La finitude de l’attention : temporalité du cours et fatigue

La finitude de l’attention : temporalité du cours et fatigue

Cette disposition intérieure requiert donc une grande exigence pédagogique qui doit être maintenue tout au long du cours. Nous pouvons donc conclure que traiter du problème de l’attention en classe supposera de s’interroger sur le rapport au temps. Être prévenu dans ses jugements, cela revient à juger avant de s’être donné la possibilité de comprendre un problème ; se précipiter dans un jugement, cela revient à croire avoir compris avant d’être parvenu à se rendre effectivement présent à la chose même. Si nous inscrivons cette auto-limitation de la volonté dans le déroulement entier d’une séance de cours, nous comprenons que la possibilité de maintenir une docilité durable est limitée : « L’attention est un effort, le plus grand des efforts peut-être, mais c’est un effort négatif ». Car ce qui est exigé dans l’attention à un cours ne correspond pas à l’inclination naturelle de la volonté, et de même que Descartes, dans la méditation seconde, éprouve le besoin de relâcher « la bride » à son imagination pour retrouver, pendant un temps bref, la considération des choses sensibles, de même Simone Weil thématise le problème de l’équilibre entre le maintien d’une attention qualitativement soutenue et la durée limitée de cette attention : « Quand la fatigue se fait sentir, l’attention n’est presque plus possible, à moins qu’on soit déjà bien exercé ; il vaut mieux alors s’abandonner, chercher une détente, puis un peu plus tard recommencer, se déprendre et se reprendre comme on inspire et expire. Vingt minutes d’attention intense et sans fatigue valent infiniment mieux que trois heures de cette application aux sourcils froncés qui fait dire avec le sentiment du devoir accompli : « j’ai bien travaillé » » . « Faire classe », ce sera aussi prendre la mesure de cette finitude temporelle, et envisager, au cœur de la séance, des moments de « déprise » et de « reprise », afin de trouver un équilibre entre la quantité de temps passé à étudier et la qualité d’attention possible pour les élèves et le professeur. La fatigue est la marque de cette finitude où l’attention diminue grandement d’un point de vue qualitatif, et le professeur devra par conséquent « sentir » cette fatigue afin de contrecarrer le « décrochage » nécessaire qu’elle implique. De même, une crispation des élèves se traduisant par des visages tendus ou « absents » sont autant de signes qu’il s’agit de savoir interpréter afin de mesurer l’intensité de l’attention de la classe. Mieux vaut accorder une détente ponctuelle plutôt que « perdre » sa classe dans une inattention progressive rendant le cours stérile.

Ce que n’est pas l’attention : le problème de la pédagogie du jeu 

Déterminer un concept permet de le distinguer de ce qui pourrait, de prime abord, lui ressembler, bien que la chose ne tombe pas sous le concept en question. Plusieurs choses peuvent ressembler à ce que nous nommons « attention », alors même qu’elles sont fort différentes de ce que nous visons. Nous n’en verrons qu’une seule, de manière brève et concise, afin de mesurer un peu mieux ce que ne sera pas la praxis pédagogique que nous cherchons. Nous nous arrêterons donc sur l’apprentissage par le jeu, car ce paradigme pédagogique revêt une importance certaine de nos jours. Si cette modalité d’apprentissage peut avoir des arguments de son côté lorsque le public est très jeune, il semble néanmoins que ce paradigme montre très vite ses limites lorsqu’il se destine a un public qui a atteint l’âge de raison.

L’attention pourrait bien ressembler, en effet, à une captation de la conscience par des stimulus externes. Le courant pédagogique fondé sur le « ludique », « l’éducation par le jeu », consiste en une intégration, au cœur même de la sphère pédagogique, de la modalité du divertissement contemporain. L’idée directrice de cette méthode réside dans le fait que l’amusement serait une manière d’apprendre sans en être conscient, par un ensemble de moyens détournés qui varient les supports de présentation pour diffuser un savoir à travers des médias d’emblée familiers pour l’élève : la forme du divertissement télévisuel, des jeux vidéo, du site internet, de la vidéo présentant un format qui convient aux habitus des élèves, etc. Loin d’instituer une modification dans l’être-au-monde de l’élève, la pédagogie fondée sur le ludique consiste bien plutôt à laisser l’élève dans son habitus initial afin d’introduire en lui le savoir. On ne dispose plus l’élève au savoir, mais on adapte le savoir à la disposition immédiate d’un élève du 21ème siècle – disposition qui pourra d’ailleurs changer, impliquant une adaptation constante de l’enseignement à l’évolution contingente de la société. La justification d’une telle pédagogie réside dans le fait d’aller chercher l’élève dans son « monde ambiant » sans exiger la moindre rupture avec celui-ci, afin d’obtenir de lui un engagement optimum et immédiat dans l’apprentissage d’une discipline.

Il est évident que cette méthode pédagogique captera, dans l’immédiat, la conscience de l’élève, d’autant plus qu’elle reposera sur le ludique et le plaisir immédiat. L’écart entre l’attitude ordinaire de l’élève et la docilité exigée par l’apprentissage est aboli, de sorte que l’entrée en classe ne marque aucune véritable rupture avec ce qui précède, puisque le format à travers lequel le cours se donne à l’élève est identique au format de son quotidien familier et immédiat. Dans ce cadre, les médiations nécessaires à une praxis pédagogique visant à instituer en classe une attention suffisante pour apprendre n’ont plus lieu d’être. Il n’est pas impossible, néanmoins, de voir une limite profonde dans cette pédagogie : ce serait confondre l’attention avec l’excitation que de croire qu’une conscience captée par un stimulus extérieur soit véritablement attentive. Or, ce type de captation a cette fâcheuse tendance d’exiger un changement incessant de stimulus afin de pouvoir maintenir la captation de la conscience par une excitation externe. Ce qui guette l’amusement est bel et bien l’ennui et la lassitude sitôt qu’un objet paraît trop répétitif et monotone. Ainsi le contenu de savoir sera sérieusement conditionné par cette exigence fondamentale, et nous ne voyons pas bien comment une longue chaîne de raisons puisse s’insérer au sein de cette méthode pédagogique. Il nous semble par conséquent que l’excitation non seulement n’introduit pas la disposition intime requise pour l’apprentissage, mais qu’elle constitue, de surcroît, un obstacle fondamental à cette disposition intérieure. Des consciences captivées ne sont pas des consciences attentives, et ce malgré les apparences physiques qui laissent entrevoir une similitude de surface. Alain va dans ce sens lorsqu’il distingue « l’attention » facile de la véritable attention : « l’attention facile n’est nullement l’attention ; ou bien alors disons que le chien qui guette le sucre fait attention. Aussi je ne veux pas trace de sucre » . La devise pédagogique de cet auteur est directement tirée de cette distinction entre la conscience captivée (« l’attention facile ») par un stimulus externe (« le sucre ») suscitant un plaisir immédiat et l’attention docile requise par la scolarité : « je ne promettrai donc pas le plaisir, mais je donnerai comme fin la difficulté vaincue ».

Pour développer notre refus de la pédagogie du jeu comme paradigme dominant de l’école, nous nous appuierons sur la description phénoménologique que Martin Heidegger donne de la curiosité (Neugier) dans Être et temps. S’il n’est pas approprié, dans le cadre de ce travail, de pousser très loin l’analyse de cette manière d’être-au-monde qu’est la curiosité, nous rappellerons néanmoins ce qui est nécessaire à sa bonne compréhension dans le contexte qui nous concerne.

Dans la description de l’être-au-monde est comprise une réflexion sur ce que Heidegger nomme « l’être-à », qui désigne le rapport du Dasein à lui-même et au monde. Ce rapport est configuré par trois éléments fondamentaux – des existentiaux – et liés entre eux : le « parler », le « comprendre » et la « disposition tonale ». Si le comprendre détermine où en est le Dasein avec luimême et avec le monde, ce qui détermine son « pouvoir-être » (et donc sa liberté), la disposition tonale (ou affection), quant à elle, est la manière avec laquelle le Dasein se laisse aborder par le monde tout en étant livré à lui-même d’une manière déterminée. Cette dernière renvoie à la tonalité affective (Stimmung), qui désigne l’état d’être disposé d’une certaine façon par rapport à soi-même et au monde (d’un point de vue existentiel et non plus simplement existential, nous pouvons penser à l’aigreur, la joie, l’irritation, l’ennui, la distraction, la sérénité, l’agitation, etc.). Le parler, troisième élément de « l’être-à », est défini comme l’articulation significative du comprendre et de la disposition tonale de l’être-au-monde. Le parler implique, dans son concept, un lien étroit avec « l’être-avec » autrui, qui peut lui aussi se décliner de différentes façons selon la tonalité affective et la manière de se comprendre et de comprendre le monde (l’écoute attentive, l’indifférence, l’hostilité, la polémique, le lynchage, etc.). Le parler, qui se manifeste dans une parole déterminée qui se donne en partage, porte toujours en lui une compréhension disposée déterminée, ce qui revient à dire que la parole révèle la manière d’être-au-monde de l’homme dans une situation déterminée. Ainsi le « parler » poétique, par exemple, par sa tonalité rythmée et sa musicalité précise, implique une tonalité affective déterminée qui porte en elle une manière bien précise de se rapporter à soi-même et au monde. Le poème de Baudelaire sur les correspondances manifeste une manière d’être-au-monde, une « guise d’être » contemplative qui cherche au cœur de l’esprit une symbolique significative reliant les éléments naturels d’une manière insoupçonnée pour le regard préoccupé et enfoncé dans ses besoins pratiques immédiats. Par conséquent, cette parole poétique modifie fondamentalement le rapport au monde prosaïque en ouvrant l’être humain sur une compréhension différente. Ici, c’est bien à travers la parole poétique que l’être-au-monde articule une compréhension disposée déterminée comme la mélancolie, la contemplation, l’inquiétude métaphysique devant la mort, etc. Il est évident qu’une parole technique, qui ne verra pas dans la nature « un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles… », manifestera une disposition du « comprendre » toute autre. Un « projet » de déforestation d’un lieu, une réflexion sur la « gestion des eaux », etc., sont autant de manières d’être-au-monde se manifestant par une compréhension circonspecte de la nature appréhendée comme une ressource stockable et manipulable – car c’est ainsi que la nature se dévoile sous le regard technicien et gestionnaire. Dans ce dernier exemple, nous aurons une tonalité affective qui ne sera pas de l’ordre de la contemplation ou de la mélancolie, mais bien plutôt de la préoccupation quotidienne pour la « gestion » de « l’environnement » et la maîtrise technique du réel – il existe d’ailleurs une parole technicienne, avec son champ lexical, le logos qui lui est propre (la logistique, c’est-à-dire le calcul entre moyens et fins, calcul commandé par un désir de rendement et d’efficacité optimum), etc. Cette parole qui détermine l’être-au-monde dans ses possibilités traduit un comportement fort différent des autres possibilités de la parole humaine. Un rapport administratif sur l’état d’une forêt manifeste une parole essentiellement différente de la parole poétique, avec des tonalités affectives opposées et une compréhension fondamentalement distincte. Par conséquent, cette parole ne sera pas entendue de la même manière selon qu’elle est poétique ou administrative ; « l’entendre » faisant partie intégrante du « parler », de même que le recto et le verso d’une même feuille sont inséparables, on aura différentes modalités de l’écoute possible, et ces écoutes varieront en fonction du type de parole prononcée (refus d’entendre, obéissance à une règle, l’accompagnement, l’aversion, la réception docile d’une parole poétique, l’accomplissent d’un protocole, etc.).

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Table des matières

Introduction
Première section : Définition de l’attention et principes pédagogiques
I/ Détermination de l’attention
Ce qu’est l’attention : la docilité scolaire
La finitude de l’attention : temporalité du cours et fatigue
Ce que n’est pas l’attention : le problème de la pédagogie du jeu
II/ Détermination d’une praxis fondée sur l’attention : les principes
Le respect
L’autorité
Seconde section : Analyse de situations
I/ L’appel et le lancement du cours
II/ L’attention et la mise en activité des élèves : « le travail en groupe »
III/ Fatigue et temporalité de l’attention : déprise et reprise
IV/ Les préjugés causés par la prévention : le dépassement du point de vue polémique
Brève conclusion
Annexe 1 : Simone Weil et l’égalité des esprits
Annexe 2 : La docilité scolaire à l’épreuve de la contingence : description d’une scène burlesque
Annexe 3 : Les différents types d’attention chez Alain
Annexe 4 : Allégorie du politique proposée en classe à l’occasion d’un travail en groupe
Bibliographie

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