La financiarisation de l’industrie des jeux-vidéos et les modèles de production contemporains

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Des productions uniformisées : des mondes ouverts qui nécessitent des ressources humaines et financières importantes

Les éditeurs et studios de développement se demandent quelle recette miracle leur permettrait d’engendrer des revenus importants et d’encourager l’engagement des joueurs. Ils ont alors trouvé un dénominateur commun dans les grandes réussites des dernières années : le monde ouvert. Bien qu’ils existent depuis plusieurs décennies, les mondes ouverts ont depuis quelques années la préférence des éditeurs ayant le moyen de développer des univers vastes offrant aux joueurs une grande liberté. Certains éditeurs placent les “mondes ouverts” au cœur de leur vision stratégique afin d’être en mesure de générer des profits sur de longues durées. C’est notamment le cas d’Ubisoft qui applique ce modèle à des types de jeux variés, et qui, en 2016, a sorti quatre jeux se déroulant dans des open world : : un jeu d’action-aventure / infiltration (Watch Dogs 2), un jeu d’action-aventure (Farcry Primal), un jeu de ski (Steep), et enfin un jeu de tir et d’action-RPG massivement multijoueur (The Division). Des productions aux coûts de développement élevés nécessitant un temps de production se situant entre deux et quatre ans. Ubisoft possède une équipe éditoriale basée à Paris en charge d’insuffler aux équipes et studios de développement la vision éditoriale du groupe15. Ainsi, les Game Designers sont accompagnés d’un line designer sur chaque projet, afin d’être guidés dans leurs démarches et de respecter cette vision16. Les créatifs et les programmeurs travaillent de concert afin que les technologies permettent aux artistes de s’exprimer sans contrainte. Comme l’explique Julien Merceron, ancien directeur des technologies du groupe « chez Ubisoft, le but est de laisser aux créatifs le plus de marges de manœuvre possible. »17. Cette manière de concilier les aspects techniques et artistiques de la production a permis à Ubisoft de lancer de nouvelles licences à succès durant ces dernières années (The Division ; The Crew ; For Honor).
Toutefois, la stratégie éditoriale d’Ubisoft est également dictée par ses résultats financiers car, coté en bourse, l’éditeur doit satisfaire ses actionnaires en leur promettant des revenus réguliers, stables ou en croissance. En 2009, dans cette optique, Ubisoft avait alors décidé d’annualiser sa licence la plus prolifique, Assassin’s Creed, afin de « grossir en moyenne de 20% chaque année »18 comme l’indiquait son PDG Yves Guillemot, au risque d’épuiser le potentiel créatif de celle-ci. Cette annualisation des grandes licences est en fait une nouvelle norme pour les grands éditeurs qui leur permet de promettre aux actionnaires une hausse de la valeur de leurs actions, celle-ci étant déterminée par la prospective des résultats futurs.
Néanmoins, cette annualisation des licences se fait au détriment de la qualité du jeu, comme l’explique Strauss Zelnick, CEO de Take-Two Interactive (éditeur de Grand Theft Auto) : « Nous pensons que les sorties de jeux majeurs ne doivent pas être annualisées, à l’exception des jeux de sport. Nous pensons qu’il est valorisant [pour le jeu] de créer de l’attente et que cela prend du temps de faire les produits de la meilleure qualité possible dans cette industrie. »19. Sept ans plus tard, en février 2016, on pouvait ainsi lire dans un communiqué officiel publié sur le blog d’Ubisoft « qu’il n’y aurait pas de jeu Assassin’s Creed en 2016 » 20, la dernière itération de la franchise phare du groupe, Assassin Creed Syndicate, ayant eu des retours critiques et des résultats commerciaux très décevants. Le communiqué précisait également que la volonté d’Ubisoft était de mettre « à jour [leur] façon de développer afin de refaire d’Assassin’s Creed une franchise open-world de classe mondiale » 21 et de « faire évoluer les mécaniques du gameplay et faire en sorte de délivrer la promesse d’une expérience de gameplay unique et mémorable qui font de l’Histoire un terrain de jeu. »22. En somme, réussir à réinventer une série qui, essorée par les productions successives, ne trouve plus les moyens de surprendre les joueurs et de répondre à leurs attentes.
Ubisoft n’est pas le seul éditeur à faire le constat de l’essoufflement de ses licences annualisées. Activision peine à renouveler sa série Call of duty et voit les ventes de ses dernières itérations chuter considérablement23. En comparaison, le nombre de ventes de la série Grand Theft Auto augmente de façon exponentielle, alors que cinq années séparent les sorties de GTA IV et de GTA V. Toutefois, son éditeur Take-Two Interactive accuse des pertes et ne parvient pas à générer des bénéfices en dehors des années de sortie de son jeu phare.
Lors d’un échange avec les internautes du site Reddit à l’occasion de l’E3 2017, le président d’Ubisoft, Yves Guillemot, s’exprimait ainsi au sujet de la potentielle offre publique d’achat (OPA) d’Ubisoft par Vivendi : « la liberté et l’indépendance sont la clé de ce que nous faisons – elles sont ce qui nous permet de prendre des risques, d’essayer de nouvelles choses, et de créer des jeux comme ceux que nous avons montré à l’E3 cette année. Nous nous battrons pour continuer à être capable de faire ce genre de choses dans le futur »24. Cela sous-entendait qu’il devait empêcher Vivendi de devenir actionnaire majoritaire d’Ubisoft, afin d’échapper aux logiques économiques capitalistes et productivistes des actionnaires qui impactent la créativité et la qualité des productions.
En résumé, les éditeurs peinent à trouver la recette miracle et s’orientent vers une stratégie de développement de mondes ouverts qui permettent entre autres de stimuler l’engagement des joueurs en leur offrant plus de liberté. Ces productions sont particulièrement longues et coûteuses à développer mais elles conduisent à augmenter la durée de vie commerciale du jeu. Nous verrons plus en détail dans la troisième partie de cette recherche qu’ils sont propices au développement d’extensions, de contenus additionnels payants qui permettent aux éditeurs de générer des revenus pendant une longue période, et de capitaliser sur le développement onéreux et chronophage de cet univers.
L’exemple du jeu Final Fantasy XV (anciennement Final Fantasy Versus XIII), véritable arlésienne de l’industrie finalement commercialisée en novembre 2016, montre les ressources nécessaires pour concevoir ce type de jeu. Il montre également, comme nous allons le voir, les différences entre les modèles japonais et américain. Le jeu fut développé et commercialisé par l’éditeur japonais Square Enix, et fut présenté pour la première fois à l’E3 (le plus grand salon professionnel de jeu-vidéo) en 2006 par le biais d’une bande-annonce. Il sortit finalement 10 ans plus tard, passant même d’une génération de consoles à une autre, dans une version techniquement non-aboutie, qui sera retouchée en aval grâce à de nombreux patchs correctifs. Final Fantasy XV démontre toute la difficulté de l’industrie japonaise à produire des jeux au niveau technique des productions occidentales, ainsi que leur frilosité à engager des budgets (et des risques) importants pour concevoir des prototypes dont le succès n’est jamais garanti. Il montre également la volonté des concepteurs de jeux-vidéos de repousser les limites technologiques, parfois aux dépens de la cohérence et de la faisabilité du projet.
Les productions japonaises furent les grandes perdantes du passage à la HD en 2006, du fait notamment de l’explosion des coûts de développement. Alors qu’elles bénéficiaient d’une aura particulière sur les consoles précédentes, notamment du fait de leurs qualités artistiques et narratives, et de leur capacité à innover, les productions japonaises furent délaissées par les joueurs occidentaux. Elles accusèrent un retard au niveau technique, et furent plus frileuses à l’idée de surdépenser25. Comme le souligne Oscar Lemaire, « ce concept de course à la croissance sans trop se soucier des pertes leur est totalement étranger. »26.
Lors d’une master class à la cité des sciences et de l’industrie en janvier 2016, le directeur des technologies du groupe Bandai-Namco Entertainment, Julien Merceron, explique qu’à la différence du modèle américain, le modèle japonais est extrêmement pyramidal, « les jeux japonais sont souvent l’œuvre d’un seul homme »27, un character designer qui dicte et insuffle sa vision à ses équipes. La technologie ne doit pas contraindre le créateur et les aspects techniques et artistiques sont indépendants : « au Japon, l’artiste est sacré. Triturer le travail d’un artiste, c’est très mal vu. D’ailleurs, les programmeurs ne veulent pas travailler du côté outil parce que certaines choses ne vont pas plaire à l’artiste »28. On comprend ainsi pourquoi le développement de Final Fantasy XV dura plus de dix ans. En effet, l’éditeur Square Enix avait initialement confié la direction du projet à Tetsuya Nomura, character designer et véritable idole des fans de la franchise, qui avait la lourde tâche de concevoir un monde ouvert
à la pointe de la technologie29. Faisant le constat de l’état peu avancé du projet après plusieurs années de conception, Square Enix décida de remplacer Tetsuya Nomura par Hajime Tabata, au profil plus technique et opérationnel, afin de mener à bien la conception du jeu30. Comme l’explique Julien Merceron, « au Japon, on va laisser les artistes croire pendant très longtemps qu’il n’y aura pas de sacrifice à faire », alors que le modèle occidental favorise la rencontre des créatifs et des programmeurs en amont du développement afin que celui-ci se déroule sans encombre31. Ainsi, les programmeurs doivent permettre aux artistes de s’exprimer librement en choisissant la technologie qui permettra de rendre compte de leur vision artistique. Le responsable des technologies doit déterminer, à la suite d’échanges avec ces artistes, quel moteur graphique adopter en fonction du type de jeu conçu. On comprend pourquoi, dans l’industrie du jeu vidéo japonais, les jeux sont régulièrement retardés et leur développement nécessite plus de temps que prévu, comme Final Fantasy XV, qui exigea une dizaine d’années de conception. Dans une interview donnée au Figaro en novembre 2016, le réalisateur du jeu Hajime Tabata, expliquait que son jeu revêtait une valeur symbolique aux yeux des éditeurs japonais car « aujourd’hui, la majorité du chiffre d’affaires de l’industrie japonaise du jeu vidéo vient du mobile. Si Final Fantasy XV est un succès commercial, la plupart des éditeurs qui se sont tournés vers le smartphone pourraient revoir leurs positions et réinvestir sur des projets console. A contrario, si Final Fantasy XV est un échec, le mouvement vers le mobile va indéniablement s’accélérer. »32.
Cette étude de cas nous permet de constater que la production de mondes ouverts nécessite des ressources importantes que seuls de rares éditeurs possèdent. Elle met également en exergue la difficulté de concilier des ambitions artistiques à la nécessité d’appréhender des technologies en constante innovation et de répondre à des contraintes financières.

Les jeux remasterisés permettent d’engranger des revenus sans prendre de risque

Un phénomène s’est amplifié depuis l’apparition de la 7ème génération de consoles (PS3/Xbox 360), il s’agit de la sortie de jeux parus sur les précédentes générations de consoles et faisant l’objet de rééditions en haute définition. Ces jeux profitent des nouvelles technologies qui équipent les consoles en proposant des graphismes plus détaillés et des compositions sonores plus riches : on nomme ces productions des remasters, ou versions remasterisées. Elles ont pour avantage de permettre aux fans de retrouver des jeux auxquels ils sont attachés, et aux néophytes de découvrir des classiques. Elles permettent également aux éditeurs de générer des revenus sur des jeux aux coûts de développement réduits. En effet, ces productions sont simplement des mises-à-niveaux techniques qui nécessitent de faibles coûts de conception et de recherche. Elles permettent ainsi de capitaliser sur la nostalgie des fans et de faire vivre la franchise en lui évitant de sombrer dans l’oubli.
Ces remasters sont devenus récurrents lors de la sortie d’un nouvel opus d’une franchise afin d’acquérir de nouveaux joueurs qui auraient manqué les épisodes précédents et ainsi d’agrandir la communauté.
Certains éditeurs choisissent d’effectuer des portages d’une console à une autre, sans mise à niveau technique, afin d’étendre le public cible et d’acquérir de nouveaux joueurs avant la sortie d’une nouvelle itération. L’éditeur japonais Square Enix est devenu familier de ce type de sortie avec la franchise Kingdom Hearts, mélange de l’univers de Final Fantasy et de Disney, qui attend la sortie de son troisième épisode depuis 2013. Depuis, Square Enix a sorti plusieurs compilations regroupant des épisodes annexes sortis sur consoles portables, comme Kingdom Hearts 1.5 et Kingdom Hearts 2.5. Plus récemment, l’éditeur japonais commercialisait sur PS4 l’épisode 2.8 regroupant le portage du jeu Kingdom Hearts Dream Drop Distance sorti sur la console portable Nintendo 3DS, Kingdom Hearts 0.2 Birth by sleep, faisant le lien avec Kingdom Hearts 3, ainsi que Kingdom Hearts X Back-cover, un long-métrage vidéo. Tous ces dérivés permettent en fait d’introduire la suite de Kingdom Hearts II, annoncée mais non datée, et de maintenir en haleine les fans tout en faisant vivre la franchise en ajoutant du contenu, en enrichissant un univers destiné aux core-gamers, les fans les plus proches de la série. Cette série et son modèle économique permet à Square Enix de renforcer son identité d’éditeur premium (haut de gamme) prêtant une attention particulière aux fans les plus investis.
Final Fantasy X, sorti initialement sur Playstation 2 en 2001, s’est vu remasterisé à plusieurs reprises pour finalement sortir sur Playstation 3 en 2013, puis sur Playstation 4 en mai 2015. Lors de la conception de ces remasters, les développeurs doivent trouver un juste équilibre entre l’apport de nouveautés permettant de justifier l’achat du jeu sur une nouvelle console, et la fidélité à la précédente version dans le but de ne pas déplaire aux fans qui ont un fort attachement au jeu originel.
Ces versions remasterisées permettent ainsi à l’éditeur d’attirer de nouveaux joueurs, de nouvelles générations, et de faire revenir les nostalgiques afin qu’ils retrouvent l’intérêt qu’ils éprouvaient autrefois pour la série. En plus de générer des revenus sur les ventes de ces nouvelles versions, les éditeurs peuvent préparer la sortie d’un nouvel opus et introduire l’univers de ce dernier aux joueurs.
Les constructeurs ont également saisi l’intérêt de ces remasters pour leurs marques. En effet, alors que la Playstation 3 possédait un système de retrocompatibilité permettant de lire les jeux de Playstation 2, la Playstation 4 ne propose pas cette fonctionnalité. Elle possède en revanche une boutique en ligne permettant d’accéder aux jeux en version dématérialisée. Les éditeurs peuvent ainsi limiter les risques de perte en sortant ces remasters en version digitale. Ces derniers n’ont plus besoin d’estimer le nombre de ventes qu’ils vont réaliser afin d’optimiser le nombre de jeux distribués en magasin. Ils n’ont plus à gérer les problématiques de stock et peuvent mettre simplement le jeu à disposition des joueurs sur la boutique de la console.
Cette économie des remasters confirme également que les grands éditeurs n’ont plus pour objectif d’innover et de créer de nouvelles franchises, mais préfèrent capitaliser sur des produits existants afin de limiter les risques. Ils doivent donc éduquer ceux qui ne jouaient pas initialement aux premiers jeux de la franchise et leur donner envie d’acquérir ces nouvelles itérations. Suite à sa prise de pouvoir sur le marché console, Sony Playstation capitalise sur les imaginaires qu’il a véhiculés par le passé en favorisant la production de Remasters grâce à sa boutique sur le Playstation Network. Le constructeur/éditeur renforce ainsi l’attachement des fans pour la marque et inculque aux nouveaux joueurs les valeurs qui ont fait de cette marque ce qu’elle est devenue. Le constructeur tente ainsi d’asseoir sa position de leader en conservant sa communauté et en essayant de l’étendre.
Il est alors nécessaire d’analyser comment les éditeurs/constructeurs tentent de séduire les joueurs et de construire ces communautés via l’étude des publics ciblés par les productions et via l’observation des univers de référence des jeux-vidéos.

La création d’une culture commune et la construction d’une communauté.

Les créateurs de jeux-vidéos ont toujours cherché à conquérir le public en lui proposant des univers de référence qui lui sont familiers. Afin de favoriser le succès de leurs jeux et d’optimiser les chances de créer une franchise, les développeurs tentent de créer un univers virtuel dans lequel les joueurs retrouveront une partie de leur culture.
Dans les productions japonaises, le lycée est ainsi régulièrement le lieu dans lequel se déroule l’action. Bien qu’assez peu exploité dans les jeux occidentaux, il constitue « un pilier de la fiction adolescente au Japon, à tel point que des dizaines de titres mettent en scène les tourments sentimentaux et (parfois) sanglants des bahuts de l’Archipel. »33. Comme l’explique le journaliste Victor Moisan, « le lycée constitue le meilleur des mondes ouverts, dans la mesure où il correspond à un territoire varié et fonctionnel, où cohabitent plusieurs groupes sociaux distincts, avec un passage du temps structuré par des repères fixes. »34. Il permet également de représenter (voire caricaturer) les normes sociales pour révéler au joueur une représentation du monde qui se révèle souvent critique. Les joueurs retrouvent ainsi un univers de référence qu’ils connaissent, le lycée, et ses différentes caractéristiques, groupes sociaux, personnages qui lui sont familiers.
Dans le jeu de Rockstar Game Bully tout comme dans le jeu japonais Persona, le joueur doit choisir entre l’école et sa vie sociale, entre se rendre à un cours de Chimie ou gagner le respect des cancres. « Travailler ou s’amuser, faire ses devoirs ou voir ses potes ; voilà le dilemme du personnage d’un jeu vidéo lycéen » confirme Victor Moisan. L’étudiant rentrant chez lui après une longue journée de cours se retrouve ainsi, en allumant sa console de jeu, devant un dilemme auquel le confronte sa vie quotidienne. Il retrouve des univers de référence qu’il connaît grâce aux archétypes lycéens représentés dans le jeu : les intellos, les sportifs, les cancres. Le but de jeu est de devenir le personnage le plus populaire en grappillant des points d’amitié auprès des différents groupes sociaux pour conclure en séduisant la plus jolie fille du lycée.
Certains jeux proposent d’améliorer ses compétences en drague et deviennent ainsi « l’outil d’une éducation sentimentale pour adolescents », comme Miho Nakayama’s Heartbeat High School, sorti en 1987 et édité par Square, proposant au joueur de choisir des répliques et les expressions faciales qui leurs seront associées afin de séduire une jeune lycéenne. De cette façon, « la simulation du lycée interpelle l’intimité du joueur » et tente de lui faire confondre réalité et fiction en lui demandant de composer des numéros sur son téléphone qui lui permettront d’entrer en contact avec le personnage.

Le marché des indépendants menacé par une saturation et un monopole du marché par les grands acteurs.

Les jeux indépendants peuvent être définis comme l’œuvre des développeurs qui ne font pas appel aux investissements des éditeurs pour financer le développement et la commercialisation d’un jeu. Ils s’opposent aux AAA, les productions aux budgets pharaoniques, qui sont l’œuvre de plusieurs studios appartenant à un éditeur, ou d’un éditeur en interne. Par manque de moyens, les développeurs indépendants s’appuient sur des technologies plus simples à appréhender, comme les moteurs graphiques libres d’usage (Unity engine) nécessitant moins de ressources humaines et financières.
On rattache aux indépendants des valeurs différentes de celles des AAA, construites en opposition avec ces derniers et véhiculées par les campagnes de promotion des jeux indies et par les discours de leurs créateurs et des acteurs de l’industrie (y compris des grands studios). Tout comme au cinéma, ou le cinéma indépendant a permis aux auteurs de sortir de l’uniformisation des productions à gros budgets, les jeux indépendants revêtent des valeurs d’innovation et créativité, et exerce une influence par le bas sur les œuvres grand-public. Le cinéma indépendant s’est d’ailleurs construit en opposition aux productions mainstream normées et stéréotypées, à la fin des années 50 en France et à la fin des années 80 aux Etats-Unis. Comme l’explique Chris Swain, professeur à l’Université de Californie et Game Designer, « avant que les films indépendants n’émergent, l’industrie du film était conventionnelle et stéréotypée. Les gens ont compris comment financer et distribuer des films indépendants et ont ainsi apporté un nouveau souffle créatif à l’industrie. […], je pense désormais que la version vidéoludique de cette transformation est permise par tous ces jeunes talents expérimentant de nouvelles choses. » 36. Chaque année, quelques jeux indépendants se hissent au sommet des tableaux de ventes aux côtés des blockbusters produits par les grands éditeurs. Les joueurs louent leur inventivité, leur singularité esthétique ou leur mécanique de jeu, et participent à leur diffusion notamment via les plateformes de streaming en ligne.
Ces jeux exercent une influence sur les œuvres des grands studios qui se nourrissent des imaginaires véhiculés par les indépendants. Ces studios investissent désormais dans la production de jeux dit « indépendants », en offrant leur soutien financier à des créations plus singulières et à moins gros budgets, et en assurant une promotion importante afin de diversifier leur catalogue et véhiculer une image de marque novatrice et créative. On peut alors se questionner sur l’indépendance de ces créations qui profitent du même système que les projets AAA. Elles possèdent pourtant les caractéristiques des jeux indies, mais ne disposent ni de leurs modes de production, ni de leurs modes de diffusion. Nous n’approfondirons pas plus la complexe définition d’un jeu indépendant qui pourrait faire l’objet d’une étude à part entière.
David Cage, fondateur du studio français Quantic Dream qui réalise des jeux narratifs aux budgets de production importants, explique que « la créativité émerge surtout du côté des jeux vidéo indépendants. Ces créateurs ont moins de pression financière et peuvent se permettre de prendre des risques, ce qui est impossible sur des jeux à 100 millions de dollars de budget. »37. On assiste ainsi dans l’industrie des jeux AAA à une normalisation des productions qui doivent plaire au plus grand nombre de joueurs afin d’assurer une forte rentabilité. A propos de l’équilibre entre grands studios et indépendants, David Cage indique que « la création est dans les mains des indépendants, comme au cinéma avec d’un côté les blockbusters, de l’autre les films indépendants. Le cinéma a besoin des deux pour vivre, je crois qu’il en est de même des jeux vidéo. »38. Le producteur conclut que l’« avenir de l’industrie est du côté des créateurs indépendants. Beaucoup de concepts passionnants vont sortir de là »39. Les propos du fondateur de Quantic Dream montrent l’influence que peuvent exercer les jeux indépendants sur les productions AAA, notamment du point de vue de la créativité et de l’innovation. De nombreux jeux indépendants s’inspirent toutefois des jeux arcades et proposent des versions remasterisées de ces derniers, qui n’apportent que peu d’innovation et semblent redondants. Toutefois, ces jeux participent également à l’émulsion créative qui émerge des productions indépendantes. Ils sont le produit de la trivialité car ils constituent des réappropriations par les joueurs d’anciennes normes sociales, d’objets enrichis de nouvelles valeurs.
Le jeu indépendant se définit donc par son mode de financement, et renvoient à des valeurs d’innovation et de créativité qui sont véhiculées par les discours des acteurs de l’industrie. Auteur d’un mémoire sur le modèle des jeux-vidéos indépendant, Phil Loic affirme que « les discours proviennent directement d’un esprit du jeu indépendant : une façon dont le jeu indépendant se définirait en interne par rapport aux représentations qu’il a de lui-même. »40. Selon lui, « les définitions de l’indie semblent être à la fois la résultante de différents paramètres objectifs (modes de financement, qualités formelles, capacité d’innovation, etc.), mais aussi celle de discours subjectifs portés par le monde indépendant. ». On retrouve cette vision du jeu indépendant dans les discours des créateurs et dans les imaginaires véhiculés par les jeux à succès appartenant à la catégorie des jeux indépendants. Ces jeux influencent les productions à gros budget qui s’inspirent allègrement de la direction artistique et des mécaniques de jeu issues des productions indépendantes. Les jeux indépendants fonctionnent comme un réservoir d’idées pour les grands studios qui y trouvent des inspirations créatives. Dernièrement, le jeu Zelda : Breath of the Wild a été salué par la critique pour sa capacité à faire progresser le jeu vidéo en termes d’exploration et de gameplay41. Il est l’œuvre de Nintendo, géant historique du jeu vidéo, qui a su à la fois reprendre des éléments issus originellement des jeux indépendants comme Minecraft, tout en respectant les valeurs essentielles de la franchise Zelda : l’aventure et l’exploration.

Le public est doté d’une intelligence collective et participe à la construction du sens

Théories de la production amateur et de l’intelligence collective des fans

Faisant suite aux travaux de John Fiske (1989), les études menées par Henry Jenkins s’intéressent aux communautés de fans et à leur capacité à produire du sens autour des œuvres des industries culturelles en se réappropriant celles-ci et en effectuant un braconnage culturel46.
Dans Textual Poachers47, Jenkins reprend le concept d’intelligence collective établi par Pierre Levy afin d’élaborer une théorie du spectateur participant à la construction du sens. Selon Henry Jenkins, le spectateur participe à la construction du sens en créant des fans-clubs, en publiant des fanzines ou en faisant des cosplay. De ces activités résultent de nouveaux agencements de pouvoir entre les industries médiatiques et leurs publics, transformant ainsi les modèles de production et les logiques économiques des organisations médiatiques. L’activité de braconnage devient plus accessible avec la démocratisation de l’accès à internet et aux logiciels d’édition. La convergence culturelle entraîne ainsi une redéfinition du rôle de spectateur en lui offrant la possibilité d’interagir. Le public dispose de nouveaux outils lui permettant un dialogue continu producteur-spectateur et permettant une cocréation sémiotique.
Pierre Levy s’est intéressé à la déterritorialisation du savoir permise par l’arrivée d’internet et la possibilité d’interagir rapidement avec des milliers de personnes. Les communautés en ligne partagent des intérêts communs plutôt qu’une même situation géographique et n’hésitent pas à enrichir et étendre l’univers des productions médiatiques auxquelles elles portent un certain intérêt. Une nouvelle intelligence collective se forme au sein des communautés de savoir dans lesquelles les individus partagent des informations et s’enrichissent des savoirs de chaque utilisateur. Les communautés en ligne sont ainsi capables de recueillir, de conserver, d’organiser et de faire circuler énormément d’informations.
Comme l’explique Pierre Levy, « les distinctions établies entre auteurs et les lecteurs, producteurs et spectateurs, créations et herméneutes se brouillent au profit d’un continuum lecture-écriture, qui va des concepteurs des machines et réseaux jusqu’au récepteur final, chacun contribuant à alimenter en retour l’action des autres (déclin de la signature). »48. Les distinctions entre les œuvres originales et les œuvres de braconnage tendent à s’effacer et « des distributions nomades d’informations fluctuent sur un immense plan sémiotique déterritorialisé »49. La notion de plan employée par Levy renvoie à une nouvelle horizontalité du modèle de production dans lequel le producteur et le spectateur sont au même niveau.
Henry Jenkins reprend cette théorie pour effectuer une analyse de l’intelligence collective à l’œuvre dans la circulation de la culture des anime japonais, qui résulte d’une coopération entre les fans japonais et américains dans le but d’agrandir la diffusion de cette culture50. Les spectateurs japonais assuraient la circulation des épisodes en traduisant ces derniers et en expliquant les références au public étranger. Ils publiaient également les horaires de diffusion, partageaient les bandes annonces et scannaient les pages des mangas pour les diffuser.
L’industrie des jeux-vidéos s’est également métamorphosée avec l’arrivée d’internet et la naissance du jeu en réseau. Internet est la technologie la plus rapidement adoptée par le public, elle transforma le jeu en expérience sociale dans laquelle les joueurs ont accès au même contenu, partout, en même temps. Qu’ils jouent sur consoles, ordinateurs ou smartphones, les utilisateurs se partagent un réseau dans lequel les joueurs se réapproprient les messages et les renvoient aux autres joueurs. Cette ubiquité des contenus et l’arrivée des nouveaux systèmes de transformation automatique des symboles, les logiciels, permettent aux contenus édités par les internautes de circuler à haute vitesse dans le monde entier. La viralité du web permet ainsi la circulation de la culture populaire dans les sphères publiques via l’intégration des contenus amateurs dans les œuvres culturelles produites par des professionnels. Les avancées technologiques ont ainsi conduit à la mutation du fan en un producteur communiquant avec des milliers d’autres fans.
Ces théories doivent être mises en perspective avec les changements qui ont lieu dans la communication autour des jeux vidéo afin de comprendre et d’être en mesure d’analyser les nouveaux modèles économiques de l’industrie.
Les méthodes de promotion des jeux-vidéos ont été bouleversées par les activités des joueurs et leur capacité à faire circuler de nouvelles informations. La démocratisation des outils d’édition, des logiciels de montage et d’animation a permis aux joueurs de modifier le sens des productions en y apportant leur culture, en y détournant l’information, en créant une culture constituée autour de pratiques et d’intérêts communs. Ils font ainsi basculer le rapport de force et apporte une nouvelle horizontalité à la relation producteur/récepteur, développeur/joueur. Les dev-kit et logiciels agissent ainsi en véritable métalangage, une surlangue avec laquelle les développeurs et joueurs communiquent au travers du game design. Ils se renvoient des idées formant une culture et permettant la circulation de la culture populaire au sein de la sphère vidéoludique. Les joueurs seraient ainsi garants de la création d’un univers dense en offrant de multiples possibilités d’interactions, tandis que les développeurs seraient en charge du progrès technologique et de la conception d’une architecture.
Ces constats nous conduisent à analyser le contenu des productions amateures afin de comprendre sous quelle forme se fait la communication autour d’un jeu-vidéo. Cette communication serait tentaculaire et le fruit de l’addition de contenus officiels et amateurs, la résultante d’une circulation infinie d’idées et de sens.
Nous avons pu observer plusieurs tendances fortes se dessiner dans l’industrie du jeu-vidéo ces dernières années. Une des plus marquantes est l’implication grandissante des joueurs dans le développement des contenus ayant pour origine les jeux-vidéos, notamment via la création de vidéo, le streaming et le partage de contenus sur des sites web spécialisés proposant de mettre en ligne les productions amateures. Nous nous attacherons, dans la seconde partie, à analyser la nature des productions amateures liées aux jeux vidéo. Nous observerons la capacité des joueurs à interagir avec ces producteurs de contenus, en commentant les vidéos, en partageant sur les réseaux sociaux leurs opinions sur les jeux et en produisant à leur tour des contenus vidéoludiques. Mais il faut tout d’abord s’intéresser aux origines de ces pratiques afin de comprendre la démocratisation de celles-ci, et l’arrivée de cette culture dans les sphères publiques.

Machinimas : l’origine de la trivialité dans les jeux-vidéos

Le terme anglais Machinima qualifie l’utilisation de séquences de jeu dans le but de créer des expériences cinématiques. Cette pratique, qui jusqu’à l’explosion des plateformes de streaming restait cantonnée aux forums de gamers et sites spécialisés, s’est transformée en véritable phénomène concentrant toutes les attentions sur les sites de vidéos en ligne. Ainsi, les contenus liés aux jeux-vidéos sont, en popularité, simplement devancés par les contenus musicaux sur la plateforme Youtube51. Devenue aujourd’hui une force disruptive impactante, l’utilisation de vidéos marque le début d’une révolution pour les consommateurs qui sont désormais en mesure d’exprimer leurs opinions et de les partager avec les internautes.
Le taux élevé de pénétration de l’internet haut-débit dans les foyers et l’attrait des joueurs pour ces contenus ont transformé le machinima en phénomène culturel. Le site machinima.com se consacre à cette culture et regroupe des vidéos mettant en scène les jeux-vidéos. Afin de rendre compte de l’ampleur de ce phénomène, il est pertinent d’observer le nombre de visiteurs de ce site web. En 2015, il comptabilisait plus de 150 millions de visiteurs et 3,3 milliards de vidéos vues par mois52. La chaîne officielle Youtube Machinima possède plus de 12 millions d’abonnés et plus de 26 000 vidéos en ligne. Il s’agit de l’une des cinq plus grandes chaînes Youtube en termes de portée et d’engagement. Ces chiffres montrent qu’il s’agit d’un phénomène grand-public touchant une immense communauté capable d’influencer considérablement l’industrie du jeu-vidéo. Les éditeurs ont compris l’intérêt de fédérer ces communautés et de les encourager à produire du contenu, car ils ne sont plus en mesure de contrôler la communication qui est faite autour de leurs jeux.
Il faut retourner en 1996 pour retrouver la première Machinima. Il s’agit d’une vidéo se nommant Le journal d’un campeur53 réalisée à partir d’un extrait du célèbre jeu de tir à la première personne (FPS) Quake. Quake est un jeu important pour la communauté des joueurs car il fut l’un des premiers jeux compétitifs à remporter un grand succès. Les joueurs s’affrontaient alors sur internet ou lors de LAN dans les arènes du jeu pour déterminer qui était le plus doué souris en main. Quake s’inscrivait dans la continuité des autres titres d’Id Software (le studio de développement du jeu) que sont Wolfenstein 3D et Doom. Id Software fut fondé par John Romero et John Carmack, considérés tous deux comme les pionniers du genre. Nous mettrons plus tard en parallèle ces jeux avec d’autres comme Counter Strike qui rencontre un immense succès dans l’ESport.
Cet aparté nous permet de revenir à la première Machinima qui met donc en scène une partie de Quake. Le créateur de cette vidéo utilise une caméra libre pour se balader dans l’arène et ainsi mettre en scène la séquence cinématique. On y voit un personnage qui tente d’échapper à une attaque. Une fois ce personnage mort, un de ses assaillants demande, voyant sa tête au sol, s’il s’agit bien de « qui il pense ? ». Le second personnage nommé Coldsun lui répond alors « Oui… C’est John Romero », puis le premier conclut « Sa tête ». John Romero deviendra alors une figure incontournable pour la communauté des joueurs qui le transformeront en mème. Mais plus important encore, la pratique du Machinima était lancée et des milliers d’internautes allaient plus tard mettre en scène des histoires à partir de séquences de jeu. La communauté des joueurs, en particulier des joueurs PC, est familière de ce type de vidéo dans lesquels on retrouve régulièrement des caméos des créateurs. Les joueurs mettent en scène les concepteurs, comme c’est aujourd’hui le cas pour Gabe Newell, le fondateur de Valve (Steam). Toutes ces générations de joueurs furent inspirées par ce type de vidéos qui entrèrent dans le langage de la communauté.
La série la plus célèbre de machinima se nomme « Red vs. Blue ». Comportant plus de 100 épisodes, elle met en scène une guerre entre les personnages du jeu Halo et participa à la popularisation de ce type de vidéos par le succès qu’elle rencontra. Les éditeurs ne restèrent pas longtemps indifférents à ce phénomène. Pour preuve, Blizzard travailla directement avec les créateurs de South Park pour concevoir l’épisode « Make Love, Not Warcraft », tandis qu’HBO diffusa un documentaire entièrement réalisé dans le jeu Second Life.
Le sociologue Pierre Levy nous éclaire sur cette activité de braconnage en indiquant que « les destinataires d’œuvre ouverte (open work) qui sont invités à remplir les blancs, choisissent parmi plusieurs significations, confrontent les divergences parmi les interprétations. »54. Les joueurs réinterprètent ainsi les différentes significations proposées et en inventent de nouvelles par le biais de logiciels de montage et d’édition d’images qui font dès lors office de métalangage entre les développeurs, les joueurs/producteurs et les consommateurs. Il nous faut désormais approfondir le rôle de ce métalangage afin de théoriser la propension des joueurs à créer des contenus et l’enrichissement du sens qui a lieu lors de ces échanges.

La culture des modders : l’outil informatique comme métalangage de la trivialité

Dans son étude de la culture participative, Jenkins parle d’un bricolage culturel permettant au public de se réapproprier la culture de masse. Selon lui, cette réappropriation permet de prolonger l’expérience de jeu et d’en modifier le sens. Cette théorie renvoie au comportement des modders qui transforment le code informatique des jeux afin de les détourner et d’y intégrer de nouvelles fonctionnalités, d’ajouter des références et de participer à la conception d’une culture commune, celle des gamers. Les éditeurs encouragent ces pratiques qui permettent de favoriser l’engagement des communautés et de les retenir sur leurs jeux. Ils vont parfois jusqu’à intégrer les mods conçus par les joueurs sur des jeux sur consoles, en payant l’hébergement des serveurs afin que les joueurs puissent se divertir en prenant par exemple le contrôle de Dark Vador dans le jeu de rôle d’heroic-fantasy Skyrim.
La naissance de ce phénomène est elle aussi étroitement liée à l’apparition de logiciels permettant d’éditer et de produire des contenus. Les internautes ne sont pas regroupés en fonction de leurs situations géographiques mais plutôt selon leurs centres d’intérêts, ce qui entraîna la formation de communautés comme celle des modders se partageant leurs productions et permettant aux autres joueurs d’utiliser les mods afin d’ajouter de nouvelles fonctionnalités. Le médium jeu-vidéo permet ici aux internautes de s’exprimer et d’échanger des contenus, comme le médium graphisme permet d’échanger des créations sur des sites comme Pinterest. Le consommateur devient donc un producteur et influence le contenu qu’il consomme en l’éditant et en le proposant à son tour aux internautes.
Nous allons étudier l’exemple du jeu Skyrim de l’éditeur américain Bethesda dans le but de comprendre pourquoi les éditeurs mettent en place des outils afin d’encourager les joueurs à produire leurs propres contenus. Cette analyse nous permettra d’identifier les avantages que tirent les éditeurs de ces productions amateures, et de confirmer ou d’infirmer nos hypothèses préalablement émises.
Skyrim est un jeu de rôle sorti en 2011 se déroulant dans un univers fantastique, un monde ouvert nommé Bordeciel, où la guerre civile fait rage et où l’apparition de dragons attisent les tensions entre les différentes communautés. Ce jeu est le cinquième de la série The Elder Scrolls qui a pour caractéristique de laisser une grande liberté d’action au joueur en lui laissant les clés du récit, ce dernier étant déterminé par les choix que fera le joueur. Bethesda Softworks, éditeur de cette franchise, a mis en place en février 2012 un outil gratuit nommé The Creation Kit permettant aux joueurs d’éditer le jeu et de proposer leurs mods sur la plateforme Steam sur laquelle était disponible ce kit de développement. Le jeu Skyrim nécessite de passer par l’interface de Steam afin de lancer le jeu, c’est pourquoi le kit de développement et la possibilité de mettre en ligne les mods étaient disponibles sur cette plateforme. L’éditeur Bethesda avait voulu faire du Steam Workshop Channel une plateforme qui forçait les joueurs à accéder à cette communauté par ce biais. Cependant, il n’avait pas songé, ou n’avait pas voulu admettre le fait que la communauté réunie autour de la série The Elder Scrolls s’était formée depuis les premières itérations sur des sites annexes comme des forums ou des fans-sites. Ainsi, de nombreux mods créés par les joueurs de Skyrim n’étaient pas disponibles sur Steam, mais plutôt sur des sites comme Nexusmods.com ou encore Modscurse.com. On constate ici que malgré cette tentative de l’éditeur de concentrer toute la communauté sur une même plateforme, le public reste le seul décideur. Les éditeurs doivent ainsi suivre attentivement les communautés afin de comprendre les transformations des usages pour y répondre par un game design et par des opérations marketing en accord avec les pratiques des joueurs. Les mods permettent ainsi aux éditeurs de s’assurer qu’ils sont en cohérence avec les attentes des joueurs en leur offrant une liberté totale sur les contenus, en les laissant produire ces derniers.
La gamification est le processus de diffusion du ludique dans les œuvres des industries culturelles, démocratisé par la présence d’internet dans tous les foyers et la capacité des internautes à interagir avec les contenus. Stéphane Vial, enseignant-chercheur spécialisé dans l’analyse de la révolution numérique, s’est attaché à montrer que « le phénomène numérique peut être considéré comme intrinsèquement ludogène, c’est-à-dire générateur d’attitudes ludiques, et que ce qu’on appelle « gamification » n’est peut-être que le moment à partir duquel la ludogénéité intrinsèque du numérique devient socialement visible »55. Si on lit ces observations sous le prisme du médium jeux-vidéos, on comprend pourquoi les joueurs sont, plus encore que dans les autres œuvres culturelles, amenés à interagir avec ces contenus vidéoludiques, le jeu vidéo étant par essence un média interactif.
La chercheuse en Sciences Humaines Fanny Barnabé s’est intéressée aux pratiques de détournements des jeux-vidéos et aux discours des joueurs afin de définir une nouvelle conception du jeu. Elle observa notamment que la programmation comporte intrinsèquement des aspects ludiques qui poussent les joueurs à détourner les contenus. Les développeurs ont ainsi « pris conscience de la ludogénéité intrinsèque à l’acte de programmation »56 et mettent en place des outils comme le Steam Workshop afin de stimuler la production de détournement. Ces outils fonctionnent ainsi comme des surlangues qui permettent aux développeurs et aux joueurs de partager des idées, des concepts, et de formuler les imaginaires véhiculés par les œuvres vidéoludiques.
Comme nous venons de l’observer, les joueurs ont désormais une influence sur le Game Design des jeux-vidéos, et sont encouragés par les éditeurs à produire des contenus afin de renforcer l’identité des marques et de communiquer autour des jeux. Ils forment une intelligence collective du fait de leur capacité à modifier le sens des œuvres vidéoludiques en éditant les symboles de façon informatique. Les cultures sociales, techniques et symboliques s’additionnent et permettent de former une intelligence technologique qui enrichit le message et les contenus. On constate une forme d’influence des joueurs sur le Game Design, qui par leur recodage du jeu créent de nouvelles formes de jouabilité et y ajoutent du sens et des références qui proviennent de leur culture. Les éditeurs de Counter Strike ou de Skyrim incluent désormais ces contenus amateurs dans des offres commerciales ; ils imposent de cette façon une hiérarchie à la propriété intellectuelle de ces contenus.
Nous pouvons constater que ces producteurs de contenus participent au même titre que les développeurs à la construction de l’image de marque, par le biais de la production de contenus reprenant et détournant les images créées par les game designers. Il n’est donc plus possible de simplement émettre des publicités pour construire l’image d’une marque, il faut tenir compte des multiples reprises qui sont faites par les joueurs, émettant eux-mêmes des détournements sur le contenu officiel produit par les studios de production et les éditeurs.
Comme l’explique le sociologue des médias Eric Maigret, « il s’agit de rompre avec l’idée d’une essence – matérielle ou sociale – des signes en présentant ces derniers comme des médiations figées, comme le résultat d’une conflictualité sociale qui serait momentanément gelée »57. Yves Jeanneret parle de « prétention sémiotique »58 afin de montrer qu’il est impossible de maîtriser totalement la communication, celle-ci étant le fruit d’interactions et d’échanges qui chargent les messages de valeurs et conduisent à un tout plus grand que la somme des parties. On ne peut ainsi résumer la communication à un producteur et un récepteur qui échangent un message, car il faut considérer les contextes communicationnels, les institutions comme les plateformes de partage et réseaux sociaux qui ont chacune leurs références, et qui transforment les messages en les détournant, en les chargeant de sens nouveaux qui viennent s’additionner au message initial.
Il devient alors difficile pour les studios de production et éditeurs de jeux de contrôler l’image de leurs marques, les contenus étant produits par de multiples entités. Ils essaient alors de trouver des alternatives afin de contrôler les contenus, ou de les orienter. Il s’agit ainsi d’une collaboration mutuelle dans le but de créer de la valeur, car le joueur qui produit le contenu souhaite parfois rentabiliser cette production, et la monétiser.
Dans son ouvrage Critique de la trivialité59, Yves Jeanneret se questionne sur la circulation des savoirs dans l’espace social, au travers de la notion de « trivialité » qu’il définit comme le carrefour de la circulation des savoirs sur lequel s’opère un enrichissement du sens des messages via cette circulation et ces interactions. En mettant en relation cette notion avec le concept d’intelligence collective et avec la culture du modding, on peut dire que la mise en récit faite par les utilisateurs via leur réappropriation des contenus vidéoludiques génère une quantité inestimable de nouveaux sens et de messages qui participent à la communication autour du jeu. Cette réappropriation s’effectue grâce aux logiciels d’édition qui permettent de modifier le message en éditant les images (le game design) et en se réappropriant les contenus.

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Table des matières

Hypothèses et méthodologie
PARTIE I – La financiarisation de l’industrie des jeux-vidéos et les modèles de production contemporains
A) Les nouvelles logiques économiques des grands éditeurs et les modèles de production AAA
a) La financiarisation de la production par l’entrée en bourse des éditeurs
b) Des productions uniformes : des mondes ouverts et des itérations
B) L’économie de la nostalgie permet de fédérer une communauté en limitant les risques d’échec.
a) Les jeux remasterisés permettent d’engranger des revenus sans prendre de risque
b) La création d’une culture commune et la construction d’une communauté
C) Le marché des indépendants menacé par une saturation et un monopole du marché par les grands acteurs
Conclusion
PARTIE II – Les communautés en ligne productrices de contenus : de l’intelligence collective à la dépublicitarisation des contenus publicitaires liés aux jeux vidéos
A) Le public est doté d’une intelligence collective et participe à la construction du sens
b) Machinimas : l’origine de la trivialité dans les jeux-vidéos
c) La culture des modders : l’outil informatique comme métalangage de la trivialité
B) Les nouveaux producteurs de contenus transforment la communication autour des jeux-vidéos
a) Etude de cas : Twitch, une plateforme disruptive pour les constructeurs et éditeurs
b) La dépublicitarisation des contenus publicitaires liés aux jeux-vidéos
C) L’Esport comme façon de monétiser, de stimuler et d’encadrer l’implication des joueurs par la valorisation de la performance
Conclusion
PARTIE III – Vers un nouveau modèle de production qui menace la diversité et l’originalité des productions : le jeu service
A) Le jeu devient un service dans lequel les joueurs sont sollicités
B) Le mobile, son modèle du free-to-play et le jeu en tant que service : un nouveau modèle économique qui conduit à un nouveau modèle de production continue
C) L’extension de la durée de vie commerciale du produit conduit-elle à un monopole du marché ?
a) Une nouvelle durée de vie commerciale qui garantit des revenus réguliers
b) La dématérialisation de l’accès aux jeux-vidéos menace l’existence des consoles physiques de salon et la place des acteurs au sein de l’industrie
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE

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