LA FEMME SAUVAGE
LA FEMME SAUVAGE
En premier lieu, ce chapitre relate ma relation avec l’arbre et la forêt. J’y traite de la découverte de la femme-arbre à l’origine de ma pulsion artistique et de la manière dont elle se manifeste. J’explique d’où provient ma nature instinctive et en quoi elle m’est bénéfique dans mon processus de création. Je partage mes préoccupations sociales et écologiques révélées au long de mes années d’enseignement auprès des adolescents et des adolescentes. En second lieu, j’expose la vision poétique d’Heidegger et comment j’essaie de la vivre à travers mon art et dans ma vie de femme.
Communiquer ses rêves et élever sa conscience, c’est une invitation au dépassement de soi pour tout humain et on le comprend si l’on est attentif à la nature sauvage qui habite en chacun de nous, depuis bien avant notre avènement. Ce côté sauvage, que l’on nomme aussi instinct, nous aide à comprendre la vraie valeur de la nature qui nou entoure. La femme sauvage sait être à l’écoute de la forêt pour en tirer des connaissances utiles à son développement personnel et profitables dans ses rapports en société. Elle associe ses forces à celles de l’arbre afin de les transmettre à sa descendance, elle rêve d’un monde uni.
À l’écoute de cette force instinctive, je puise dans l’histoire des femmes sauvages qui m’ont précédé, un héritage riche en imaginaire créatif et en réflexion spirituelle qui s’ouvrent sur une recherche intérieure, tissant une pratique picturale poétique à un style métaphorique pour parvenir à la personnification de la femme-arbre .
Symbole d’interdépendance de l’humain avec la nature, la femme-arbre est la pierre d’angle de ma recherche qui a débutée avec les femmes des générations passées, mes grands-mères et les vôtres aussi.
Les racines de la femme-arbre
Mes racines sont ancrées sur un roc culturel riche et diversifié. Depuis toujours, l’art fait partie de moi. C’est l’héritage que m’ont légué mes ancêtres, bien avant que je naisse. Aussi loin que je me rappelle, le dessin et la peinture ont toujours été un outil de communication avec l’autre et un pont avec ma voix intérieure. À travers le geste créateur, j’essayais de comprendre le monde et je tentais de l’expliquer. Aujourd’hui l’Art me permet de m’exprimer sur la nature qui m’entoure de manière sensible et cette démarche de la maîtrise est l’occasion d’identifier les aspects singuliers de mon langage plastique. C’est aussi l’occasion de réfléchir à mes préoccupations écologiques, évidemment je parle ici de l’écologie au sens large de sa définition qui inclut l’humain en tant que composante de l’écosphère.
Les dix-sept dernières années, à enseigner les arts plastiques auprès des jeunes adolescents, m’ont confirmé l’urgence de répondre à ce besoin grandissant de m’engager comme artiste afin de partager ma conception de la femme-arbre (ou humain-arbre). À vrai dire, je désire exprimer ce besoin commun de retourner à nos racines afin de vivre en harmonie avec la nature. Les arbres-adolescents que je rencontre portent souvent des cicatrices profondes dans leur corps, mais les plus difficiles à adoucir sont celles de l’esprit. Je crois que c’est de notre responsabilité comme société et comme arbres adultes de les inviter à renouer avec cette nature sauvage apaisante qui les habite et qui nous habite tous. C’est en les guidant sur le sentier intérieur qu’on peut les accompagner dans la reconnaissance de leur force intérieure et ainsi leur faire découvrir la sève de la resilience.
Pour ma part, j’ai pris conscience de la femme-arbre il y a plusieurs années, bien avant de pouvoir l’identifier. C’est à travers l’œuvre littéraire de Clarissa Pinkola Estes que j’ai reconnu cette force sauvage qui m’accompagne depuis toujours. Dans son livre Femmes qui courent avec les loups (1996), cette psychanalyste et conteuse nous invite à retrouver notre force instinctive, notre nature sauvage, riche de dons créateurs, trop souvent enfouie. Le lien femme-arbre dont il est question dans son ouvrage est représentatif de ce que je ressens parce qu’on y traite de la nature profonde de la femme, de sa nature quand elle connaissait la vraie valeur de la forêt et de la pulsion créatrice dont elle est porteuse.
L’arbreté d’Heidegger
Depuis bien longtemps, je parcourais ma route avec ce sentiment intérieur de faire partie de la nature. J’avais besoin de retrouver un contact naïf avec le monde sans pouvoir expliquer clairement cette conviction qui m’habitait. Je savais que je m’identifiais à l’arbre et la forêt envahissait mes rêves mais il me manquait quelques notions pour éclairer ma pensée. C’est à travers la découverte de l’approche philosophique d’Heidegger au long de mon parcours que j’ai mis des mots sur le phénomène qui anime mon art et ma vie : La poésie pour exprimer l’essence de l’arbre, son arbreté .
Je compare cette essence à l’amour que je porte à mes enfants. Émotion comparable au sentiment que je nourris envers la forêt, de ce fait, la valeur de la forêt se définit dans le respect et l’amour que je lui porte. « On ne détruit pas ce que l’on aime, mais on lui offre la possibilité de s’épanouir » (Fahmi). Ce que nous réservons comme avenir à la forêt est le reflet de ce qui attend nos enfants puisque, de toute évidence, les destins sont liés. Notre dépendance à la nature assure notre survie et cette survie ne peut exister que si nous avons pleine conscience de la valeur des richesses naturelles qui nous entourent. Mon corps et mon esprit ne font qu’un. Je suis unie à la forêt, je suis femme-arbre.
Notre conscience humaine devrait nous retenir de détruire nos forêts. Nous devrions les épargner comme le suggère Heidegger. Pour le philosophe, épargner les forêts ne signifie pas renoncer à utiliser la ressource forestière pour les besoins fondamentaux que sont se loger, se vêtir et se nourrir. Il est plutôt question de préserver nos forêts des dommages et des menaces qui peuvent les mener à l’anéantissement. « …demeurer en poix…veut dire ce qui est libre et ce qui est libre signifie préservé des dommages et des menaces, préservé de…, c’est-à-dire épargné» (1958, Heidegger, p. 175). Épargner nos forêts de la destruction abusive, elle-même reliée à l’extinction d’autres espèces et à la possible extinction de la nôtre, celle dont parlent les écologistes tel Jean Lemire (1000 jours pour la planète, Radio-canada, 2013, émission Découverte).
Alors, comme femme porteuse de vie et en tant qu’artiste, surgit un questionnement : comment puis-je habiter la forêt de manière harmonieuse dans le but de sensibiliser ma communauté, à l’importance de préserver cette force naturelle, moi qui ne suis ni scientifique ni biologiste, moi qui suis simplement femme-arbre? C’est là que le phénomène concernant ma pulsion créatrice prend tout son sens, à travers la vision philosophique d’Heidegger. Humblement, il me faut libérer le regard du poète afin de livrer Varbreté de la nature qui m’entoure. La femme-arbre vibre de poésie, je vibre de cet arbre qui vit en moi et de ces baliveaux qui composent ma forêt.
La philosophie d’Heidegger propose à mon avis, une approche écophénoménologique pour sauver nos forêts. Comme il l’explique si bien, « sauver dans son sens ancien…n’est pas seulement arracher à un danger, c’est proprement libérer une chose, la laisser revenir à son être propre (à son est-sens) » (1958, p. 177).
LA FORÊT DE MES AFFILIATIONS ARTISTIQUES
La recherche à la maîtrise a été l’occasion de renouer et de découvrir plusieurs artistes, du passé et du présent qui, consciemment ou inconsciemment, ont comme préoccupation la nature sauvage qui les habitent. Or, ce chapitre présente un échantillonnage de quelques arbres magnifiques qui croisent leurs racines avec ceux qui partagent leur passion : l’amour de la nature à travers une poésie singulière. Avec toute modestie, je tisserai mes racines à celles d’Emilie Carr, artiste peintre et écrivaine canadienne, pour sa force sauvage, pour son amour de la forêt qu’elle peint ainsi que pour sa poésie. Ensuite, je présenterai l’arbre de Giuseppe Penone sculpteur et poète et l’importance de la forêt dans son processus de création, lui aussi est poète. Le dernier artiste avec qui je tisse un lien est Raoul Duguay. Bien qu’il soit avant tout philosophe et poète, sa vitalité et sa pensée écologique sont des aspects qui me marquent. Il y a dans ses peintures de la forêt, un aspect sauvage que je survolerai et que je mettrai en relation avec ma propre vision.
Tout d’abord je crois fermement que la vie se charge de choisir les personnes avec lesquelles nous avons des affinités. Il n’arrive jamais rien pour rien. Puisque la femme-arbre est à l’écoute de son instinct, je sais que les gens qui croisent mon sentier ont quelque chose à m’apporter et moi de même, inversement. Et puis, il existe plusieurs façons de faire des rencontres. Il y a le contact direct, les rencontres en chair et en os comme avec Duguay que j’ai rencontré lors d’une conférence organisée par l’AQÉSAP sur la créativité. Puis, les rencontres que l’on fait à travers les livres, souvent inattendues, comme la rencontre avec la vie et l’œuvre de Carr et celle des œuvres de Penone. Les artistes dont il est question ont tous été des rencontres formidables sur le sentier artistique.
La femme-arbre du passé et du présent
Je suis femme-arbre. La nature sauvage m’habite depuis la nuit des temps. Elle me provient de mes ancêtres qui l’ont reconnue et qui me l’ont transmise. Cette femme-arbre c’est aussi Emily Carr, bien qu’elle ait vécue à la fin des années 1800 à l’autre bout du Canada. C’est la même force sauvage qui a habité ses entrailles, qui a nourrit sa création artistique et littéraire et qui lui a révélé le vrai visage de sa forêt de Colombie-Britannique. Ses nombreuses excursions en milieu sauvage ont été des apprentissages et des découvertes précieuses qui lui ont fourni une ouverture sur une forêt avec laquelle elle avait le sentiment de partager une vérité profonde. Elle s’identifiait très bien à la nature, cette proximité avec l’arbre offrait à l’artiste une opportunité de réflexion sur son art et sur elle-même. Emily a écrit « the felt nature of the thing15» en parlant de la forêt, je reconnais ici la vision du regard du poète tel que perçu par Heidegger. Peindre, pour elle, était un acte spirituel, un lien sacré qui se tisse entre la femme et la forêt. On retrouve dans ses écrits une réflexion poïétique sur sa relation à l’acte de peindre. Ainsi, encore aujourd’hui, l’arbre se dévoile d’une manière unique et poétique à travers l’art d’Emily.
L’artiste avait compris en voyant ses forêts de pruches et de thuyas géants succomber aux mains de l’industrie forestière qu’il y avait un danger pour les espèces sauvages, y compris la nôtre. Emily, dans sa singularité solitaire, a été l’arbre qui se dresse dans sa différence au milieu d’une forêt homogène et qui se bat pour sa survie. Son art est précurseur du mouvement écoenvironnemental que l’on connaît aujourd’hui. Sa préoccupation d’instaurer une culture de respect envers la forêt et la faune qui l’habite est une réalité récurrente dans toute l’histoire de l’humanité puisque, depuis toujours, des individus se battent corps et âme pour préserver l’environnement. En fait, préserver la nature c’est en quelque sorte permettre la libération de notre nature sauvage, l’instinct souvent décrit comme le sixième sens qui nous pousse dans l’acte de création. Je mène cette bataille à ma manière en demeurant à l’écoute de la forêt et en laissant ce besoin de créer une poésie picturale s’exprimer dans l’intimité de mon atelier. Je ne sais pas quel lien mystique m’unit à Emily Carr mais, s’il en est un, c’est dans cette pulsion à peindre l’essence de la nature, l’essence de l’arbre.
Je fais partie d’un cercle sans fin, je ne suis qu’une suite à ce qui a déjà été, une continuation porteuse d’une nécessité créatrice et d’autres après moi viendront avec ce même besoin. Je n’invente rien de nouveau, je ne fais que rafraîchir en réactualisant des concepts qui existent depuis longtemps, depuis le vide avant la création du monde. Le monde n’est-il pas né du vide? Vide ne veut pas dire ne pas exister, mais plutôt se tenir devant le possible. Sur la toile blanche, il n’y a rien que du vide et, alors, tout est possible. Là, peut se dévoiler la vie. Comme l’exprime le philosophe français Henri Maldiney (1986, p. 177), « naître du Vide, c’est naître du souffle, c’est laisser naître la vie (…) du Vide est né le cosmos, dont émane le souffle vital. » Donc, du vide, je laisse naître l’œuvre porteuse de vie, issue de mon souffle intérieur. Dans ce vide où tout est possible, subsiste la nature sauvage, la femme-arbre, abstraite mais vivante par son respire en moi, le même souffle qui a animé Emily Carr. C’est la nature sauvage qui guide le geste transformateur dans mon processus de création. Ainsi, « dans le déploiement de ce geste perce l’essence de la parole : il n’indique pas, il montre en se montrant» (1986, Maldiney, p. 208). C’est aussi l’intention que portait Emily Carr : dévoiler l’essence de son langage, se dévoiler en dévoilant. Dans son œuvre « Formalized cedar » (figure 6), elle a peint une clairière au milieu des conifères où elle dévoile l’ouverture sur l’esprit de la forêt, une ouverture sur son monde intérieur.
L’Homme et l’arbre
Nature et culture sont deux idées-forces de l’œuvre de Giuseppe Penone. Ce sculpteur italien établit un lien entre l’arbre et l’humain, une proximité qui détermine un lien de parenté entre les deux entités. Avant d’être une quête représentative, une opération métaphorique ou symbolique, il s’agit, pour l’artiste, de rendre visible ce qui ressort des qualités intrinsèques du matériau. Il prend conscience qu’il se trouve devant beaucoup plus qu’un arbre. De ce fait, l’artiste, dans une résonnance poétique, donne à l’arbre une signification au-delà de la simple apparence. C’est cette idée qui touche mon travail. Il crée une ouverture dans la perception des choses. Il révèle Yarbreté de l’arbre, « c’est-à dire sa façon unique et inimitable d’être dans le monde » (Fahmi). Pour Penone, la forêt est atelier. La nature, source de son inspiration, nourrit toute son œuvre. L’artiste désire se joindre à la nature, en faire partie. D’une certaine façon, il habite son œuvre, il n’en est pas maître, il vit en harmonie avec celle-ci et tente de retrouver une unité perdue en s’appropriant divers matériaux issus de la main de l’homme pour les besoins de la civilisation. Il désire redonner à la matière sa vraie nature (figure 7). Il crée une ouverture dans la perception de l’arbre que l’on croit solide et figé mais, qui est en constante évolution, réceptif à son environnement. Sans aucun doute, il existe une interface entre l’homme et l’arbre.
L’esprit de la forêt
Les arbres s’entrecroisent comme les vies humaines. Certains sont droits et forts, d’autres plus fragiles. Il existe une multitude de formes et de couleurs dissimulées au creux de l’arbre qui caractérisent son essence. Raoul Duguay peint cette qualité imperceptible qui nous anime, notre nature sauvage, notre essence. Lui-même à l’écoute de sa propre force intérieure, ce philosophe québécois, poète et artiste multidisciplinaire, est à mes yeux un de ces arbres qui parle et agit en son nom propre et qui garde en éveil sa conscience sauvage.
CONCLUSION
La maîtrise a été un parcours jonché de questionnement et de découvertes, essentiel à mon bien-être spirituel et nécessaire à mon cheminement professionnel. Ce fut l’occasion de renouer avec mon atelier intérieur et d’en comprendre la manifestation dans mon quotidien d’artiste. De ce fait, je retiens que l’atelier, dans toutes ses formes, donne accès au savoir être de la nature sauvage et il m’apparait que la recherche de la femmearbre, si abstraite soit-elle, n’en demeure pas moins le projet d’une vie et ce passage n’a été qu’une introduction à son dévoilement. Il y a encore tant de création à venir.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 :
1. LA FEMME SAUVAGE
1.1 Les racines de la femme-arbre
1.2 l’arbreté d’Heidegger
CHAPITRE 2
2. LA FORÊT DE MES AFFILIATIONS ARTISTIQUES
2.1 La femme-arbre du passé et du présent
2.2 L’Homme et l’arbre
2.3 L’esprit de la forêt
CHAPITRE 3
3. UNE MÉTHODOLOGIE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
3.1 L’atelier-forêt
3.2 L’Écophénoménologie à travers l’esquisse
3.3 Particularités d’une démarche picturale poétique
CHAPITRE 4
4. ÉVOCATION MÉTAPHORIQUE DE LA FEMME-ARBRE ET DE LA FORÊT-HUMAINE
4.1 Le silence habité
4.2 Unité hétérogène
4.3 La saveur des saisons
4.4 Chair d’écorce
CONCLUSION
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