L’esthétique de la retenue
Face au zèle des théologiens de la Sorbonne, Pascal adopte la posture de Socrate et réactive le didactisme qui a guidé sa conduite au sein de l’univers de la folie de grandeur du peuple athénien. Thirouin fournit la clé de lecture de ce type de dispositif ironique : Le caractère essentiel de l’ironie réside donc dans une maligne et feinte connivence avec son interlocuteur, une comédie d’ignorance et de recherche du savoir, dans le but de discréditer le savoir sollicité (le savoir et non pas l’interlocuteur lui-même […]) : de son origine socratique, l’ironie garde deux caractères constitutifs : la feinte (faire semblant d’adopter le point de vue de l’autre) et l’intention pédagogique. Cet objectif pédagogique de l’ironie rend exactement l’attitude de Montalte qui, dans les dix premières lettres au Provincial feint l’ignorant qui interroge son adversaire de la discussion dans le but de le mener vers une voie dans laquelle il ne verra jamais le bout du tunnel. En effet, avec un esprit porteur d’inquiétude, l’épistolier entreprend un voyage sapientiel dans un univers théologique en ébullition afin de remplir un vide culturel ; il se sert du questionnement comme instrument d’apprentissage et outil de remédiation d’une ignorance de départ. Par exemple, dans sa quatrième lettre, le locuteur fictif marque un étonnement concerté devant le concept théologique de la « grâce actuelle » et veut s’en instruire: « Je dis je dis à ce bon Père que je lui serais fort obligé s’il voulait m’en instruire et que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait ; je le priai donc de me l’expliquer ». Dans cette fiction épistolaire, l’ignorance de Montalte est double: authentique au début des lettres, le marasme culture théologique se révèle affecté par la suite, et se fond dans la chaîne d’intention pédagogique par laquelle Pascal tente de consolider les bases du Christianisme. La praxis communicationnelle du locuteur a pour support l’ironie douce lui permettant, dans une sourde latence, de proposer une confrontation idéologique au terme de laquelle renait paradoxalement la vision janséniste du monde sur les ruines du discours jésuite. En optant pour formule exécutoire ce qu’Alioune Diané appelle le style humilis, Montalte se positionne sur le piédestal du philosophe grec. Armé d’une naïveté savante assortie à l’apparence d’une âme parfaitement dénuée, il découvre l’esprit de la Société des Jésuites et le déroute par un questionnement complexe. Curieusement, l’épistolier n’importune pas un adversaire ; il n’est pas non plus ébranlé par la nouveauté. Devant la bizarrerie des mœurs qu’il découvre, il manifeste simplement un étonnement programmé. Cette sagesse digne de Socrate et nourrie du didactisme opérationnel de Platon19aiguise l’engouement du casuiste et le pousse, à son tour, à le traiter en disciple intéressé. Ainsi, pour le respect du mérite professionnel et pour les besoins de son enquête, Montalte se métamorphose en enfant venu apprendre le catéchisme des Jésuites. Evidemment, comme le veut le maître de l’ironie, l’ironiste entre dans des principes qui ne sont pas les siens et admire faussement des vertus théologales condamnables. Mais c’est là que réside la force de l’ironie douce car Montalte maîtrise parfaitement les petits «trucs » du philosophe. Grand questionneur et habile orateur, il va au-delà du théorique chercher l’essence de la chose afin de démasquer son adversaire surévaluant son faux savoir. D’abord, il affiche une mine embarrassée devant la tâche ardue de la résolution des cas de conscience. Enclin à répondre à toutes sortes de questions et à résoudre toutes les difficultés, son interlocuteur, le bon père, le dévisage avec un ״air de fier-à-bras théologique״: « Proposezles pour voir », dit-il avec assurance à Montalte. Derrière l’attitude du casuiste, c’est toute une image du Sophisme qui défile devant les yeux éblouis du lecteur. Par son empressement et sa pose pédantesque, le bon père se fait fort le sosie de l’adversaire de Socrate, le Sophiste exhibant ses talents de maître en rhétorique. Ferreyrolles établit parfaitement ce parallélisme où ״l’agilité d’esprit״ sert de pavé à la ressemblance : « l’art de Gorgias est, dit Socrate, « le propre d’une âme qui a de la perspicacité» et dans cette qualité‒qui peut si facilement devenir un défaut‒on reconnaît la « subtilité » dont Montalte crédite les jésuites ». En outre, pour mieux jouer avec la subtilité des Jésuites, Montalte adopte la posture d’un élève ״stupide״ qui supporte avec résignation remontrance et rabrouement : « Un juge qui a reçu de l’argent d’une des parties pour rendre un jugement en sa faveur, [lui demande le maître casuiste], est−il obligé à le rendre ? ». Le test est décevant : « Vous n’avez pas de raison. Vous n’y entendez rien ». Apparemment Montalte est un vrai cancre qui mérite d’être grondé comme l’écolier Socrate a failli essuyer des verges en guise de correction. Mais sous le masque du novice en théologie, l’épistolier enclenche à l’insu du maître le processus de la modalisation par lequel il arrive à étaler au grand jour ce renversement du dogme. Montalte pousse son interlocuteur à parler et le manipule par des questions apparemment tirées du fond d’une âme naïve : « je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitais », confie-t-il au destinataire de ses lettres, le Provincial. Indéniablement, l’épistolier construit habillement son expression critique sur la déconstruction du propos du jésuite et fait la moisson de la contradiction interne de la doxa théologique : « Qu’il est avantageux, mes Pères, dit-il, d’avoir affaire à ces gens qui disent le pour et le contre » . En effet, les Jésuites comme les sophistiques ne respectent pas l’ordre du discours ; leurs discours abolissent les exclusions, brisent la frontière normalement infranchissable et réputée séparer le vrai du faux. Les sophistes prônent l’efficacité du discours au prix du mépris de la vérité :ils peuvent «réfuter tout ce qu’on dit, le vrai comme le faux indistinctement »; quant aux jésuites, leur «doctrine est bien commode. Quoi ! avoir à répondre oui ou non à son choix ? », S’interroge Montalte d’un air goguenard, manifestant son grief contre les jésuites condamnés par l’art de la double probabilité à devenir des hommes « doubles de cœurs et qui se préparent deux voies ». De même, dans sa structure dramatique, l’ironie conversationnelle s’insère dans une polyphonie dont la formulation comique révèle le jeu double de Montalte : socratique par la technique du faux ignorant devant la manifestation d’orgueil du théologien, il communique ses véritables sentiments au lecteur grâce au procédé de l’a parte ou l’in petto qui autorise le contraste. Le complice de l’ironie devient réticent et considère avec le même air ironique cet échantillon pris dans la gamme de beaux esprits caractéristiques de la Société de Jésus. Parallèlement, comme dans le Banquet de Platon, Pascal ne retranscrit pas directement les paroles des personnages. Puisqu’il s’agit d’une critique biaisée, il se sert d’un intermédiaire qui est en même temps son double. Ainsi, à la manière de Socrate faisant à l’intention de Criton le compte-rendu oral des paroles échangées, la veille, Montalte restitue dans la fiction épistolaire au Provincial ses conférences avec ce professeur de la casuistique. Mais la gestion de l’information narrative sous mode ironique implique impérativement un changement radical de perspective. Le locuteur est obligé, à l’intérieur d’un processus dialogique extériorisé, de ״draguer״ littéralement celui qui se positionne en le relayant, « à l’autre bout du spectre communicationnel-interprétatif» . Rien n’est pire qu’une ironie désamorcée; et faute d’être reconnue par un lecteur dupe ou naïf, l’antiphrase ironique peut être source de désagréments. Indéniablement, l’inversion sémantique, dans sa traque de victime, sollicite un regard et une oreille appliqués au repérage des traces du « sujet parlant racontant » ainsi que des « failles énonciatives»qui nuisent gravement au phénomène de la double adresse .Dans Les Provinciales, l’instance narrative a bien choisi le «niveau de lisibilité-intelligibilité de son discours». En vue d’une négociation du sens et une canalisation des effets de la double élocution par l’allocutaire indirect, l’épistolier a adopté ce que la science du langage appelle, à la suite de Catherine Kerbrat-Orecchioni, «trope communicationnel ».
La comédie satirique
En dramaturge exceptionnel, Pascal aménage dans l’univers épistolaire des Provinciales un espace de vaudeville pour les théologiens. Oui, à la place d’un prêtre, le ״tison d’enfer״fait prêcher une marionnette et fait apparaître les théologiens sous un aspect clownesque. Ainsi, pour mieux les enrôler dans l’aventure théâtrale, le polémiste modifie l’esprit de la satire et renouvelle les mécanismes de la praxis agonique. Pascal hisse les théologiens corrompus sur scène et leur confie paradoxalement le travail de l’auto-humiliation de la prestation. Techniquement, la verve satirique de Montalte se censure dans les coulisses textuelles pour céder la place au spectacle des cabotins se ridiculisant sur scène et s’enferrant à l’aveugle dans leurs propres contradictions. Le visa dramatique sur le passeport de la satire pascalienne est apposé par le plaidoyer du dramaturge janséniste: Et vous semble –t-il que les Lettres Provinciales soient autre chose que des comédies ? Dites-moi, Messieurs, que se passe-t-il dans les comédies ? On y joue un valet fourbe, un bourgeois avare, un marquis extravaguant, et tout ce qu’il y a dans le monde de plus digne de risée. J’avoue que le Provincial a mieux choisi ses personnages : il les a cherchés dans les couvents et dans la Sorbonne ; il introduit sur la scène tantôt des Jacobins, tantôt des docteurs, et toujours des Jésuites. Combien de rôles leur fait-il jouer ! Tantôt il amène un Jésuite bonhomme, tantôt un Jésuite méchant, et toujours un Jésuite ridicule. Indéniablement, Les Provinciales sont des comédies satiriques. C’est un aspect sur lequel, de concert, la critique revient largement, du moins, pour ce qui concerne les premières lettres de l’épistolier. Car, nous le verrons, à la fin de la dixième Provinciale qui correspond au dernier acte de sa comédie satirique, Pascal change de front et affronte directement ses ennemis par la technique de la plainte judiciaire. Ainsi, dans l’espace d’une série de lettres fictives à une autre, Pascal marque une pause interne du fictionnel épistolaire et varie son système d’intervention littéraire axé sur la formation d’un « bloc unitaire » et solidaire servant de rallonge à son argumentation satirique. Descotes pose le principe argumentatif de cette comédie par lettres adressées au Provincial : Les dix premières Provinciales constituent une comédie satirique par lettres, adressées à un lecteur fictif, dans laquelle les Jésuites sont mis en représentation. Mais la satire n’est ici qu’une pièce dans un dispositif plus vaste, et qui prépare la généralisation de la comédie : en un second temps, les Jésuites entrent dans le jeu. Les huit dernières lettres et les écrits postérieurs de Pascal referment le piège sur eux. Par la mise en spectacle de la première partie de ses lettres fictives, Pascal effectue la satire des Jésuites. L’architecture théâtrale et la construction rhétorique du dispositif ironique sous-tendent une démarche rigoureuse qui oriente le regard sur l’œuvre dans les modes de fabrication du genre. Une scène sur laquelle défilent les acteurs, un parterre de lecteurs érigés en tribunal de la prestation des acteurs campent le décor. Dès lors, Pascal introduit progressivement ces personnages : Montalte, les Jacobins, les nouveaux thomistes, son second et ami janséniste, et enfin le Jésuite ferme la scène d’exposition. En se substituant au lecteur, le Provincial occupe la première loge du parterre, secondé dès fois par Montalte rédigeant ses lettres et se délectant à raconter les péripéties de son enquête. Manifestement, Pascal accorde un grand privilège au lecteur représenté dans le texte par le destinataire fictif qui assiste, en spectateur, au déroulement de la pièce. Toutefois, le dramaturge joue sur la réception de son œuvre. En effet, en aucun moment, le lecteur n’est isolé du texte. Sa présence est fortement marquée dans la marge du débat. Aussi, l’histoire qui porte le sceau du passé incorpore son intuition critique dans l’âme du Provincial. Dès lors, le lecteur devient le témoin d’une histoire inscrite dans la mémoire du passé, et qui surgit dans la conscience du présent. La comédie satirique se lit aussi dans la structure en abyme des petites lettres. La fiction épistolaire de Pascal présente « un récit inséré dans un décor » . L’implicite du décor non décrit est tout à fait expressif. Pascal éclate le cadre du récit, et dès l’entame de la première Provinciale, il passe en revue l’ensemble des lieux visités par l’épistolier enquêteur. Celui-ci débarque en une matinée à la résidence du docteur de Navarre, puis rend visite au Janséniste. Sa jeunesse le promène dans les couvents de Saint Thomas et de Saint Dominique où l’entretien bascule dans la farce moliéresque et où l’épistolier, pour la première fois, se fâche tout rouge. À partir de la cinquième Provinciale, l’espace se rétrécit et l’épistolier entre dans la bibliothèque du père Jésuite avec une colère mal digérée. Cette brève description du cadre donne un cachet de vraisemblance aux quartiers imaginaires. Pareillement, les décors de théâtre renseignent sur la nature et l’origine des personnages représentés: Aristocrates ou baspeuple. Le décor des Provinciales est d’une importance capitale: les livres des auteurs casuistes en superposition dans le rayon des cas de conscience de la bibliothèque du bon père transmettent une image de la mentalité de ce dernier ; les nouveaux thomistes se cloîtrant dans la tanière des Jacobins. Par ailleurs, un mouvement de glissement du décor théâtral des Provinciales sert de béquille à la succession transitoire de ses séquences textuelles.
La représentation du lecteur
Le lecteur est représenté par l’être fictif avec qui Montalte tient une correspondance. Pascal veut respecter la structure de la fiction épistolaire, la distance qui favorise l’échange. Le Provincial est éloigné de la capitale, donc privé de nouvelles et frappé d’exclusion. « Il n’a pas, dit Furetière dans son Dictionnaire(1960), l’air et les manières de vivre qu’on a à la cour et dans la capitale […] ». Le choix du destinataire se justifie. Sa valeur est symbolique et renvoie, en creux, à tous ceux qui sont coupés de l’actualité et qu’il faut mettre au parfum des débats de la Sorbonne. Ainsi, entre le couple Paris-Province s’installe une situation de communication soutenue par une force illocutoire et performative. Le but de la lettre est de faire sortir des ténèbres de l’ignorance et d’amener aux lumières du jour les victimes des apparences, tous ceux qui sont, selon le début de la lettre, ″bien abusés״. Le destinataire se place à la fois dans une situation judiciaire et dans un fauteuil du parterre pour décider en toute conscience de l’issue du procès en cours. L’identité du Provincial spectateur et juge n’est pas révélée. C’est un destinataire imaginaire sur qui chaque lecteur doit se reconnaitre, en le relayant à tout moment. Pascal modèle le visage du lecteur qu’il cherche. D’ailleurs, il est possible d’en dresser le portrait à partir de sa figurine en ébauche. D’origine campagnard et incarnation de l’idéal classique de l’honnête homme, le Provincial du parterre s’intéresse aussi aux questions théologiques de son temps. C’est avec le sentiment d’une foi ébranlée et d’une conscience engagée qu’il reçoit les nouvelles de Paris. Ainsi, dès la première lettre, Montale le délivre de ses angoisses : pour le moins que l’on puisse dire, c’est que la question de fait et la question de droit n’intéressent la conscience. Le Provincial semble partager les idées de Montalte en matière de morale chrétienne. Certainement, l’épistolier est sûr d’obtenir l’assentiment du lecteur lorsqu’il traite de « damnable doctrine » la doctrine des Jésuites portant sur le meurtre. Egalement, ce Provincial n’est pas un spécialiste des questions théologiques. Comme Montalte, il ignore le vocabulaire et l’expression nouvelle du signe théologique. Nonobstant, ce portrait ne retrace pas la personnalité du correspondant de Montalte mais sert plutôt à former un certain type de lecteur différent du lecteur universel : Le Provincial, par son anonymat, est une place vide, une sorte de masque littéraire creux auquel peut venir s’adapter n’importe quel lecteur, pourvu qu’il soit, lui aussi, bon chrétien et homme de sens, sincèrement dévoué à l’Eglise et soucieux de la vérité. Principal destinataire des lettres, le chrétien de bonne foi se fait juge et arbitre du débat en configuration judiciaire que Montalte et le Jésuite transposent sur scène. Cela dit, il ne nous reste qu’à caractériser le dernier personnage à mi-chemin entre le spectacle et le galant mental du public. Lorsqu’il rapporte et commente ses discussions avec le Jésuite, Montalte semble élire ipso facto un placement à côté du public au parterre. Cette bifurcation ouvre la perspective d’un basculement de position hors du champ de la représentation satirique: l’épistolier évolue progressivement sur les traces d’un dramaturge qui interpelle directement son public. Or, dès l’instant que le diagramme de Pascal le situe sur la scène du spectacle, Montalte devient un acteur de la comédie satirique. Dès lors, l’ambiguïté du statut oriente une distinction entre le personnage comique et l’épistolier remplissant une fonction de narrateur. Un dévoilement progressif du laxisme moral et de la politique des théologiens constitue le tracé de la ligne de démarcation entre les deux Montalte. Par conséquent, les dix premières lettres de Pascal sont inéluctablement « l’histoire d’un désabusement » . La personnalité comique de Montalte est renforcée par un trait satirique ayant servi de préliminaires à notre étude du dispositif ironique de l’œuvre. Le registre satirique accentue la distanciation ironique par laquelle le jeune comédien se présente. Dans la première lettre, la navette effectuée entre les couvents provoque des remous sur scène, réduisant considérablement, et dans le respect du canevas du spectacle, le capital d’intérêt que la naïveté du spectateur devait normalement accorder à cette dispute de théologiens. Le changement de statut entraîne une nouvelle orientation du sujet écrivant. Dans ses moments d’écriture de la lettre au Provincial, l’épistolier-narrateur forme une autodérision indirecte impliquant un recul par rapport à soi-même et aux dialogues avec le Jésuite. En spectateur de comédie, il commente la prestation à laquelle il vient d’assister avec son correspondant de compagnie. Montalte semble doué d’ubiquité: présent à la fois dans le parterre et sur scène, il entre dans une disposition singulière du programme argumentatif dont il importe de comprendre la nature. Pour mieux saisir la nature de la stratégie argumentative des Provinciales, il faut passer par la description du personnage. Pourtant dans le texte, Montalte brouille les pistes pouvant mener à sa véritable identité. Mais une chose est cependant sûre: l’épistolier n’est pas un théologien, il n’est d’aucun parti, même janséniste. Non plus, Montalte n’est pas spécialiste des affaires théologiques ni des querelles de la Sorbonne. Ne disposant d’aucun savoir préalable, il s’arme de la raison et du bon sens en vue d’intervenir dans les débats théologiques. Enfin, du jargon théologique, Montalte ne connaît que ce qui suscite son désir de savoir. Voilà un bref aperçu du portrait en négatif que le personnage donne de lui-même. Cependant, un trait pertinent et un seul suffit pour reconstruire l’image positive du fervent Chrétien, qui, d’un corps détaché par la clause d’une parfaite communion avec le Pape, se dépose en offrande sur l’autel de l’Eglise primitive. Assurément, un désir de s’informer et d’informer les autres sur les pratiques subversives des Jésuites de la morale chrétienne rapproche Montalte de son correspondant fictif et, partant, du lecteur de bonne foi que Pascal cherche à persuader: l’imprécision du portrait sollicite la modération dans le recoupement avec le lecteur zélé. Cela se comprend, et nous avons pris, dès l’entame de la description, la précaution de faire un distinguo entre le narrateur conscient de la corruption des théologiens et son personnage double qui la découvre plus tard. Logiquement, l’esprit de dépassement inscrit dans l’histoire du désabusement étend la distance qui sépare le comédien dupe du narrateur désabusé. En affichant une volonté de dépasser le stade de la naïveté chronique informant l’attitude d’ignorance du chrétien de la morale des Jésuites, ce dernier se propose pour l’exemple au lecteur qu’il veut mettre dans la position du juge : Le narrateur porte un jugement sur sa propre naïveté, il s’est rendu compte qu’il était dupe des Jésuites, et c’est cela qu’il tente de rendre compte. Montalte-narrateur est un point de vue sur Montalte ״dialoguiste״ .Or, ce que Pascal veut provoquer chez le lecteur, c’est une semblable prise de conscience de sa naïveté, de son ignorance, et du fait qu’il est dupe. Le recul ״biographique״ est une façon de suggérer au lecteur qu’il faut sortir de sa situation de dupe . Ainsi, sur le mode de l’imitation spécifique au théâtre, Pascal produit un effet mimétique chez le lecteur des Provinciales. Partant, la lecture opère en lui une véritable catharsis : dans le sillage de Montalte et du Provincial, la dénonciation de la corruption des théologiens par le lecteur est la preuve d’une instruction achevée. Paradoxalement, chez Pascal, l’effet cathartique ne coïncide jamais avec une pause de la polémique puisque l’option du combat de préférence à la victoire est un choix qui dissimule une intention ruminée d’un affrontement directe avec les Jésuites. Epris d’un duel d’opinions, il théâtralise un Jésuite fictif pour faire réagir les Jésuites réels. Effectivement, les théologiens ont mordu à l’hameçon de la provocation et se sont trouvés acculés à la zone piégée du dialogue réel; toute tentative de réfutation de leur portrait tout craché étant aussitôt transformée en preuve de leur culpabilité. C’est exactement ce qui se passe à partir de la onzième lettre avec un renouveau architectural du spectacle et un déclenchement du mécanisme de « la polarisation polémique » du dialogue : la pratique éristique de la théâtralité satirique élargit le décor au format de la vie : les Jésuites remplacent leur acolyte fictif sur scène, et la représentation épouse les contours du réel. Oui, la polarisation a provoqué le réflexe conditionné qui ouvre le canal de l’auto-satire à la réfutation des Jésuites. A la vérité, répondre à la provocation du polémiste, c’est accepter de se ridiculiser devant le tribunal des lecteurs ; s’en remettre à la loi du silence, c’est démontrer sa culpabilité aux yeux du public. Et à « l’impossibilité de choisir un système de défense » se double un délit d’abstention à la défense. Incontestablement, l’argumentation satirique des dernières Provinciales a enfermé définitivement les théologiens dans le fâcheux dilemme du Pari impossible. Par conséquent, victimes du colis piégé de l’irrésistible invite à la polémique, et orientés négativement par le schéma de bataille pascalien à rompre avec la vertu du silence et de la patience assourdissante, les Jésuites font preuve de maladresse. L’écrasement de la coque du silence est un échec lamentable sur l’écueil de la satire pascalienne ; celle-ci leur transférant l’image de l’Antéchrist qui perdure dans l’Histoire. Après avoir démasqué les « impostures si hardies d’une Communauté répandue par toute la terre, et qui sous des habits religieux couvre des âmes si irréligieuses», Montalte lègue le flambeau de la révolte contre le machiavélisme théologique aux Curés de Paris.
CONCLUSION
En somme, la mise en page efficiente de la satire théologique est la preuve qu’une sensationnelle fièvre argumentative a présidé à sa conception. Le mode conversationnel des Provinciales est le régime rhétorique qui rendit constructive son argumentation satirique. Pascal a engagé son corpus polémique dans une double programmation tactique pratiquement systématique: la modalisation ironique du texte, le régime antithétique qu’il pratique porte l’égratignure de la critique des théologiens. De concert, le dispositif ironique mis en place recèle le ferment de l’arsenal rhétorique mobilisé. Sur le mode de la dialectique socratique du raisonnement, Pascal distribue des fouets invisibles aux théologiens qui touchent au dogme. Cette option du combattant qui refuse d’avancer au grand jour est faite d’investissement et de retrait dans les marges du discours. Or, l’ambiance qui alimente la théâtralisation rompt le silence de l’ironie par le spectacle humiliant des théologiens. Force est donc de constater que les lettres de Pascal ont façonné à l’envie une image monstrueuse du jésuite dont la face hérétique aura mué les théologiens en une meute aussi horrible qu’angoissante.
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Table des matières
Première partie: Emergence du discours épistolaire
Chapitre I : Correspondance et enjeux de publication
1-1Normes et canons esthétiques
1-2Pragmatique du discours épistolaire
1-3 La lettre et ses enjeux
Chapitre II- Hors-texte-contexte de production du discours épistolaire
2-1 Les conflits religieux
2-1-1 Port-Royal et le Jansénisme
2-2 Pamphlet et anonymat
Chapitre III : La théorie port-royaliste du signe
3-1Le refus de l’ambiguïté
3-2Une méthode géométrique du signe
Deuxième partie : Statut de la fiction
Chapitre IV: Le processus fictionnel
4-1Le Statut du texte liminaire
4-2Les postures du locuteur
4-2-1un épistolier-enquêteur
4-2-2Poétique de la conversation
Chapitre V : Ethique chrétienne et théologie populaire
5-1La technique du reportage
5-2 L’épître galante
5-3 La parole médiatrice
Chapitre VI: L’argumentation satirique
6-1 Le dispositif ironique
6-1-1 L’esthétique de la retenue
6-1-2Le trope communicationnel : une arme de séduction
6-1-3La rétorsion, un art de la réplique
6-2 La dramaturgie argumentative
6-2-1 La comédie satirique
6-2-2 La représentation du lecteur
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