les conflits entre écoles, les Congrès russes de Psychopédagogie
3. L’hypnose en Russie impériale
a) Les origines
b) Le magnétisme animal et la Russie
c) L’hypnose en Russie impériale
E. POLITIQUE ET PSYCHIATRIE
1. La psychiatrie et la défense de la société
a) Les causes de la Folie. Psychiatrie et conservatisme
b) Prémisses d’une psychiatrie contestataire : les revendications médicales dans les derniers temps de l’Empire
c) L’expérience de la désinstitutionnalisation
2. La question eugénique en Russie impériale
a) Les débuts de l’eugénisme en Russie
b) Nikolaï Fydorovich Gamaleia (1859‐1949)
c) Tikhon Ivanovich Iudin (1879‐1949)
d) Le particularisme russe
3. Anthropologie criminelle en Russie
a) Le lombrossisme en Russie
b) Impact de l’anthropologie criminelle en Russie
F. UTILISATION POLITIQUE DE LA PSYCHIATRIE EN RUSSIE IMPERIALE
1. Utilisation non médicale de l’asile dans la Russie impériale
a) Les usages sociaux de l’hôpital psychiatrique russe
b) L’arsenal législatif
2. Tchaadaïev, poète, critique et  »fou »
a) De la critique à la répression
b) De la folie de Tchaadaïev
3. Sauver l’honneur de la famille impériale : la folie du Grand‐Duc Nicolas
a) La passion amoureuse d’un Grand‐Duc
b) La « Folie » du Grand‐Duc Nicolas
CONCLUSION

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