La féminisation de quelques noms de métiers dans Le Monde en France et Le Devoir au Québec au début du 21ème siècle

Déjà au moyen âge, la féminisation des noms de métiers se pratiquait. « Féminiser les noms de métiers » signifie nommer les femmes au féminin dans leurs rôles professionnels. Le but est de rendre les femmes plus visibles dans le monde du travail, et de « combattre [la] division des rôles et sa représentation mentale dans nos sociétés » (L’OBS, site internet) comme a dit Maya Surduts, l’une des porte-parole du Collectif national pour les droits des femmes (CNDF), dans un entretien dans l’article « La France reste un pays patriarcal » (L’OBS, internet). Cette visibilité des femmes, disent bien des gens, et la fusion des rôles professionnels promeuvent l’égalité des chances et le partage des responsabilités entre hommes et femmes.

La langue française accepte depuis longtemps de mettre les noms de métiers au féminin lorsqu’il s’agit des professions moins enviables, mais quand il s’agit des métiers plus prestigieux le féminin a semblé poser des problèmes. La journaliste et auteure Benoite Groult, présidente de la Commission de terminologie pour la féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions lors de sa création en France en 1984, a décrit dans un entretien en 1994, la situation ainsi :

Je trouve que le langage est très symbolique. C’est important d’être à l’aise dans les mots et de se désigner par un féminin comme on l’a toujours été. Au Moyen-Âge, on était une « venderesse », on était une « tisserande » et tout à coup, aujourd’hui, par une espèce de réflexe frileux – dans les professions de prestige, parce que dans les professions ordinaires ça passe très bien – On est » agricultrice » mais on est « écrivain » ! Dès qu’on monte en grade. C’est lié au prestige. On est « la secrétaire d’un patron » mais dans les postes supérieurs, on est « madame le Secrétaire d’État ». La « doyenne des Français » mais « madame le doyen à l’université ». Donc, ce n’est pas la langue qui refuse, ce sont les têtes. Et on voudrait simplement régulariser. Pas changer de langage. Faire fonctionner le féminin pour les noms de métiers, c’est tout.  (Groult, 1994). 

En 1986, Benoite Groult a résumé le problème tel qu’elle le voyait : « il faut bien que la réalité s’adapte. Tout le monde rira à des acrobaties que nous faisons pour éviter ce malheureux féminin. » (Groult, 1986). De même en 2000, la féministe québécoise Denise Bombardier est citée dans le livre La Grammaire en folie pour avoir constaté en réponse à une question de Bernard Pivot lors de l’émission Bouillon de Culture sur les raisons pour lesquelles l’Académie française refuse la féminisation des mots de métiers, que « [s]i l’Académie refuse la féminisation des noms de métiers c’est sans doute parce qu’il manque des femmes à l’Académie » (Bloch, 2005 : 150).

Les deux entités francophones, la France et le Québec ont eu des approches différentes à l’adoption d’une féminisation des noms de métiers. Le Québec au Canada privilégie le chemin de la féminisation et poursuit depuis les années 1970 une politique linguistique active, gérée par l’Office québécois de la langue française (OQLF). Les courants pour les droits civiques dans tous les secteurs de la société canadienne, la présence croissante des femmes dans la vie active et une prise de conscience croissante pour l’égalité femmes-hommes au Québec ont contribué à visualiser le besoin de parité entre hommes et femmes même dans l’usage du français. Dans la recherche antérieure menée par la linguiste Itsuko Fujimura et nommée La féminisation des noms de métiers et des titres dans la presse française 1988-2001, la chercheuse le décrit ainsi : « La situation au Québec s’explique par l’exigence plus forte de modernisation du français chez les Québécois, ainsi que par l’influence moins directe de l’Académie française » (Fujimura, 2005 : paragraphe 30 au format texte intégral).

En France, le processus d’adaptation de la langue à l’accession des femmes à des fonctions de plus en plus diverses s’est déroulé avec plus de lenteur. Itsuko Fujimura résume ce retard « par un conservatisme linguistique propre au monde académique, qui joue d’ailleurs un rôle dans la conservation du système de genre lui-même en français. » (Fujimura op. cit. : résumés au format texte intégral). Lorsque le gouvernement en 1984 est passé à l’action avec la commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes, l’Académie française, (chargée depuis 1637 de défendre le bon usage du français), s’est opposée à cette tentative et à celles qui ont suivi jusqu’en février 2019, quand elle a finalement renoncé à sa réticence et a accepté de reconnaître une évolution de l’usage quotidien de la langue française qui était déjà en marche depuis plus de trente ans.

En s’efforçant ainsi d’étudier quelles évolutions pratiques il serait souhaitable de recommander, mais aussi à quelles difficultés linguistiques la démarche peut se heurter, la commission s’est conformée aux méthodes éprouvées à l’Académie, qui a toujours fondé ses recommandations sur le « bon usage » dont elle est la gardienne, ce qui implique, non pas d’avaliser tous les usages, ni de les retarder ou de les devancer, ni de chercher à les imposer, mais de dégager ceux qui attestent une formation correcte et sont durablement établis.

(Académie française, site internet, page 4 au format pdf).

Il semble précipité et simpliste déjà dans notre introduction de conclure que le soutien à la féminisation des noms de métiers au Québec est dû uniquement à une politique linguistique active et que l’attitude apparemment têtue en France est due seulement au manque de progressisme d’une institution conservatrice comme l’Académie et autres institutions linguistiques et académiques françaises. Le retard de la féminisation en France peut aussi être dû à d’autres obstacles.

Nous allons examiner quels peuvent être ces autres obstacles. Dans ce but nous allons suivre les pas de la linguiste Itsuko Fujimura. Son étude démontre la féminisation des noms de métiers et des titres dans la presse française en observant les usages entre 1988 et 2001. L’étude met en évidence que certains noms de métiers se féminisent avec plus de célérité que d’autres et trouve l’explication pour cela dans des phénomènes linguistiques. Dans notre étude, nous allons nous appuyer sur les outils d’Itsuko Fujimura afin de comprendre le retard parfois lent de cette féminisation. Pourtant, pour commencer nous voulons consacrer une partie à ce que dit la grammaire sur le sujet de la féminisation et comprendre comment on féminise des noms animés en français, avant de passer à la partie corpus et méthode, ensuite à la partie résultats et analyse, et à la discussion finale. Donc, après avoir introduit le sujet et vu ce que disent certaines institutions et personnes de poids sur la question de la féminisation des noms de métiers, nous allons, dans la partie suivante, voir ce que dit la grammaire sur le genre grammatical et le féminin .

Présentation de la grammaire concernant cette question

Que dit la grammaire et que disent certains experts? 

D’après La Grammaire méthodique du français de Martin Riegel et al, « [t]out nom est pourvu d’un genre inhérent, masculin ou féminin. » (Riegel, 1994 : 274) comme par exemple le soleil, la lune. En outre, il y est des noms animés (sexués) appartenant à une catégorie « où la distinction des genres correspond en règle générale à une distinction de sexe » (Idem : 329), et « [s]i l’on considère qu’un mot est l’association stable d’une forme et d’un contenu lexical conventionnel, un même nom en tant que catégorie particulière de mot ne saurait avoir deux genres, puisqu’à la variation en genre est toujours associée une différence sémantique [relative au sens du mot]. » (Ibid : 330). On peut ainsi raisonner que le nom masculin policier et son féminin policière renvoient à deux personnes différentes avec leurs définitions particulières, bien que les deux noms soient construits à partir d’une même base et «partagent [ainsi] une partie de leur sens » (Ibid : 330).

En français, l’on attribue au genre masculin la représentation universelle (genre non marqué, ou masculin générique), tandis que le genre féminin ne peut jamais être que spécifique (genre marqué). Dans son étude, Itsuko Fujimura qualifie ce « masculin générique utilisé pour désigner la fonction seule, sans référence à une existence réelle ou potentielle ; par exemple un chirurgien dans une offre d’emploi [ d’] aspect inégalitaire » (Fujimura 2005 : 28 au format texte intégral). Selon elle, le genre grammatical (la catégorie masculin ou féminin d’un nom) en français est « un fait prédéterminé dans le lexique » (Ibid : 31). Elle écrit qu’elle « [partage] l’avis de Durrer (2002) qui affirme, suivant Bally, que « le sujet parlant, qu’on le veuille ou non, attribue [en français] une valeur sémantique au genre morphologique […]. Ce n’est donc pas dans un contexte particulier que des connotations, des effets sont produits, mais ils sont inhérents aux substantifs. » » (Ibid : 33). Elle conclut que « le remplacement de le professeur par la professeur(e)[…] ne concerne pas simplement l’indication du sexe du référent, mais entraine aussi une modification du signifié du mot » (Ibid : 33).

Dans son ouvrage sur la féminisation des noms de métiers, Le/La Ministre est enceinte, le linguiste Bernard Cerquiglini discute le privilège accordé au genre masculin. Il pose la question suivante : « le genre masculin en français porte-t-il des valeurs de neutralité qui le qualifient pour désigner des fonctions, indépendamment du sexe de la personne qui les occupe ? » (Cerquiglini, 2018 : 61). Il raisonne toutefois que « [l]’emploi du masculin de façon générique n’est pas une obligation inhérente à la langue, mais un choix ; l’alternative est ouverte » (Idem : 65). Il finit par justifier l’usage du masculin générique et du féminin spécifique. « Cette alternance au singulier d’un générique masculin (dans un contexte qui s’y prête) et d’un spécifique qui apparie le genre et le sexe peut paraître subtile ; elle l’est. C’est ainsi que fonctionne la langue française et que l’on doit en user. » (Ibid : 84). Selon Cerquiglini « les meilleurs spécialistes de la langue française s’accordent, quels que soient leurs présupposés et leur démarche, sur l’idée d’un lien naturel entre le sexe de la personne et la dénomination de sa profession » (Ibid : 49).

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Table des matières

Introduction
1. Présentation de la grammaire concernant cette question
1.1. Que dit la grammaire et que disent certains experts?
1.2. Comment fait-on pour féminiser un nom de métiers ?
1.3 Quelques considérations sur le suffixe -eur
2. Corpus et méthode utilisés
2.1. Corpus
2.2. Méthode
2.3 Que dit Le Robert sur l’étymologie et la forme féminine des neufs noms de métiers ?
3. Résultats et Analyse
3.1. Résultats
3.2. Progrès de la féminisation
3.3. Analyse
3.3.1 Facteur sémantique
3.3.2. Facteur lexical
3.3.3. Facteur sociolinguistique
4. Discussion
Conclusion
BIBLIOGRAPHIE

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