Charles d’Albert d’Ailly, duc de Chaulnes
Pour le conclave de 1667, Louis XIV, gouvernant par lui-même depuis 1661, confia à un grand du royaume les intérêts de la France à Rome. Charles d’Albert d’Ailly (1625-1698) appartenait à une des plus puissantes familles aristocratiques du royaume. Issue de la petite noblesse provençale, elle acquit ses titres de gloire en la personne de Charles d’Albert (1578-1621), grand fauconnier et favori du jeune Louis XIII, devenu son principal ministre après l’exécution de Concini97 et comblé de gratifications par le monarque. Il fut titré duc de Luynes et nommé premier gentilhomme de la Chambre – charge qui lui donnait un accès direct et illimité aux appartements privés du roi – et connétable de France – chef suprême des armées en l’absence du souverain. Il fit étendre les faveurs royales sur ses proches. Son frère Honoré (1581-1649) fut fait maréchal de France (1619) et duc de Chaulnes (1621), et fut chargé du gouvernement de plusieurs provinces après la mort de Luynes. Fils d’Honoré, Charles d’Albert d’Ailly bénéficia dès sa naissance du prestige familial. Il avait reçu pour parrain et marraine le duc de Buckingham, principal ministre du roi Charles Ier d’Angleterre, et la reine Henriette-Marie d’Angleterre, soeur de Louis XIII98. Il entreprit une carrière militaire, obtint le grade de maréchal de camp (1651) et fut nommé pour commander la compagnie des Chevau-légers de la Garde ordinaire du Roi (1664). En 1653, il avait hérité du duché de Chaulnes, à la mort de son frère aîné. Lorsqu’il fut choisi par Louis XIV, avec le caractère d’ambassadeur extraordinaire à Rome, ce n’était pas par pur hasard. Si le duc n’avait pas eu auparavant d’expérience gouvernementale ou diplomatique, sa position hiérarchique était la raison majeure de sa nomination, compte tenu du contexte explosif des relations franco-romaines.
En août 1662, un incident, connu sous le nom d’« affaire de la garde corse », déclencha une grave crise diplomatique entre Louis XIV et Alexandre VII. Une rixe dégénéra entre des soldats de la garde corse du pape et des Français chargés de la protection de l’ambassade de France : des coups de feu furent tirés sur le carrosse de l’ambassadeur, le duc de Créquy, et un page fut tué. À une époque où l’incident diplomatique relevait du sens de l’honneur, en raison de l’immunité des diplomates proclamée par le droit des gens, un tel épisode ne pouvait être ignoré. Toute offense exigeant une réparation – s’attaquer à l’ambassadeur revenant aussi à s’attaquer au roi lui-même –, Louis XIV réclama du pape des excuses publiques102. Lorsqu’il apprit que Créquy avait quitté Rome pour des raisons de sécurité, le roi ordonna le départ du nonce apostolique, Celio Piccolomini, en octobre 1662103. Faute d’obtenir satisfaction, Louis XIV ordonna l’annexion du Comtat Venaissin – alors possession pontificale – et menaça Rome d’une expédition militaire. Alexandre VII finit par s’amender. Le traité de Pise, signé en février 1664,mit un terme à la crise104 et reconnaissait par ailleurs une suprématie diplomatique de la France à Rome, comme en témoigne l’article 9 du traité : « Sa Sainteté ordonnera d’une manière précise et efficace à ses Ministres de porter à l’Ambassadeur de sa Majesté le respect qui est deu à celuy qui représente la personne d’un si grand Roy, Fils Aisné de l’Église, tant aimé, et estimé de sa Sainteté »105. Il fallait cependant travailler au rétablissement normal des relations diplomatiques. Créquy était rentré en France en décembre 1662. Il ne restait plus à Rome qu’un chargé d’affaires, l’abbé de Bourlémont. En avril 1664, Louis XIV avait demandé à Créquy, dont le retrait aurait pu être interprété comme un désaveu de son action, de reprendre l’ambassade. Alexandre VII reçut cette nouvelle avec amertume, en raison des violents démêlés dont il tenait Créquy pour responsable, et reçut ce dernier avec froideur. Les dépêches successives du duc rendaient compte d’une situation extrêmement tendue. « Il y a la plus grande difficulté à faire passer aucune grâce par les mains de l’ambassadeur » avouait Mgr Ravizza, auditeur du légat Chigi, à Lionne, secrétaire d’État aux Affaires étrangères108. Exaspéré, Créquy obtint son rappel et quitta Rome en avril 1665. Il laissait une situation particulièrement embrouillée, notamment dans les relations avec un certain nombre de cardinaux et avec la reine Christine de Suède, mais aussi avec plusieurs collaborateurs zélés de l’ambassade. Au terme de son ouvrage sur l’ambassade de Créquy, Charles de Mouÿ concluait qu’il « n’était pas préparé au rôle d’ambassadeur ».
Il était donc nécessaire de renouer avec le prestige de la fonction, moyennant la nomination d’un personnage du même rang social que Créquy, à savoir un duc. Le choix se porta sur Chaulnes, qui accepta cette mission sur les instances de Lionne et reçut le caractère d’ambassadeur extraordinaire. Sa première et urgente mission était la résolution de l’affaire du formulaire janséniste. Sans entrer dans les détails de cette longue querelle théologique – transformée au XVIIIe siècle en combat politique – notons que le jansénisme était une doctrine religieuse imposant une vision rigoriste du rôle de la grâce dans le salut de l’homme, et sous-évaluant la participation humaine aux efforts spirituels. Répandue au milieu du XVIIe siècle dans le clergé séculier, dans certaines congrégations religieuses – l’abbaye de Port-Royal, à Paris, en fut le grand sanctuaire – et parmi les milieux intellectuels, cette doctrine avait été condamnée par Innocent X en 1653112. En 1656, Alexandre VII imposa au clergé français la signature d’un formulaire d’adhésion à la condamnation de 1653, mais l’affaire traîna en longueur. En 1664, quatre évêques manifestèrent publiquement leur refus de signer le document pontifical et publièrent une lettre pastorale, aussitôt condamnée par le pape, qui exposait leurs motivations. La bulle pontificale était en outre systématiquement bloquée par les Parlements113 et un dialogue de sourds s’était installé entre les deux Cours114. Parti en mai 1666, Chaulnes entra dans Rome au début du mois de juillet, muni des instructions de Lionne, composées de trois mémoires, dont un concernait le futur conclave. À peine arrivé à Rome, il comprit que sa première mission était de réconcilier l’ambassade et la Ville, et travailla à reconquérir la faveur des Romains, comme l’expliquait à Lionne l’abbé de Machaut : « [Les Romains] ont tout de suite remarqué sa disinvoltura. Vous connaissez la force de ce mot : il comprend trois ou quatre qualités qui, comme vous savez mieux que moi, ne sont pas les moins nécessaires pour la pratique de cette cour ».
Gérin a, pour sa part, dressé un portrait au vitriol du duc, le comparant à son prédécesseur et allant jusqu’à dire : « Ni l’un ni l’autre duc n’avait la moindre aptitude pour les missions diplomatiques, et l’on ne saurait dire lequel ignorait davantage les intérêts et les droits respectifs de Rome et de la France ». Il s’agit là d’un jugement exagéré que nous allons tenter d’infirmer. Peu après son installation à Rome, Chaulnes manifestait, au témoignage de Machaut, des dispositions positives quant à l’accomplissement de sa mission : « M. et Mme de Chaulnes ont une joie indicible de se trouver dans un si beau poste […] Ils ne commencent pas seulement de s’apercevoir de sa grandeur ; mais je vous puis assurer qu’ils le trouvent et qu’ils le goûtent le plus agréablement du monde ». Lorsqu’il prit en mains cette charge, Chaulnes fut confronté à un Alexandre VII à la fois malade – il délaissait de plus en plus les affaires – et définitivement mortifié par le traité de Pise, dont il reculait sans cesse l’exécution, poussé par ses influents neveux, le cardinal Flavio Chigi, principal ministre, et don Agostino Chigi. La mort du pape, qui arriva le 22 mai 1667, avait donné à Chaulnes plus de dix mois pour appréhender les milieux et l’esprit romains, et préparer soigneusement l’entrée en conclave.
Une triple mission diplomatique à l’épreuve du conclave
La lecture des plus pertinents traités de diplomatie des XVIIe et XVIIIe siècles – ceux du Néerlandais Abraham de Wicquefort, du Français François de Callières et du Suisse Emer de Vattel125 – nous permet de relever trois missions principales du diplomate, que Jean-François de Raymond appelait « la triple dynamique de la diplomatie »126 : la représentation, l’information et la négociation. Il convient d’en évoquer les spécificités, dans le cadre bien particulier du conclave.
La représentation ou le service de la gloire du roi
L’ambassadeur est avant tout le représentant officiel d’un souverain ou d’un gouvernement à l’intérieur des frontières du pays où il a été nommé, ou dans le cadre d’une mission bien déterminée dans les termes de ses lettres de créances. Saint-Chamond et Chaulnes avaient été nommés ambassadeurs extraordinaires. Si Mazarin lui avait promis ce caractère, Lionne n’arrivait à Rome, en 1655, que muni du titre d’ « envoyé », ce qui lui faisait craindre de ne pas pouvoir faire entendre aussi facilement sa voix et de ne pas obtenir un réel crédit auprès des cardinaux et des autres diplomates européens. À peine arrivé à Rome, il entretint le comte de Brienne, secrétaire d’État des Affaires étrangères, sur la nécessité de hâter sa nomination :
« Lorsque j’eus l’honneur de recevoir les commandemens de S. E., il me fit la grâce de me dire que S. Mté trouvoit bon que j’eusse la qualité d’Ambasadeur extraord[inai]re en Italie, mais que, pour certaines raisons, je devois auparavant aller à Rome en qualité seulement d’envoyé, ce qui n’empescheroit pas qu’on ne sceut que j’estois destiné à cette autre Ambasade, affin que j’en eusse plus de crédit et plus d’honneur. »
En attendant, Lionne ne pouvait, dans son comportement, s’auto-octroyer les privilèges et le train de vie réservés par l’étiquette romaine aux ambassadeurs, tant à la Cour que dans la Ville. Il préféra donc s’en tenir, dans ses premiers contacts, à son caractère d’envoyé :
« […] dès avant-hier, j’escrivis à M. Tevenot que je le priois de déclarer à messieurs nos Card[in]aux que, prévoiant que la qualité d’Ambasadeur en Italie, en laquelle ils avoient la bonté de me traiter, pouroit causer quelque embaras, et nuire aux affaires, je les supliois de ne m’en plus honorer, et que je me tiendrois très satisfaict qu’ils me traitasse [sic] doresnavant comme seulement envoyé. »
En l’absence du Souverain Pontife, la présentation des lettres de créances devait être faite au Sacré-Collège, qui assurait l’intérim de la fonction pontificale. En effet, « les rapports diplomatiques ne sont et ne doivent pas être rompus par le fait de la mort du Pape ». L’unique contact officiel des ambassadeurs avec les cardinaux, avant leur claustration, était matérialisé par une cérémonie réglée par le protocole romain. Les représentants des États catholiques devaient prononcer une « harangue », c’est-à-dire un discours académique, en présence de l’ensemble des membres du Sacré-Collège. Un tel discours s’apparentait à première vue à un sermon. Il devait représenter aux électeurs la gravité et la grandeur de leur tâche, et l’importance d’élire un pape possédant les qualités et les vertus dignes de cette haute fonction. Dans son discours du 1er août 1644, après avoir rappelé la « grandeur » des actions divines et de la fondation de l’Église par le Christ, Saint-Chamond évoquait le rôle essentiel attribué à « cette auguste compagnie » cardinalice : « […] le ciel [a] voulu donner à vos Ém[inen]ces quelque part en l’infaillibilité de l’Église, comme elles sont toutes entières à la pourvoir d’un bon pasteur et la Chrestienté d’un père commun ». Il fallait aussi flatter la dignité des cardinaux pour s’attirer leur bienveillance.
Fort de cette captatio benevolentiæ, l’ambassadeur devait rappeler aux cardinaux leur devoir : il leur fallait mettre de côté les intérêts humains et se soumettre aux inspirations du Saint-Esprit. En outre, ils devaient travailler à « éviter les malheurs que les conclaves ont tousjours apportez lorsqu’ils ont esté trop longs ». Et l’ambassadeur de citer plusieurs exemples de longs conclaves en pointant du doigt la menace du schisme : « […] l’histoire nous apprend que de trente schismes qui ont affligé l’Église depuis sa naissance, la plupart ont pris leur origine dans les sièges vaccans »136. Une telle insistance pouvait aussi s’accompagner de certaines mises en garde donnant au discours le caractère d’une leçon de morale. Ainsi, en 1655, selon les mots de Lionne, les cardinaux étaient invités à introniser « un [candidat] qui n’aura pas ensuite à faire connaître, à travers les relations des conclaves et la renommée publique, qu’à cause de trafics illicites et de pactes aussi détestables et condamnés par les sacrés canons […], il se soit comme furtivement déguisé sous l’habit pontifical, exerçant témérairement la toute-puissance apostolique […] ». Nous verrons que, derrière cette moralisation du processus électoral, fondée sur un rappel des prescriptions du droit canonique, les diplomates ne manquaient pas de chercher à en contourner plus ou moins adroitement les obstacles, afin de jouer de leur influence sur les scrutins. Cette première partie de la harangue, très didactique, devait s’appuyer sur une maîtrise sérieuse de la doctrine catholique, du droit canonique, de l’ecclésiologie et de l’histoire de l’Église.
La deuxième partie du discours était plus « nationale » et mettait en évidence le rôle singulier de la France à l’égard de l’Église romaine : « Nos Roys véritablement très chrestiens ont sans contredict plus que tous les autres monarques de la Chrestienté accreu les revenus et l’authorité de l’Église ». Le discours prenait ici une tournure plus politique. Saint-Chamond faisait ainsi un éloge dithyrambique de l’enfant-roi dont il était le représentant : « Messieurs, le Sacré Collège ne doit pas moins attendre d’assistance en cette occasion et en toute autre du Roy mon maistre, puisqu’il est né dans les miracles, les victoires et les triomphes, et qu’il est issu de la tige de sainct Louis et de plus dévot père et de la plus pieuse mère qui ayent jamais porté sceptre »139. L’union naturelle de la Papauté et de la France devait ainsi être clairement manifestée dans le cadre du conclave : « Je suis donc ici, Messieurs, pour vous assurer que Leurs Majestez veullent conserver cette union inviolable avec le Sainct Siège et avec cette très saincte et très auguste compagnie »140. Saint-Chamond voulait avant tout manifester la protection spéciale de la France sur le conclave, afin d’en garantir la liberté141, en insistant à cet égard sur « la puissance de la France, que touttes les autres nations doivent aymer ou craindre ». Les victoires récentes, sur le terrain de la guerre de Trente Ans – la bataille de Rocroi, en mai 1643, avait profondément marqué les esprits – étaient là pour le prouver143. Une telle insistance, dans le style propre à la rhétorique baroque, visait à délivrer aux cardinaux une sorte de message subliminal, à savoir « faire connaître officiellement les intentions du roi, non quant aux personnes, ce qui constituait un domaine réservé à d’autres négociations, mais quant aux principes qui devaient inspirer les votes du Sacré-Collège ». Habitués à ce genre d’artifices, les cardinaux ne pouvaient pas ne pas lire en filigrane les intentions du roi de France. En cherchant à impressionner le Sacré-Collège, Saint-Chamond voulait persuader les différentes factions, en pleine querelle après le long pontificat d’Urbain VIII, que la France était la seule à pouvoir assurer la liberté de l’élection face aux menées de l’Espagne… à condition bien sûr que les cardinaux suivent les impulsions françaises. En 1655, Lionne voulait rassurer et tenta de donner le change en soulignant l’impartialité du roi : « […] Sa Majesté proteste hautement devant le même Dieu, et devant toute la Chrétienté, qu’elle n’a en cela aucune passion privée, ni aucun savant intérêt, mais seulement un désir très sincère et très véhément du bien majeur de la sainte Église ».
Malgré toutes ces précautions oratoires, la harangue pouvait parfois produire un effet négatif. En 1655, étant arrivé après la fermeture des portes du conclave, Lionne communiqua par écrit le texte de son discours. Après les préliminaires habituels, l’ambassadeur se livra « à une critique acerbe et violente du pontificat et de la personne d’Innocent X », résumé des tensions entre la France et ce pape. Sans nommer le défunt pontife, Lionne livrait, au fil de son discours, un portrait-robot de l’anti-candidat à la Papauté qui correspondait clairement à Innocent X. Les cardinaux étaient invités à choisir un candidat « qui, en se croyant ici-bas chef suprême et absolu, ne s’abandonne pas à son génie propre et à des rancoeurs privées »148, évoquant l’inimitié personnelle de l’ancien cardinal Pamphilj pour Mazarin. Lionne accusa même Innocent X d’avoir empêché la paix européenne, par son opposition intransigeante aux traités de Westphalie. L’ambassadeur espérait donc le choix d’un candidat.
L’ambassadeur avait-il outrepassé ses droits ou son propos correspondait-il à ses instructions ? Proche collaborateur de Mazarin et représentant officiel des intérêts de la France, Lionne était tenu de prendre leur défense face à l’attitude jugée hostile d’Innocent X. Jules Valfrey notait, en commentant la harangue : « Sa rédaction, vive jusqu’à l’intempérance, n’a pu être évidemment que l’oeuvre d’un homme trop directement placé sous l’influence des mécomptes et des animosités que ressentait Mazarin ». Ajoutons toutefois que la fonction représentative incluait aussi des plaintes, lorsqu’un pays sentait ses intérêts menacés. Lionne se justifiait en invoquant son devoir : « J’ay creu, Monsieur, qu’il estoit de la dignité du Maistre que j’ay l’honneur de servir que le feu Pape n’eust pas maltraitté dix ans durant la France avec tant d’indignité, sans me servir de la conjoncture de l’élection de son successeur, pour luy faire cognoistre premièrement son devoir et ses obligations, et après quelle doit estre sa conduite envers le premier Roy de la Chrestienté ». La mort du pape n’obligeait pas les diplomates à enterrer la hache de guerre. Ils devaient bien plutôt avertir le Sacré-Collège de la crise des relations diplomatiques, quitte à faire « le procès au cadavre ».
L’information, un devoir d’observation exigeant
La seconde mission du diplomate est l’information. L’ambassadeur devait être au quotidien un observateur des faits, des gestes et des moeurs de la cour auprès de laquelle il était envoyé. Il lui fallait noter scrupuleusement les renseignements susceptibles d’informer son gouvernement sur les institutions, les personnages, les forces politiques, les conflits internes, les ressources et les carences financières et militaires167. Cette mission exigeait d’abord une grande maîtrise de l’écrit. Le diplomate devait en effet envoyer régulièrement à son gouvernement des rapports, les « dépêches ». En temps de conclave, l’échange épistolaire réclamait une grande discipline. La durée du conclave était quasiment imprédictible, du fait des nombreuses circonstances aléatoires qui entouraient l’élection. Le conclave de 1644 a ainsi duré 38 jours, celui de 1655, 80 jours, et celui de 1667, 19 jours. À cette imprévisibilité s’ajoutaient les contraintes spatio-temporelles de l’époque. Les communications entre l’ambassadeur et sa Cour, en raison des longues distances et des aléas climatiques et conflictuels, reposaient essentiellement sur l’endurance des « courriers », les cavaliers chargés de porter les dépêches. Informé de la mort d’Urbain VIII, Saint-Chamond envoya sa dépêche le jour même, 29 juillet 1644. Elle était sur le bureau de Mazarin le 9 août, soit 12 jours après168. Si, en temps normal, l’ambassadeur employait la « voie ordinaire », à savoir le service des postes, il utilisait, en cas d’urgence, « l’extraordinaire », c’est-à-dire l’usage de courriers expérimentés, comme en témoignait Hugues de Lionne, en avril 1655 : « Je n’ay pas jugé devoir arrester le départ de l’ord[inai]re pour attendre ces espreuves, parce que j’ay un meilleur courrier tout prest pour porter la nouvelle de l’élection si elle réussit »169. Lionne a pu bénéficier de la célérité d’un courrier nommé Marquin et louait sa rapidité, au contraire du service postal ordinaire : « J’ay receu cette semaine deux dépesches de V. E., l’une du 5e de fév[rie]r, que je n’ay eu que la dernière, par l’ordinaire de Lyon, et l’autre du 13e du mesme mois, par le courrier Marquin, qui a faict la mesme diligence à son retour qu’en allant, n’ayant esté que neuf jours et demy » .
Il fallait aussi compter sur les risques d’insécurité, qui pouvaient entraver les échanges épistolaires, au point de parfois provoquer la subtilisation des dépêches. En février 1655, Lionne déplorait « le vol qui fut faict dernièrement du courrier de Lyon » et évoquait la crainte du cardinal de Hesse172, que Lionne cherchait à fidéliser, de ce que « les Espagnols n’ayent eu cognoissance de ce qu’on traittoit de sa part », au cas où ces dépêches fussent tombées entre leurs mains. Le contexte de la guerre menaçait aussi la circulation des dépêches dans les zones concernées par les opérations militaires. Fin juin 1667, Chaulnes écrivait à Lionne : « Le courrier que j’ay envoyé au Roy le 26 du passé sur la mort du Pape [Alexandre VII] n’est pas encor arrivé, et je croy que ces Flamans, ou peut estre Castelrodrigo, l’auront fait prendre, ne pouvant rien faire de pis ». La guerre de Dévolution venait d’éclater et Louis XIV s’était rendu en Flandre pour commander l’armée française. L’urgence de la conjoncture conclavaire exigeait de l’ambassadeur de ne négliger aucun de ces aspects pour communiquer à sa Cour des informations de la plus grande importance, et recevoir en échange des instructions susceptibles d’être rectifiées, en raison des circonstances fluctuantes de l’élection. Ces instructions étaient principalement fondées sur les informations communiquées par les diplomates.
L’ambassadeur ne devait toutefois pas se cantonner aux affaires du conclave. Il lui fallait continuer à accomplir sa tâche d’observateur des différentes réalités susceptibles d’intéresser son gouvernement. Il s’agit par exemple des opérations militaires autour de l’État ecclésiastique, susceptibles de menacer plus ou moins directement le déroulement du conclave. Saint-Chamond évoquait à plusieurs reprises la réaction française aux mouvements de l’armée espagnole dans le royaume de Naples en 1644. Lionne rapporta les manoeuvres de la flotte napolitaine sur les côtes toscanes en 1655. La surveillance des personnes réputées ennemies de la Couronne était aussi une tâche essentielle de l’ambassadeur. En 1655, la présence à Rome du cardinal de Retz, condamné pour crime de lèse-majesté, était un des principaux sujets d’investigation d’Hugues de Lionne. Celui-ci notait, au mois de mars, les rumeurs émanant de la résidence de Retz à Rome : « On commence à pratiquer, dans la maison de monsieur le Cardinal de Retz, ce qui s’y faisoit autrefois dans Paris. Il en sort de fois à autre des bruits étéroclites qui n’ont nul fondement ».
L’argent étant le nerf de la guerre, mais aussi de la diplomatie, les questions matérielles étaient tout aussi capitales dans la correspondance entre l’ambassadeur et sa Cour. Le diplomate devait régulièrement réclamer des versements d’argent, qu’il recevait par provision – par une lettre de change – auprès de banquiers et de financiers accrédités. Ce moyen efficace et sécurisé avait toutefois quelques limites, notamment lorsque la banque ne pouvait fournir la quantité demandée, faute d’approvisionnement. En août 1644, Saint-Chamond écrivait à Mazarin.
Cet argent permettait à l’ambassadeur d’assurer sa subsistance et celle de son personnel, mais aussi de tenir le train de vie adapté à sa position de représentant d’un souverain puissant et d’assurer les dépenses liées aux coûts habituels de l’activité diplomatique proprement dite : frais de correspondance, d’expédition et de voyage, entretien des relations humaines, etc. L’ambassadeur était souvent contraint d’avancer certaines sommes, en situation d’urgence, comme le fit par exemple Lionne pour dépêcher un courrier à Mazarin, fin janvier 1655185. Des sommes importantes étaient aussi employées pour entretenir le réseau francophile à Rome, entre les pensions attribuées à certains cardinaux et à la clientèle aristocratique de la France, comme en témoigne cette répartition effectuée par Lionne au début du conclave de 1655 :
« Je payeray à Mr le duc de Bracciano vingt mil livres. V. E. m’a aussi donné ordre de payer une année de la pension de Mr le Card[in]al Bichi, en cas qu’arrivant icy, j’apprisse qu’elle n’eust pas esté payée par delà. Monsignor Bichi m’a désjà signifié que non, et je l’ay prié d’attendre encore deux ordin[ai]res, après quoy je luy donneray satisfaction. Ainsi voilà trente huict mil francs qui s’en iront, dix mil à Mr le prince Carbognano, comme elle me l’ordonne par sa dernière lettre. »
La dépêche était aussi l’occasion pour l’ambassadeur de recommander à la protection du roi certains serviteurs de la France à Rome, et d’implorer des faveurs à leur égard. En avril 1644, Lionne rappelait au bon souvenir de Mazarin les services rendus par un abbé Tinti, agent du duc de Bracciano : « Mr l’abbé Tinti se recommande à la protection de V. E. pour les libéralité et recognoissance qu’il attend du Roy des services qu’il dit avoir rendus depuis si lontemps, sans avoir receu le moindre petit régale »187. Enfin, sous le ministériat de Mazarin, l’ambassadeur pouvait avoir à rendre compte de certaines missions concernant les intérêts familiaux et clientélaires du cardinal à Rome. Lionne, en raison de sa grande proximité avec le cardinal, s’était vu confier deux neveux de Mazarin par leur oncle, le prélat Mancini, pour les conduire en France à la fin de sa mission188. Nous voyons finalement qu’il était exigé de l’ambassadeur une réelle application à collecter les renseignements les plus variés et de grandes compétences pour traiter efficacement de sujets et de missions bien divers.
La négociation, un travail d’horloger
La mission la plus délicate de l’ambassadeur était sans aucun doute la négociation. Le diplomate était régulièrement chargé de défendre les intérêts de son gouvernement ou de travailler à obtenir des avantages spécifiques. Ces négociations se réalisaient dans le cadre de relations personnelles avec les gouvernants locaux et leurs collaborateurs. À Rome, la négociation était une activité permanente. Les gouvernements représentés auprès du pape cherchaient d’abord à défendre les intérêts des Églises nationales, d’une manière plus directe qu’en traitant avec les nonces apostoliques accrédités auprès d’eux. Il s’agissait essentiellement d’obtenir des avantages, de confirmer des privilèges, de veiller à la confirmation des évêques nommés par les souverains, de soutenir des candidats au cardinalat ; mais aussi de résoudre des différends : conflits d’intérêts ou de juridictions entre institutions ecclésiastiques ou religieuses, et surtout conflits d’ordre fiscal concernant les revenus ecclésiastiques – par exemple, au sujet du droit de régale, ou des collectes et taxations de la Chambre apostolique.
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Table des matières
INTRODUCTION
Lexique des abréviations
Première partie. L’ambassadeur à Rome, pivot des stratégies conclavaires de la France
Ch. I. Les ambassadeurs de France à Rome : des hommes de choix aux profils variés
Ch. II. Une triple mission diplomatique à l’épreuve du conclave
Ch. III. Outils, artifices et contraintes de la négociation conclavaire
Deuxième partie. Les réseaux romains de la France dans la bataille du conclave
Ch. I. La « faction française », avant-garde de la politique conclavaire de la France
Ch. II. Les réseaux secondaires : la Cour et la Ville
Ch. II. Leitmotive et écueils des pratiques factionnelles
Troisième partie. Un jeu d’équilibre périlleux : les normes canoniques face aux interventions princières
Ch. I. Les garde-fous canoniques du conclave
Ch. II. L’exclusive : une arme à double tranchant ?
Ch. III. Évolutions et bilan de la pratique conclavaire de la France
CONCLUSION
Annexes
Sources et bibliographie
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