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La déshumanisation de l’amour
Dans Murambi, le livre des ossements, l’auteur a montré la transmutation des sentiments d’amour en sentiments de haine. De fait, le passage d’un sentiment à un autre pendant les moments de crise est vite franchi. Et Jessica nous en donne la preuve à travers l’histoire sentimentale de ce jeune couple : « Elle sortait avec un type du nom de Valence Ndimbati. Je n’ai jamais vu deux jeunes aussi amoureux l’un de l’autre. D’ailleurs, tout le monde le savait. On les voyait partout et ils devaient se marier en Avril 1994. Puis il y a eu des tueries. Au début il l’a protégée, mais un jour il s’est précipité sur elle avec la machette en criant ; « il n’y a pas d’amour aujourd’hui ! » Lucienne était obsédée par cette scène, elle n’y croyait pas, elle en parlait tout le temps en riant et en pleurant à la fois. Elle a fini par se suicider il y a trois mois 22».
Le changement noté chez le docteur Karékezi (qui, par le passé, a toujours fait preuve d’une certaine hauteur d’esprit face aux contingences sociologiques et sociopolitiques) témoigne aussi du caractère tenu du clivage chez l’homme entre l’humanité et l’animalité. En effet, son implication voire sa participation active au massacre des tutsis a surpris plus d’un.
Cette découverte du nouveau visage de son père ne pouvait que constituer, pour lui, un choc dont il ne se remettra pas ou difficilement. Dans le contexte sociopolitique comme celui du Rwanda caractérisé par la barbarie, où tout le monde semble pris au piège de la démence collective et où les valeurs morales et humaines ne sont plus de mises, l’amour perd naturellement tout son sens. Et l’acte sexuel devient viol, comme le définit LE ROBERT, « acte de violence par lequel un homme (un violeur) impose des relations sexuelles avec pénétration à une autre personne, contre sa volonté23».
Le viol est utilisé comme pour humilier et rabaisser moralement et psychologiquement celui ou celle qui en est victime. Et les conséquences de la crise sont là pour nous donner une parfaite illustration de la perversion de l’amour. Jessica, dans Murambi, donne une idée exacte de la déshumanisation de l’amour : « Raconter ce qu’ils ont fait à Agathe Uwilligiyimana est au-dessus de mes forces. Un corps de femme profané. (…). Eux, ils sont coupables d’être eux- même, donc interdits d’innocence de toute éternité 24 ».
D’ailleurs, cette arme n’a pas servi qu’aux génocidaires. Les hommes religieux eux aussi s’en sont servis pour assouvir leurs pulsions qu’ils n’ont pu refréner. Dans Murambi, le livre des ossements, la femme sans nom est l’une des victimes de ces prêtres. Elle s’en ouvre à Jessica qui nous relate, dans le style indirect libre la mésaventure voire le malheur de celle qui a souffert de l’amour déshumanisé : « Elle me fit une description obscène de ses relations avec le prêtre. Il lui avait rasé le pubis en prenant tout son temps, le regard fou de désir. Il restait hypocrite jusque dans l’abjection. Il voulait lui faire dire qu’elle était consentante25».Mais l’auteur tient à offrir au lecteur l’exemple d’autres personnages dont l’amour n’est d’autre que la sacralisation de l’être humain.
De l’amour à l’humanisme : l’exemple de Fadel
L’amour, pour certains personnages de Boris Diop, se limite à de simples rapports charnels entre deux individus. En effet, l’amour peut atteindre une dimension supérieure. Chez Fadel, il s’est transmué tout simplement en humanisme.
Aussi, en dépit de l’esprit libre de sa concubine, Ndella, Fadel ne donne aucune impression de s’intéresser à l’amour sexuel. En fait, ses préoccupations sont plutôt d’un ordre, d’une dimension, que l’on pourrait qualifier de supérieure.
Donc, ce n’est pas la satisfaction de ses pulsions libidinales qui constitue sa préoccupation. De fait, toute son attention mentale et sentimentale est exclusivement portée vers Johanna, personnage historique voire mythique qui a mis à jamais « le feu aux poudres »de son « imaginaire ». Cette passion de Fadel pour celle-ci suscite d’ailleurs parfois chez Ndella (ce qui est, en fait, compréhensible) des sentiments de jalousie. Seule Imaila, en observateur averti, a compris que « Fadel n’aimerait jamais une autre personne que Johanna26 ».
C’est à dire que tous les personnages ne sont pas au diapason en la matière.
TYPOLOGIE DES PERSONNAGES
L’élaboration de la typologie des personnages dans l’œuvre romanesque de Boubacar Boris Diop très aisée tant son parti pris pour les démunis est manifeste.
En effet, l’auteur refuse de condamner le lecteur à la dualité, il cherche au contraire à établir un code affectif entre celui-ci et certains personnages qui sont, à n’en pas douter, les représentants dans ses trames romanesques, du peuple profonds.
Cela dit, chez Boubacar Boris Diop la typologie des personnages est une notion qu’il faut appréhender dans une perspective adversative.
Les personnages négatifs
Cette catégorie est essentiellement constituée de ceux que Frantz Fanon nomme « la bourgeoisie nationale27 » c’est-à-dire ceux qui profitent de leur position sociale pour s’enrichir sans se soucier de la grande masse et que Boubacar Boris Diop est loin de porter dans son cœur. De fait, le manque de clairvoyance des leaders africains est la cause de la perpétuation de la colonisation du continent par le « blanc ».
En effet, ce dernier continue, avec la complicité des dirigeants politiques placés aux commandes par ses soins à la tête des Etats africains, d’exploiter les richesses du continent aux dépens des populations qui végètent dans la misère.
Et dans les différentes fictions romanesques de notre auteur, ils sont reconnaissables au portrait tant physique, moral que psychologique qui est fait d’eux. C’est ainsi que le lecteur fait la connaissance d’El hadj Madicke, le représentant de la description sur le plan physique faite par Johanna de lui : « Il est laid comme le cul d’un mortier et il demande l’indépendance ».
Et c’est Fadel qui se chargera du portrait moral et psychologique. Celui-ci en effet, le trouvant dépourvu de cœur et d’humanité, n’est pas loin de l’assimiler au tyran Adélézo. Car, le richissime homme d’affaire a commis le délit impardonnable, à son avis, d’avoir mis l’objet de son adoration à la porte sans raison valable : « Johanna, voyons ! Tu l’as mise à la porte, tu ne vas pas nier à présent. Ce n’est surement pas le bienfaiteur de la partie qui va-t’en vouloir28 ».
Bref, l’auteur cherche à susciter une certaine antipathie chez le lecteur à l’égard de ce type de personnages ; et partant de cette catégorie sociale caractérisée par la mégalomanie.
Ce qui n’est pas le cas de la deuxième catégorie de personnages que l’auteur s’emploi pour remporter le suffrage affectif du lecteur.
Les personnages positifs
Dans cette catégorie, nous pouvons ranger le peuple en général c’est-à-dire ceux qui souffrent au quotidien des indépendances ratées.
Sont aussi à ranger dans cette classe, tous ceux qui, par conviction ou par générosité d’âme, luttent pour sortir le peuple de l’obscurantisme. C’est le cas de Fadel et son frère Badou qui ont opéré un suicide de classe. Ces deux personnages se sentent plus proches du peuple, c’est-à-dire de la masse laborieuse et souffrante que de la bourgeoisie à laquelle ils appartiennent par naissance. Le premier par folie, pour ne pas dire humanisme ; et le second par conviction idéologique.
Aussi Fadel est-il donné en exemple aux jeunes car il est considéré comme « une source intarissable pour les meilleurs fils du pays ».
Le statut social de la femme revisité
Si les ethnologues et autres sociologues ont, dans leurs études, une vision assez réductrice de la femme africaine en se limitant à montrer son rang social inférieur, car selon eux, celle-ci est ravalée à l’objet de jouissance pour l’homme, à l’inverse, les romanciers africains ont tenté de la présenter sous un jour nouveau, tout au moins, sous son vrai jour.
Ainsi, ces derniers se sont –ils attelés à mettre en relief la place importante de la femme dans la société traditionnelle puisque c’est elle qui joue la fonction de gardienne et de dépositaire de la tradition. La femme africaine a toujours représenté un facteur essentiel d’harmonie non seulement familiale mais également de cohésion sociale.
Et c’est dans cette mouvance que s’inscrit Boubacar Boris Diop dont l’univers romanesque est peuplé de figures féminines représentant toutes les couches sociales. Aussi, l’hommage qu’il tient à rendre à la gent féminine s’étend-il de la plus illustre d’entre elle à la plus humble et résignée.
La femme, symbole de la liberté et de la souveraineté véritable
Le rôle important joué par la femme africaine dans le processus de libération du continent est loin d’être reconnu et apprécié à sa juste valeur. De ce fait, les écrivains et particulièrement les romanciers africains ont pendant très longtemps occulté l’importance de la lutte menée par la femme contre le colonialisme. En effet, ceux-ci se sont contentés d’une thématique principalement axée autour de la place et du rôle essentiel que celle-ci jouait et continue encore de jouer au sein de la cellule familiale et dans la société en tant que gardienne des traditions. C’est dans cette optique que les qualités morales, humaines de la femme africaine ont été particulièrement mises en exergue par presque tous les romanciers d’avant et d’après indépendance.
En conséquence, c’est pour réparer cette injustice dont est victime la femme du point de vue de la mémoire collective que Boubacar Boris Diop invite, à travers Les tambours de la mémoire, à une juste et objective relecture de l’histoire du continent. Car, en réalité, l’histoire africaine n’a pas manqué de figures héroïques féminine. Cette emblématique de Johanna, qui a su faire face à l’envahisseur est là, si besoin en était, pour le confirmer.
Et ce récit de badou, qui lui a parlé de celle qui fera « basculer la vie de Fadel29 », donne la dimension réelle de cette dernière : « (…), Ces vieillards efflanqués et miséreux n’arrêtent pas de se demander si voilà quarante ans, ils n’ont pas tous ensemble d’une jeune fille qui, surgie de la nuit de leur oppression, les exhortait à refuser la domination étrangère et leur insufflait le courage de prendre en main leur destin! Il faut comprendre ces pauvres paysans, Fadel ! Où donc cette jeune fille, presque un enfant, que sa condition, son âge et sexe prédisposaient à la soumission, avait-elle bien pu trouver la force de se dresser contre l’envahisseur ? (…) 30 ».
La mise en scène de Johanna dans Les tambours de la mémoire n’est en fait qu’un prétexte tout trouvé par Boubacar Boris Diop pour magnifier et exalter le rôle primordial joué par la femme dans la marche de l’histoire du continent.
En effet, celle-ci a su tenir tête au système colonial. Ce qui suscite même l’admiration de l’ennemi du peuple qu’est Niakoly, qui ne peut demeurer indifférent face à l’héroïsme de Johanna. Son admiration pour celle-ci peut se lire à travers cette litote qui illustre parfaitement la dimension historique de celle-ci : « (…) l’homme blanc…La femme noire31 ».
Une admiration pour Johanna qui semble sans fin : « Vézélis avait levé la main sur Johanna : signe de faiblesse. Si Johanna avait voulu, elle aurait aisément ridiculisé32 ».
D’ailleurs, Boubacar Boris Diop est suivi dans cette tentative de revalorisation de la gent féminine par l’ivoirienne Véronique Gadjo, dans son roman Le royaume aveugle met en scène Akissi, fille d’un dictateur mais cependant dotée d’un caractère tout trempé. Celle-ci a osé, en effet, s’ériger contre son père :
« Père, père, pendant longtemps tu as régné avec fureur. Tu as façonné le royaume comme il te semblait bon. Tu as parlé au nom de tous et les voix se sont tues pour que chacun puisse
t’écouter. Aujourd’hui c’est à toi de garder le silence et de t’asseoir dans un coin de l’histoire33 ».
La femme, incarnation des valeurs traditionnelles
Dans Les tambours de la mémoire, le personnage d’Adja Déguène, mère de Fadel et Badou est la figure même de la femme traditionnelle. En effet, malgré la réussite sociale de son mari, l’image qu’elle renvoie rappelle en tous points celle d’une femme ancrée dans les valeurs traditionnelle. Elle semble se contenter dans la résignation et la soumission de son rôle d’épouse et de mère.
Aussi, il ne lui vient jamais à l’idée de tenir tête à son mari qui, pendant ses moments de colère, fait pourtant preuve de violence, verbale notamment.
Dans attitude de conciliation d’Adja Déguène face à son mari est la conséquence de l’éducation traditionnelle qu’elle a subie et qui fait injonction à la femme d’aller toujours dans le sens des desiderata de celui-ci. De fait, imbue des valeurs traditionnelles qui interdisent à celle-ci de tenir tête à son mari, Adja Déguène sait qu’ « on est mère pour comprendre l’inexplicable. (Qu’) on est mère pour couver quand les éclairs zèbrent la nuit, quand le tonnerre viole la terre, quand la boue enlise, (qu’) on est mère pour aimer, sans commencement ni fin… (Qu’) on est mère pour affronter le déluge(…) 34».
Mais, loin d’être un signe d’avilissement ou de servitude, comme l’on pourrait être amené à le croire, l’attitude de conciliation de la femme vis-à vis de l’homme, dénote au contraire le haut degré de conscience des responsabilités familiales et sociales qui sont les siennes. Celle-ci doit, conformément à la tradition, faire preuve de calme en toutes circonstances. La narratrice Ramatoulaye d’Une si longue lettre de Mariama Ba confirme cette manière d’être de la femme africaine en prenant témoin son amie Aissatou : « Tu peux en témoigner que j’en ai fait un havre où toute chose à sa place, crée une symphonie harmonieuse de couleurs35 ».
Par ailleurs, la situation de tension quasi permanente à « Keur Déguène » reflète, en fait, le choc de deux cultures : celle traditionnelle incarné par Adja Déguène et le modernisme par El hadj Madické, non moins époux de cette dernière.
Fadel se remémore d’ailleurs les moments où son père, imbu de la culture occidentale, s’en prend à sa mère : « Quand Madické veut vraiment lui faire mal, il utilise cette langue à laquelle elle ne comprend rien, salope, idiote, bonne à rien, femelle à la cervelle d’oiseau ne cesse-t-il de tonner, possédé par la mystérieuse et obscure jouissance de s’entendre brailler de blessantes insanités dans la langue des élites36 ».
Si Adja Déguène, enracinée dans ses valeurs traditionnelles, est confrontée à « l’égoïsme male 37» incarné par son mari, d’autres femmes se sont laissé pervertir par les transformations apportées par la vie moderne.
Une autre perception de la femme… prostituée
La prostitution, sous sa forme actuelle c’est-à-dire « le fait d’en faire un métier fait de livrer son corps aux plaisirs sexuels d’autrui pour de l’argent » est inconnue voire inexistante dans la société traditionnelle. En fait, le phénomène de l’amour vénal coïncide avec la pénétration coloniale dont elle est l’un des avatars.
Si la prostitution est perçue comme la manifestation d’un certain relâchement des mœurs du à l’urbanisation et à la misère galopantes, elle reflète surtout l’impossibilité pour une frange de la société, notamment la gent féminine, de s’insérer dans le processus de développement économique.
Aussi, Boubacar Boris Diop se garde t-il d’émettre un quelconque jugement de valeur, encore moins de condamner cette catégorie de femmes. Car, malgré la perception négative que le commun des mortels a de la prostitution, pour Boubacar Boris Diop, cette pratique n’enlève en rien les qualités sociales, humaines ou morales à celles qui s’y adonnent.
A preuve, tous les personnages féminins de ses romans reconnus comme telles sont socialement intégrées car ceux-ci s’affirment et se réalisent socialement parlant en exerçant toutes, sans exception aucune, une activité professionnelle. Dans le même ordre idée Ndella, concubine de Fadel dans Les tambours de la mémoire, même si elle n’est pas étrangère au monde de la prostitution, a surpris plus d’un par son immense générosité :
« Une fois, Ndella avait choisi une douzaine de mendiants parmi les plus spectaculairement estropiés de la capitale et avait invités à déjeuner au « Dial Diop », vous savez, ce restaurant drôlement chic qui se trouvait au rue Mac-Mahon, (…) « L’entrée de Ndella sur le coup de midi a fait de l’effet ce jour-la, on peut le dire (…) Ndella, elle, sure de son bon droit, parfaitement à l’aise au milieu de ces infirmes aux moignons purulents fois savourant pour la première de leur vie d’aussi bonnes choses- chili con carne, profiteroles au chocolat, foie de veau persillé38 ».
Il en est de même de Mumbi Awele qui, bien que victime des forfaitures du président Nzo Nikiéma (par ailleurs soupçonné du meurtre de la fille de celle-ci, Kaveena) est présenté comme une personne digne et généreuse.
En résumer, pour Boubacar Boris Diop, la prostitution ne doit pas constituer un motif tout trouvé pour mettre celles qui s’y adonnent au ban de la société.
La réhabilitation de l’héritage et du patrimoine culturels : une nécessité
L’un des messages qui transparait en filigrane dans l’œuvre romanesque de Boubacar Boris Diop porte sur la nécessité d’amener les africains à « supporter leur image dans le miroir ».
Pour ce faire, l’auteur nous donne l’exemple de Johanna qui a failli être emportée par le vent de la modernité. Elle l’avoue elle-même :
« Me voici parmi vous, et pourtant je leur ai désobéi, je ne voulais pas revenir. Oui, gens de Wissombo, le vent m’a parlé une première fois et moi, petite sotte, que commençait à fasciner la grande ville, je lui ai répondu : « Oh ! Vent qui que tu sois, laisse ma main, Wissombo est loi et je ne crois plus a ces histoires des dieux qui viennent a l’harmattan car la grande ville m’a enseigné le fer transformé en vent, le vent transformé en oiseau de fer43 ».
Mais pour Boubacar Boris Diop la réhabilitation de nos valeurs de civilisation nécessairement passer par la revalorisation de nos romans de nos langues nationales en tant vecteurs culturels. Et en publiant un de ses romans en wolof, en l’occurrence Doomi Golo, celui-ci tient à donner un exemple à suivre et qui est la seule voie à même mener vers la sauvegarde de notre identité, et partant, à vers la prémunition contre d’une acculturation définitive. En effet, pour Boris Diop, l’Afrique est assez bien outillé, culturellement s’entend, pour avoir une vision du monde selon ses propres prismes.
Le professeur Ibrahima Wane, dans une analyse pertinente de cette œuvre précitée, qui par ailleurs marque un tournant décisif dans la carrière littéraire de Boubacar Boris Diop, dira que ce roman permet non seulement de « rétablir les liens entre les générations 44» mais aussi « se donne comme une invite à l’introspection, son auteur étant convaincu qu’il n’y a pas de modernité dans le refus d’être soi-même45 ».
Car, il serait difficile pour les pays africains de s’affranchir de la tutelle des anciennes puissances colonisatrices tant que les africains et notamment les décideurs politiques n’auront pas compris pas que : « La langue nationale nait de violence symbolique du surmoi collectif national, de ses mythes, de ses lois, de sa pédagogie, de son besoin d’efficacité dans la communication économique, scientifique et culturelle. », (qu’) « elle est normée. (Qu’) Elle a ses académiciens, ses dictionnaires, ses surveillants, ses censeurs. » (Qu’) « elle est déclarée nationale en vertu d’un statut spécial. » (Qu’) «Elle est un produit du pouvoir 46».
En effet, dans Doomi Golo, récit initiatique, le vieux Ngliran Faye, au crépuscule de sa vie exprime ses inquiétudes voire son exaspération par rapport devenir des nouvelles générations africaines qu’il dit ne plus reconnaitre. Celles-ci ne se contentant que de singer les autres lui fait craindre le pire c’est-à-dire une perte définitive de son de son âme africaine. Donc, c’est fort de cet amer constat que le vieux Ngiran Faye a pris la décision, au soir de sa vie, de transmettre son savoir à son petit fils, Badou afin de contribuer à sa manière à la préservation de nos valeurs de civilisation.
Allant encore beaucoup plus loin, le poète Léopold Sédar Senghor est, à ce propos catégorique. Il assimile purement et simplement la problématique de l’enracinement à celle de la dignité de l’homme noir : « L’homme enraciné, la patrie singulière sont les seuls véritables garants de la dignité47 ». Cela dit, les africains ont l’impérieux devoir de se mettre à l’écoute des mélodieux sons des « tambours de la mémoire ». Leur survie sur le plan identitaire en dépend largement.
Dans ce sens, l’exemple des pays asiatiques en général et du Japon en particulier constituent un exemple à suivre. Ces pays, ont compris que le développement socioéconomique n’est pas incompatible avec la préservation et l’enracinement dans ses propres valeurs de civilisation et qu’ « une véritable libération passe nécessairement par la désaliénation de l’homme dominé, la destruction du système de signification que la rationalité capitaliste instaure dans la conscience du peuple et la réhabilitation des systèmes précapitalistes et précoloniaux48 ».
Toutefois, Boubacar Boris Diop fait bien la distinction entre la nécessité de sauvegarder notre héritage culturel et un certain passéisme aliénant dont il se méfie : « Ne laissez pas Wissombo s’engourdir dans la nostalgie, laissez ses jambes aussi vit que le temps49 ».
Une vision qui rencontre l’assentiment de Johanna. Celle-ci donne raison à Doumbouya qui, en dépit de tout, a une lecture fine des événements et de l’histoire :
« Aujourd’hui encore c’est Doumbouya qui a raison. Quand vous me reverrez parmi vous, je serai moi-même et je ne serai plus la même50 ».
En fait, Johanna, en visionnaire et en analyse avertie des événements de son temps, a bien compris que attitude autarcique est à bannie. Et, en progressiste, elle prône l’ouverture à l’altérité. Car, pour elle, tout repli identitaire ferait rater à l’Afrique, et à tout jamais, le train du progrès.
La philosophie de celle qui a « réellement vécu et (qui) a risqué sa vie pour nous tous 51» porte simplement la revalorisation de nos valeurs culturelles et le dialogue des cultures ; deux paradigmes qui doivent sous tendre une réelle unité africaine et permettre « l’effort de synthèse que le monde moderne exige de tous les hommes (…) et enrichir le patrimoine de pensée qui est commun à toute l’humanité 52».
POUR UNE PROMOTION DE L’UNITE AFRICAINE
Au lendemain des indépendances, des leaders politiques comme Kwane Nkrumah, chantre du panafricanisme, avaient senti la nécessité de créer un organe politique, en l’occurrence l’Organisation de l’Unité Africaine, qui pourrait, à terme, fédérer les Etats africains et promouvoir, du coup, l’unité Africaine. Mais, pour des raisons de divergences idéologiques et d’égoïsmes nationaux cet objectif n’a pas pu être atteint.
En fait, cette organisation était devenue, au fil du temps, un simple outil de coopération entre les Etats membres, s’éloignent progressivement des préoccupations des populations africaines.
Aujourd’hui, encore l’Unions Africaine née dans les cendres de l’Organisation de l’Unité africaine n’est pas dans la voie de pouvoir faire mieux.
C’est pourquoi, pour le panafricanisme Boubacar Boris Diop, la réalisation d’une véritable Unité africaine nécessite l’implication réelle des peuples c’est-à-dire les concernés au premier chef. Ceux-ci doivent, dans cette optique, être avant tout imbus de certaines valeurs cardinales telles que la solidarité, l’entraide qui constituait la marque essentielle de la société africaine traditionnelle.
La tolérance, une vertu à promouvoir
La crise politique qui a débouché sur le génocide perpétré contre les Tutsi est la conséquence des sentiments de haine que la classe politique avide du pouvoir est parvenu à cultiver au sein du peuple et à exciter chez celui-ci les passions les plus basses en effet, la moindre différence avec l’autre a été exploité de façon mesquine par certains politiciens mal intentionnés, à des fins personnelles
Par ailleurs, Boubacar Boris Diop est très sensible au sort fait aux enfants, les grandes victimes des crises en Afrique. Cette description qu’il donne d’eux en dit long sur l’attention qu’il leur porte : « Ces enfants cadavres aux yeux vifs et effarés 53».
Face à l’idéologie rampante de la haine qui n’épargne aucune frange de la population, l’auteur nous donne en exemple le personnage de Fadel qui est le symbole et l’incarnation vivante de la tolérance. C’est grâce à sa hauteur d’esprit qu’il a eu intégrer facilement la communauté villageoise de Wissombo. C’est ainsi qu’au même titre que les autres habitants, celui-ci participe quotidiennement aux activités socio culturelles du village. Il se conforme ainsi à l’esprit de la philosophie de Johanna Simento qui prône l’ouverture à l’altérité et pour qui la diversité culturelle ne peut que constituer une richesse pour celui qui sait en tirer profit.
Cette dernière ne donne pas une leçon de tolérance à ceux qui ont répondu à son appel : « Les chemins qui mènent à la montagne sont nombreux, parfois tortueux, et Baliba est la plus haute des montagnes, venez a moi mais garder vos croyances, cependant ne laissez pas les étrangers vous imposer leurs croyances54 ».
Ce que confirme l’humaniste et sage Amadou Hampaté Ba qui, de son vivant faisait du dialogue interculturel son cheval de bataille car par ailleurs, il demeurait convaincu que l’urgence pour le continent africain se trouve ailleurs que dans des confrontations entre religions ou entre sensibilités culturelles ou encore moins dans des replis identitaires, lesquels ne font que retarder le continent à tous les niveaux : « Face aux périls du temps, les croyants des diverses religions ne peuvent plus s’offrir le luxe mortel de se dresser les uns contre les autres en de vaines polémiques, en de vaines querelles. Le temps n’est plus aux conversions systématiques, de part et d’autre, mais à la convergence.
Aujourd’hui, il faut mettre l’accent non sur ce qui nous sépare, mais sur ce que nous avons de commun, dans le respect de l’identité de chacun (…) La rencontre et l’écoute de l’autre est plus enrichissant, même pour sa propre voie et l’épanouissement de sa propre identité, que les conflits et les joutes intellectuelles qui, de toute façon, sont rarement convaincantes55 ».
La dialogue interculturel, une nécessité sociale
Toujours sur la même lancé, Johanna refuse de faire une quelconque discrimination entre les gens qui ont décidé, en toute conscience, de la suivre. C’est ainsi qu’assaillie de toutes parts par des gens de divers horizons, elle prêche la communion fraternelle entre les hommes.
Toute chose considérée par Niakoly, représentant du Blanc, comme méfaits que celle-ci aurait commis puisque n’allant pas dans le sens des intérêts de ce dernier. Même si, par ailleurs, il reconnait d’attraction de Johanna : « (…) La liste de ses méfaits est longue. Jamais on n’avait vu cela ! De partout les gens affluaient a Wissombo, impressionnes par les grimaces de Johanna : non seulement les musulmans et les chrétiens, mais aussi ceux de toutes les autres ethnies, accourant parfois de pays étrange jusque la inconnus de Johanna elle-même 56».
Les valeurs humaines et morales incarnées et défendues par certains personnages comme Johanna ou Fadel reflètent, à n’en pas douter, les convictions profondes de l’auteur de Les chiens du crépuscule dont le parti pour les faibles est sans équivoque.
D’ailleurs le titre à la fois métaphoriques et thématique précité montre à suffisance que Boubacar Boris Diop ne tient aucunement à dissimuler ses prises de position.
Un parti pris pour les laissés pour compte
Le parti pris de Boubacar Boris Diop pour les peuples d’Afrique qui se sont retrouvés dans la précarité, au lendemain des prétendues indépendance, est sans ambages. De fait, très sensible au sort des peuples d’Afrique souvent victimes des calculs mesquins d’une classe politique inconséquente, il a tenu à manifester sa compassion en allant de visu l’ampleur de la tragédie qui a frappé le peuple frère Rwanda. Et notre écrivain tenait à faire ce déplacement sur le terrain même s’il est conscient que sa sensibilité allait être mise à rude épreuve.
A preuve, au cours de la visite des sites mortuaires, il n’a pas pu s’empêcher de citer dans Murambi, le livre des ossements ce propos de dépit voire de dégoût d’un afro américain : « Voilà, je me suis trompé toute ma vie. Apres ce que j’ai vu au Rwanda, je pense que les nègres effectivement des sauvages. Je n’ai plus envie de me battre pour rien du tout 57».
Toutefois, notre romancier a su garder toute sa lucidité et son sens de discernement. Ces deux qualités lui ont ainsi permis de faire la part des choses face à l’horreur du génocide. En fait, pour lui, la cause profonde du drame rwandais n’est pas à chercher au niveau du peuple mais plutôt au niveau de ses hommes politiques. Il partage ainsi l’analyse de Cornélius qui accuse plutôt les hommes politiques d’être le problème majeur de l’Afrique.
Cela dit, le peuple est plutôt présent ou considéré par l’auteur comme la victime des luttes que se livrent, en haut lieu, ceux-là qui aspirent au contrôle du pouvoir.
Par conséquent, c’est ce qui explique le fait que son engagement, pour ne pas dire son combat axé autour de la défense du peuple profond. En effet, pour lui, celui-ci est pris en otage par une classe politique avide du pouvoir ; laquelle n’hésite pas à utiliser tous les moyens, même les plus ignobles, pour y accéder ou s’en accaparer.
C’est dans cette logique que l’analyse de l’épitexte concernant cet auteur corrobore parfaitement son humanisme. En effet, sensible au drame vécu par le peuple frère du Rwanda, l’auteur de Murambi, le livre des ossements, en sénégalais bon teint, n’a pas hésité à participer, en compagnie d’autres écrivains, au projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire » initié par Fest’Africa (Festival de Littérature de Lille, en France) car pour ces hommes de lettres, il s’agissait « avant tout de partager le deuil avec le peuple rwandais parce que les frontières coloniales arbitraires ne devraient en rien être des cloisons qui séparent fatalement 58».
Ces écrivains, comme le souligne Nocky DJEDANOUN, « sont venus au Rwanda pour essayer de comprendre avec les rwandais les raisons du génocide et leur apporter leur modeste contribution à la recherche de la paix59 ».
Par ailleurs, de façon plus prosaïque, nous pouvons remarquer que les portraits dressés par l’auteur sont plus favorables aux personnages issus des couches sociales défavorisées ou à leurs défenseurs qu’à ceux qu’il considère comme « des chiens du crépuscule ». C’est ainsi que Badou est mis hors de cause par le narrateur au sujet de l’assassinat de son frère car «
(…) sa générosité le met au-dessus de ces bassesses 60», et Fadel est vu comme « source d’inspiration pour les meilleurs fils de ce peuple 61».
En revanche, à travers ce chiasme, Johanna donne un aperçu des traits de caractère d’El hadj Madicke sur le plan psychologique et moral : « L’ombre noire de son maitre blanc 62»
Celle-ci, quant à elle, est considérée comme une héroïne qui a « réellement vecu et risqué sa vie pour nous tous63 ».
Johanna occupe, en effet, suivant l’approche sémiologique, une fonction essentielle, dans le récit de Les tambours de la mémoire car remplissant presque tous les critères définissant l’importance hiérarchique.
Dans la même lancée, la prostituée Mumbi Awele nous est présentée dans les chiens du crépuscule comme une femme généreuse et intelligente, malheureusement victime du vicieux et sanguinaire président Nzo Nikiéma. La mort de celui-ci, dans des conditions mystérieuses et peu glorieuses sonne alors comme une revanche de l’histoire sur la dictature.
Par ailleurs, le parti pris en faveur des petites gens est si manifeste que l’auteur ne peut s’empêcher de donner parfois au lecteur un aperçu de la psychologie de certains de ses personnages.
Le cas de la prostituée, avec laquelle le narrateur de Le cavalier et son ombre a eu une longue discussion, est assez édifiant à ce sujet :
« Si j’essaie de traduire le sentiment de puissance qui se dégageait de Yande, je ne crois pouvoir y arriver qu’en disant, sans savoir ce que j’entends par la : Yande avait tout compris64 »
Bref, l’intention de l’auteur est d’arriver à établir un code affectif entre le lecteur et certains personnages qui incarnent les valeurs humanistes autour desquelles est axé son combat.
N’est-ce pas d’ailleurs cette volonté d’être en communion permanente avec le peuple profond qui a amené Boubacar Boris Diop à faire le choix d’écrire dorénavant dans sa langue maternelle, le wolof. Ce qui est, selon lui, une forme de réconciliation avec soi-même.
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Table des matières
PREMIERE PARTIE : L’HUMANISME
CHAPITRE I : L’APPEL À LA FRATERNITE HUMAINE
I-1 Le respect de la vie humaine
I-2 La fraternité humaine, facteur de cohésion sociale
I-3 L’Amour
I-3-1 L’amour charnel
I-3-2 La déshumanisation de l’amour
I-3-3 De l’amour à l’humanisme : l’exemple de Fadel
CHAPITRE II : TYPOLOGIE DES PERSONNAGES
II-1 Les personnages négatifs
II-2 Les personnages positifs
II-2-1 Le statut social de la femme revisité
II-2-2 La femme, symbole de la liberté et de la souveraineté véritable
II-2-3 La femme, gardienne des valeurs traditionnelles
II-2-4 Une autre perception de la femme prostituée
DEUXIEME PARTIE : UN ECRIVAIN ENGAGE
CHAITRE III : LE PANAFRICANISME
III-1 Le cadre spatial
III-2 Le cadre temporel
III-3 Le choix onomastique
III-4 La réhabilitation de l’héritage et du patrimoine culturels : une nécessité
CHAPITRE IV : POUR UNE PROMOTION DE L’UNITE AFRICAINE
IV-1 La tolérance, une vertu à promouvoir
IV- 2 La dialogue interculturel, une nécessité sociale
IV-3 Un parti pris pour les laissés pour compte
TROIXIEME PARTIE : UNE ESTHETIQUE AU SERVICE DE L’HUMANISME
CHAPITRE V : LE DISCOURS ET LE RECIT
V-1 L’oralité
V-1-1 Les apostrophes
V-1-2 Les dialogues
V-1-3 Les contes
V-2 Le discours
V-2-1 Le discours direct
V-2-2 Le discours indirect
V-2-3 Le discours indirect libre
CHAPITRE VI : LES PROCEDES NARRATIFS
VI-1 Les « anachronies » narratives
VI-1-1 Les analepsies
VI-1-2 Les prolepses
VI-1-3 Les mises en abyme
CHAPITRE VII : LES PROCEDES STYLISTIQUES
VII-1 Les figures de mots
VII-1-2 La comparaison et la métaphore
VII-2 Les figures de pensées
VII-2-1 La litote, une figure de style récurrente
VII-2-2 L’humour et l’ironie
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
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