La fabrique d’une écriture : le début d’un acte éthique

REGARD DRAMATURGIQUE SUR LE THÉÂTRE DE VOIX DE SANTIAGO LOZA : UNE ANTI-ESTHETIQUE

Notre premier contact avec l’écriture de Santiago Loza s’établit à partir de l’analyse dramaturgique de deux pièces, La mujer puerca et El corazón del mundo. Notre recherche se rapproche d’une « phénoménologie de la perception » car nous appréhendons les œuvres au travers de l’expérience concrète de cette analyse. Cette phénoménologie est pensée dans la perspective de notre travail de traduction de El corazón del mundo ; il s’agit d’interroger la dramaturgie afin de rendre compte de la théâtralité du texte dans la traduction. Notre regard dramaturgique s’appuie également sur l’évolution du théâtre argentin de la post-dictature qui permet de comprendre le contexte d’écriture de Santiago Loza. En Argentine, la question de la désobéissance est intimement liée à l’art pour des raisons historiques et de forte politisation de la société. Ainsi, l’articulation du contexte et de la pratique individuelle permet de préciser la notion de désobéissance dans le processus créatif de l’auteur. De cette réflexion découle notre analyse dramaturgique sur la voix et le rythme dans les deux pièces abordées séparément.

Esthétique théâtrale et désobéissance

Un état d’esprit disruptif

Nous avons décidé d’aller à la rencontre de l’écriture de Santiago Loza, qui s’oriente vers le théâtre au début des années 2000, à travers l’étude du contexte du théâtre argentin de la post-dictature. La dernière dictature militaire argentine, appelée « Processus de réorganisation nationale », a eu lieu entre 1976 et 1983. Elle est tristement célèbre en raison des 30 000 personnes « disparues » et du mouvement des Mères et Grand-mères de la Place de Mai qui en a résulté. Dans notre réflexion, la post-dictature argentine fait référence au concept développé par Silvia Schwarzböck : si l’Argentine se trouve encore dans la post-dictature, presque quarante ans après la fin de celle-ci, c’est parce que les conditions socio-politiques n’ont pas changé . Dans le monde occidental, la chute du mur de Berlin en 1989 met fin à l’utopie socialiste comme horizon possible et, en même temps, le capitalisme se consolide comme modèle dominant. Selon Silvia Schwarzböck, l’année 1983 en Argentine, dont 1989 est le pendant à l’échelle mondiale, représente non seulement le moment de la victoire dissimulée de la dictature à travers l’ordre néolibéral mais également celui d’un tournant esthétique majeur. Avec la fin de la censure d’État, la désobéissance dans l’art se renouvelle en Argentine et se détache de son engagement politique idéologique. La notion de désobéissance, telle que nous la comprenons désormais, met en jeu la liberté des artistes, c’est-à-dire leur capacité à exercer leur volonté créatrice, à opérer des choix sans contrainte.
Les vingt années qui ont suivi le retour de la démocratie en Argentine ont donné lieu à un grand bouleversement des pratiques th éâtrales périphériques qui se sont développées afin de remettre en question les canons esthétiques existants et leurs moyens d’application. Dans sa thèse de théâtre et de sociologie sur la théâtralité retrouvée dans le théâtre à Buenos Aires, María Florencia Dansilio étudie les différentes étapes du renouveau théâtral entre 1984 et 2001. Elle construit un « axe de ruptures cumulatives » qui va de la « disruption , le moment d’effervescence de l’under ground caractérisé par des expériences théâtrales expérimentales, jusqu’à la « capitalisation de la rupture » , soit l’avènement du nouveau théâtre indépendant argentin, de plus en plus tourné vers l’international. En effet, au début des années 1980 se développe par exemple le théâtre communautaire, pris en charge par des acteurs amateurs qui réinvestissent et modifient des lieux de vie en lien avec les habitants des quartiers . Nous pouvons également souligner l’activité du Parakultural, centre artistique multidisciplinaire et foyer de la culture underground de Buenos Aires entre la fin des années 1980 et le début des années 1990. L’under réinvente une sociabilité artistique souterraine à Buenos Aires dont on ressent l’héritage encore aujourd’hui. Dans ces expériences théâtrales, la mise en avant de l’acteur et du corps s’accompagne d’un regard toujours plus expérimental sur la scène, ce qui rapproche le théâtre de la performance. Elles se construisent contre « la dictature du texte » que l’on doit comprendre comme un refus du texto-centrisme plutôt qu’un refus du texte. Cependant, l’écriture dramatique continue de se développer avec l’apparition, contre toute attente, au début des anné es 1990, d’une nouvelle génération de dramaturges. Le renouvellement de l’intérêt pour le texte se fait simultanément au bouleversement des hiérarchies de création et de production. L’absence de hiérarchies élargit le champ d’action de l’artiste qui devient alors un teatrista investissant plusieurs rôles dans le processus théâtral allant du jeu à la mise en scène et jusqu’à la production.
Ces dramaturges, qui refusent l’autorité des normes esthétiques en général et portent un désir de renouvellement continu, s’éloignent du système institutionnel en 1995 quand ils se font expulser, en raison d’un profond désaccord artistique, du Théâtre Municipal General San Martin, un des plus importants d’Argentine, et qu’ils forment le groupe Caraja-ji . Ce qu’observe María Florencia Dansilio, c’est que dans cette génération de dramaturges, la désobéissance au passé est singulière car.
Si la caractérisation de cette opposition se déplace, selon María Florencia Dansilio, c’est non seulement parce que le théâtre argentin dit dominant, étant donné qu’il ne possède pas d’école ou de formation officielle et légitime, n’oppose pas d’antagonisme fort, mais également parce que ce renouveau théâtral ne porte pas la volonté de se définir formellement à son tour. La particularité de cette opposition conduit María Florencia Dansilio, dans son étude sur le théâtre argentin, à interroger la notion de rupture. Elle développe une réflexion sur l’évolution de l’art contemporain qui s’extrait de la conception binaire située entre rupture radicale et continuité et qui interroge même la force transgressive de la notion de rupture. En effet, María Florencia Dansilio avance, en prenant appui sur la pensée de Nathalie Heinich , que l’art contemporain ne cherche plus à aller simplement au-delà des « règles académiques » esthétiques mais à transgresser les « frontières de l’art lui-même » . Cette transgression intrinsèque serait alors encouragée par les institutions et donnerait lieu à une sorte de « paradoxe permissif » où la « rupture est devenue la norme » . Ainsi, en étudiant l’évolution des différentes pratiques théâtrales à partir de 1985, María Florencia Dansilio met en avant, plutôt qu’une rupture radicale, des dispositions disruptives à dimension variable, en fonction des propositions artistiques, qui échappent au cadre académique. La rupture semble en effet être devenue la norme et c’est aussi ce qu’analyse Julia Lavatelli dans sa thèse sur les nouvelles dramaturgies argentines entre 1985 et 2000 lorsqu’elle parle de véritable « phénomène d’anomie » . Il ne s’agit plus de transgresser la norme, mais de ne plus la reconnaître comme telle. En cessant de croire en la force symbolique des canons esthétiques et en la nécessité de se conformer à certaines contraintes formelles, le théâtre argentin déploie une multiplicité de poétiques. Cette nouvelle dramaturgie porte en elle-même « le dérèglement des normes esthétiques et de production qui régit l’activité théâtrale » . Les expériences théâtrales de cette période ont ainsi été définies par Julia Lavatelli comme des formes faibles, une dénomination qui ne se veut pas une catégorie formelle. Les formes faibles désignent ces nouvelles propositions dramaturgiques, hétéroclites, qui n’ont entre elles que des liens esthétiques faibles. C’est-à-dire des formes qui ne « tentent pas d’établir un modèle théâtral » mais qui, en revanche, « revendiquent le caractère inachevé de la représentation ».
Nous sommes alors tentée, afin de caractériser la multiplicité des poétiques dans le théâtre argentin de la post-dictature et donc celle de Santiago Loza, de parler d’un état d’esprit disruptif. Nous construisons ce concept afin d’appréhender la tension entre processus et évènement lorsque nous souhaitons parler de désobéissance dans la création artistique. Dans la continuité de la pensée de María Florencia Dansilio, nous choisissons le terme « disruptif » plutôt que « de rupture ». D’une part, ce terme nous permet de ne pas retomber dans la binarité que nous venons d’évoquer et, d’autre part, nous évitons le concept d’un « état d’esprit de rupture » qui pourrait indiquer, à tort, que la désobéissance est un but et non une conséquence de la liberté artistique revendiquée. L’expression « état d’esprit », choisie en analogie avec l’état d’esprit dramaturgique de Bernard Dort , permet dans un premier temps de souligner la présence diffuse et multiple de cette désobéissance dans le théâtre argentin de la post-dictature qui se construit à la croisée d’un héritage du théâtre à teneur idéologique de la dictature et d’une actualisation permanente de la désobéissance dans l’art. Cette actualisation de l’insoumission dans le geste artistique se pense désormais en termes de disruption, qui donne l’idée d’un mouvement incontrôlé et nécessaire, pouvant jaillir à tout instant. En effet, l’état d’esprit disruptif est une disposition de l’artiste vis-à-vis de sa propre pratique revendiquant une liberté totale de créer, contre l’idée d’une prévisibilité ou d’une continuité logique. L’expression « état d’esprit » permet également de souligner que le mouvement vers la désobéissance traverse tout le processus de création et que la disruption, en tant qu’élan créateur, dépend d’une construction, ce que nous observerons dans la suite de la réflexion. C’est cette nécessité singulière de créer qui donne la teneur disruptive. Seulement, cet état d’esprit n’est pas figé et peut être amené à s’affaiblir et éventuellement disparaître avec le temps.
En effet, comme le souligne à juste titre Julia Lavatelli lors de notre entretien, ces anciens dramaturges disruptifs ont, pour la plupart, intégré le système officiel – en parallèle d’une forme de reconnaissance – et ont peut-être ainsi perdu en densité subversive dans leur propre pratique artistique.
Le rapport de proximité avec cet héritage ne se situe pas nécessairement dans une continuité entre les générations, mais il est propre au fait d’appartenir encore à cette période de la post-dictature. Selon Silvia Schwarzböck, l’entrée dans la post-dictature représente le basculement d’une esthétique de la dissimulation – le pouvoir en place essaye de cacher les horreurs commises – à une esthétique de l’explicite où les « effrois » n’ont plus besoin d’être cachés. Les effrois, ce sont les morts de la dictature qui « pèsent comme un cauchemar sur la conscience des vivants » , des restes de la terreur dans une société qui tente de se reconstruire. Désormais, les effrois abandonnent « dans l’opération de les représenter, le langage négatif, anti-explicite, qui a été caractéristique de l’art postAuschwitz » . Nous pouvons nuancer cependant le terme de basculement, à l’instar de celui de rupture, et comprendre plutôt cela comme des glissements multiples qui se font entre le non-dit et ce qui est dévoilé dans l’art en Argentine. La présence des restes de la dictature construit cet état d’esprit disruptif, de pair avec la forte politisation de la société dans tous les aspects du quotidien. Pour Julia Lavatelli, cela confère une « densité particulière » à tout geste artistique qui fait que la conception de l’esthétique et de la dramaturgie ne peut se produire qu’à travers le prisme du politique. L’état d’esprit disruptif permet de saisir le paradoxe, décrit par María Florencia Dansilio, dans lequel ces artistes sont pris : ils se situent entre une volonté de remise en cause du statu quo et un refus de fonder un projet politique comme leurs prédécesseurs, sans pour autant que leur geste artistique ne soit plus en lui-même politique.

L’anti-esthétique comme méthodologie dramaturgique

Santiago Loza est un héritier de ce rapport intime à la désobéissance dans l’art en Argentine. C’est un artiste de la post-dictature qui a participé, comme nous l’avons évoqué en introduction, au cycle du « Théâtre pour l’identité » au début des années 2000.
Les pièces de Santiago Loza ont des liens plus ou moins fort avec les évènements historiques argentins et explorent toutes la part intime des récits comme un miroir du macrocosme. Santiago Loza a été formé par Mauricio Kartun qui a également formé de nombreux dramaturges de cette nouvelle mouvance des années 1990. Cependant Santiago Loza se détache de ces derniers ; il n’est ni comédien, ni metteur en scène, et se coupe de la figure du teatrista tout en renouant avec une certaine conception littéraire du texte théâtral. Dans son rapport singulier à l’acte d’écrire, Santiago Loza se situe dans cet état d’esprit disruptif que nous pouvons continuer de préciser en l’associant au concept d’Antiesthétique de l’artiste-peintre argentin Luis Felipe Noé. L’esthétique, c’est une construction des conditions de la beauté qui est souvent utilisée pour décrire le travail d’un artiste. Dans sa thèse, Julia Lavatelli fait référence à une phrase de Jorge Luis Borges pour décrire la revendication de diversité des dramaturges argentins : « en général (les esthétiques), elles ne sont autre chose que des abstractions inutiles, elles varient pour chaque auteur et même pour chaque texte » . Vouloir définir l’esthétique d’un artiste apparaît alors comme une tentative non seulement aporétique mais également aveugle aux réalités de la création artistique. À l’instar de Jorge Luis Borges, Luis Felipe Noé combat le concept d’esthétique qu’il considère asphyxiant. Dans les années 1970, il écrit l’Antiestética , un essai où il déploie un nouveau vocabulaire afin de renouveler la perception du travail de l’artiste. L’anti-esthétique est un concept en mouvement qui se concentre sur le processus créatif et non sur l’œuvre d’art. Ainsi, Luis Felipe Noé oppose deux formes d’art : l’art comme recherche et l’art comme résultat. L’art comme résultat part de l’œuvre pour définir une esthétique de l’artiste et le prive par là même de sa liberté créatrice en mouvement. Au contraire, la notion de recherche dans l’art permet à Luis Felipe Noé de refuser radicalement le concept d’unité qui contraint l’artiste à la cohérence et à la prévisibilité. Or ce qui importe, c’est le processus créatif et, plus particulièrement dans ce processus, la création d’un chaos qui représente un ordre secret et encore inconnu.
L’œuvre est ainsi une recherche perpétuelle qui dépasse l’artiste qui refuse de se soumettre à un ordre déjà établi. De cette façon, l’anti-esthétique, c’est penser « chaque œuvre particulière » comme « une étape de la volonté créatrice » , comme « un petit témoignage d’une recherche ». Luis Felipe Noé refuse de penser que la volonté créatrice puisse être saisie dans l’œuvre. En effet, elle n’est pas connue de l’artiste avant l’œuvre, elle se découvre pendant, elle fait irruption, et ne s’assimile pas au résultat. Luis Felipe Noé parle tantôt de volonté créatrice tantôt de dynamique créatrice : ce qui importe c’est l’idée de mouvement et de non-régularité. Ainsi, nous concevons l’état d’esprit disruptif de l’artiste comme un mouvement qui connaît des irrégularités, comme une dynamique créatrice composée des différents moments de création. En tant que traductricedramaturge, pour approcher de l’état d’esprit disruptif de Santiago Loza, nous nous proposons alors d’analyser les deux pièces, La mujer puerca (2012) et El corazón del mundo (2014) comme deux moments, deux témoignages de sa dynamique créatrice.

Le texte comme partition : une réflexion sur le rythme

Le théâtre de voix

Dans notre voyage vers l’écriture de Santiago Loza, nous avons souligné qu’il se distingue en s’intéressant à l’aspect littéraire du texte théâtral sans pour autant lui retirer sa théâtralité. Cet aspect passe dans un premier temps par l’abondance de la parole qui forme un « théâtre de voix » , selon l’expression utilisée par Andrés Gallina. Dans ce théâtre de voix, les personnages sont « tendres, solitaires, pleins de pudeur (et) parlent comme si c’était pour une unique fois » . Andrés Gallina semble employer de façon équivalente les deux termes de personnages et de voix. Cependant, les deux termes sontils réellement équivalents ? Parler de théâtre de voix ne peut -il pas ouvrir un nouveau champ de réflexion dramaturgique sur le texte ? Dans son ouvrage Le théâtre des voix, Sandrine Le Pors développe l’idée d’un « théâtre dont la dramaturgie, par une mise en présence et en résonance des voix et des sons, véhicule des états au moyen d’une large palette rythmique et sonore » . En premier lieu, la voix est une chose physique qui provoque un effet sur la personne qui la reçoit et cette acception renvoie au parlé, par extension ici, au jeu de l’acteur. Cependant, la voix est également un concept qui permet de penser l’écriture. Et pour cela, il faut selon Sandrine Le Pors, changer de regard sur la voix ; non pas la penser uniquement dans un mouvement vers l’extérieur, vers ce à quoi (à qui) elle s’adresse, qui serait « le texte à dire et à interpréter » mais également dans ce qui la construit ou « la sous-tend » , autrement dit, « un rapport spécifique à l’écoute et au rythme » . Penser la dramaturgie en termes de voix , c’est s’interroger sur la manière dont celles-ci établissent un rapport différent au temps et à l’espace tout en accordant une attention particulière au rythme. Cela n’enferme pas l’écriture de Santiago Loza dans une esthétique, car le théâtre des voix ne constitue pas une définition figée, ni un courant théâtral. Tel que le définit Sandrine Le Pors, c’est un ensemble qui regroupe des constructions vocales différentes allant des :[…] voix qui se détachent des corps avant d’y revenir, en passant par celles dévoilant des bribes d’histoires qui hantaient jadis d’autres voix et d’autres corps, jusqu’à ces voix – labiles, plus ou moins chorales et aux identités souvent indéfinies ou fluctuantes – dont certaines vont s’inclure au personnage pour parler simultanément ou successivement en lui.
La construction des voix est multiple, ce n’est pas une catégorie descriptive restreinte mais un ensemble de possibilités vocales qui font trembler la linéarité du récit en engageant les notions d’espace et de temps. Cette multiplicité, qui situe la voix et le personnage comme deux points d’un même continuum vocal possédant différents degrés de caractérisation, nous semble intéressante pour interroger la singularité de la dramaturgie des voix de La mujer puerca et de El corazón del mundo.

La notion de partition

En tant que traductrice-dramaturge, pour devenir « l’arpenteur du texte » que nous nous sommes proposée d’être, face à ce théâtre de voix et à l’importance de la sonorité et du rythme, nous pouvons nous tourner vers le domaine musical comme outil d’analyse dramaturgique. L’organisation vocale multiple peut nous conduire à concevoir le texte comme une partition, une notion vaste souvent associée au monde du spectacle vivant et notamment étudiée par Julie Sermon. Au sens premier, une partition est l’action de « partager ce qui forme un tout ou un ensemble » . La partition fait également référence à la composition musicale qui rassemble, sur différentes portées, l’enchaînement sonore et rythmique des voix et des instruments. Dans son travail de recherche, Julie Sermon centre la notion de partition principalement du point de vue de l’acteur ou du « performer » et non pas tant de celui du dramaturge. Lorsque les textes de théâtre sont envisagés comme des partitions, ils oscillent entre une définition très large – tout ce qui se veut partition le devient en tant que cela organise un rapport au temps – et une définition expérimentale du texte-image. Ce qui nous a le plus intéressée, c’est l’idée de partition considérée comme un geste du performatif du langage . En effet, parler de partition pour un texte serait une affirmation stratégique pour souligner l’importance de la musicalité et compter peut-être dans la force de la métaphore pour orienter l’horizon du lecteur. Nous pouvons faire l’hypothèse que si la partition peut être un outil d’analyse dramaturgique, c’est au sens où la force de la métaphore devient un point de repère afin de s’assurer que le regard sur le texte demeure dramaturgique et non littéraire. La métaphore de la partition permet ainsi de structurer la palette rythmique et sonore dont parle Sandrine Le Pors dans Le théâtre des voix. Dans la perspective de l’anti-esthétique que nous venons d’aborder, celui qui vise à réaliser une analyse dramaturgique ne regarde pas le texte en tant que résultat mais en tant que processus dans lequel il cherche à discerner les mouvements structurants. Nous observons que la spatialisation de la musique dans la partition rend concrète la simultanéité de la lecture des différents instruments. Dans une perspective dramaturgique, la partition musicale, par cette simultanéité, permettrait de structurer le texte de façon dynamique et non contemplative.

Le renouveau du rythme

Si nous souhaitons employer l’image de la partition, la facilité avec laquelle le langage investit le champ sémantique musical pour se décrire lui-même doit être interrogée. Dans La critique du rythme , Henri Meschonnic reconceptualise la spécificité du rythme dans le langage. Il souligne notamment que l’expression la musique d’un texte est une métaphore vide de sens qui ne fait pas avancer la réflexion. C’est une négligence de la critique de la théorie du rythme qui ne dissocie pas le rythme musical du rythme du langage. Les deux sont amalgamés et l’on passe à côté de la spécificité du rythme dans le langage :
Si le rythme est dans le langage, dans un discours, il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme est inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du sens dans le discours.
Cette nouvelle définition du rythme lui donne une place propre vis-à-vis du langage et le dissocie de la métrique. Pour Henri Meschonnic, si le sens ne se mesure pas , alors le rythme non plus. C’est une définition large du rythme qu’il donne, c’est à -dire qu’elle englobe non seulement l’intonation mais également la prosodie, l’organisation vocaliqueconsonante. Elle serait d’autant plus propre à l’analyse dramaturgique qu’elle semble déjà se situer entre texte et scène. Désormais, le rythme n’est plus une succession de temps forts et de temps faibles inscrits dans une régularité qui ferait de la versification l’endroit du rythme par excellence. Dans le rythme, le fond et la forme ne sont plus dissociés mais compris dans un même mouvement. Cette impossible dissociation se retrouve dans l’état d’esprit disruptif que nous avons évoqué ; la forme – la recherche d’un rythme – ne se pense pas séparément car la volonté créatrice s’éprouve en acte dans le processus de création. Cette nouvelle définition du rythme conduit Henri Meschonnic, dans La critique du rythme, à opposer fondamentalement poésie et musique : « Il n’y a pas d’équivalent poétique à la répartition musicale entre rythme, mélodie et polyphonie – puisque la polyphonie est la “présence simultanée de sons différents” alors que le langage est linéaire » . Il met ici en opposition la disposition horizontale de l’écriture littéraire et la verticalité musicale, en d’autres termes le texte et la partition. Si la métaphore musicale ne parvient pas à décrire correctement le langage, c’est selon lui parce que se crée une contradiction entre simultanéité musicale et linéarité littéraire. Cependant, si nous prenons un regard dramaturgique, nous pouvons faire l’hypothèse que la linéarité logique remplace la linéarité graphique. En effet, le texte peut être linéaire dans sa disposition formelle, mais l’écriture dramatique, en ce qu’elle peut bouleverser la construction temporelle et spatiale en défiant la logique, rompt avec la linéarité du discours. Ceci ne nie pas la singularité du rythme dans le langage, mais lui donne au contraire toute sa force : c’est bien parce que le rythme organise le sens qu’un bouleversement temporel dans le texte affecte la sensation de continuité. Les voix du texte, fragmentées, en attente, offrent ainsi de nouvelles expériences de l’espace-temps et nous pouvons peut-être ainsi réhabiliter l’utilisation de la notion de partition pour l’analyse dramaturgique. La partition comme outil d’analyse permet ainsi de saisir à la fois le mouvement des voix et le bouleversement irrégulier de la temporalité dans le texte.

Analyse dramaturgique des voix

La mujer puerca (2012)

Santiago Loza a écrit La mujer puerca à Buenos Aires en 2012. C’est un dialogue entre une femme qui possède une foi profonde et démesurée en Dieu et un homme dont on ne sait que peu de choses et qui ne parle presque pas. On comprend au fur et à mesure que la scène se déroule dans une clinique pour personnes âgées et que la femme s’occupe des vieux pensionnaires qui s’y trouvent. La femme raconte et revit sa vie entière en ressassant son désir inassouvi d’un miracle et d’un signe divin. Face à l’absence de réponse de Dieu, elle se tourne vers la prostitution comme un moyen d’annuler son corps et de s’approcher ainsi le plus possible de la sainteté.
Nous pouvons noter un décalage entre le titre de la pièce qui emploie le terme « Femme » et le dialogue qui fait référence à La Fille, comme si dans sa prise de parole la femme ne pouvait se défaire de sa naïveté enfantine. La pièce a été montée pendant de nombreuses années à Buenos Aires sous la forme d’un monologue avec l’actrice argentine Valeria Lois. En effet, le parti pris du metteur en scène Lisandro Rodrigues a été de supprimer le personnage de l’Homme. Cependant, ce choix affecte radicalement la dramaturgie de la pièce car cet Homme empêche la continuité du discours de La Fille. Il est une figure trouble qui possède un vocabulaire restreint et un langage qui ne lui permet pas de s’exprimer de façon continue et cohérente ; l’Homme a des propos qui s’assimilent à une perte progressive du langage et qui faussent la conversation entre les deux personnages. Il semble écouter le récit de La Fille mais pourtant l’interrompt sans cesse.
Cette fausse possibilité d’une conversation accentue la solitude de la Fille face à l’humanité et face à Dieu. Si nous analysons le mouvement des voix de la pièce en reprenant la notion de partition, la voix de La Fille correspond à une ligne mélodique, dominante, et celle de l’Homme à une basse qui l’accompagne. Cet accompagnement se fait soit de manière consonante soit de manière dissonante. En effet, soit l’Homme reprend les mots de La Fille et crée un système d’écho soit il s’oppose à elle ou l’interrompt. C’est peut-être parce que l’Homme ne peut pas véritablement parler, qu’il n’est qu’une basse dans cette partition, que La Fille peut enfin le faire.

El corazón del mundo (2014)

Santiago Loza a écrit El corazón del mundo, une pièce dense aux phrases courtes, sans actes ni scènes, à Buenos Aires en 2014. La fiche technique sur le site Alternative Théâtrale, créée à l’occasion de la mise en scène de la pièce par Lautaro Delgado Tymruk en 2019, la résume ainsi :
Un homme marche seul dans la rue et il est soudainement frappé d’un coup de bâton par un vagabond dans la nuit. Il tombe et avant d’arriver au sol son corps explose et il vit en un instant trois vies différentes. Ou peut-être plus. Il naît et meurt et renait en d’autres corps. Parfois il est un et parfois il est toute l’humanité.
Afin d’opérer des distinctions formelles entre les voix de la pièce et de mieux saisir leur caractérisation et leur mouvement, nous allons nous appuyer à nouveau sur la métaphore de la partition. Le texte est réparti entre A, B et C qui ne correspondent pas à des identités stables. Dans un premier temps, nous allons séparer les voix en deux groupes : symphonie (union des sons) et mélodie (suite de sons). Dans la symphonie, nous retrouvons les voix de la situation cadre, c’est-à-dire renvoyant à cet homme qui se voit tomber et s’éparpiller en différentes voix. À l’intérieur de ce groupe, nous observons deux modalités d’énonciation : l’unisson, chœur de A, B et C où il n’y qu’un seul son et une seule et même voix, et la polyphonie où A, B et C construisent une seule et même voix à trois sons. Le groupe mélodie correspond, quant à lui, aux différentes voix de l’humanité qui s’expriment à travers A, B et C . En ce sens les instances d’énonciation A, B et C font office de canal. Ainsi, la voix de la mélodie peut se jouer en solo, lorsqu’une seule voix passe à travers un seul canal, ou en duo – et même une fois en trio – lorsqu’une même voix sort à travers plusieurs canaux.
Selon la pensée de Sandrine Le Pors, que nous avons précédemment abordée, si la voix qui parle ne renvoie pas à une individualité, elle peut cependant être fortement caractérisée, c’est-à-dire présenter des traits typiques reconnaissables. Dans El corazón del mundo, le niveau de caractérisation n’est pas le même suivant les voix. Ainsi, en suivant le parcours dans la pièce de toutes les voix du groupe mélodie qui traversent le canal A (certaines revenant plusieurs fois), nous avons : la voix qui a peur du silence, la voix obsédée par l’addiction d’une petite fille de trois ans, la voix qui attend le retour de ses fils devant la télévision, la voix qui s’est transformée en chat, la voix qui raconte le jour de sa mort. Nous voyons qu’en fonction des voix, différents lieux, intensités de liens, détails, niveaux d’étrangeté apparaissent.
Si la situation d’énonciation peut parfois rester floue, l’obsession des voix devient un tra it de leur caractérisation. En effet, les voix les plus caractérisées sont celles qui reviennent sans cesse et construisent des leitmotivs dans le texte-partition. Par exemple, la voix obsédée par un blouson rouge passe à trois reprises par le canal C et commence ses prises de parole successives par : « J’ai eu un blouson rouge », « Dès que le froid arrivait j’enfilais le blouson rouge », « Un jour j’ai dû arrêter de porter le blouson rouge » . L’obsession est le moteur de ces voix prises dans un mouvement rétrospectif vis-à-vis de leur vie, ce qui produit un perpétuel retour de la parole sur elle-même. Concernant le groupe symphonie, parler de caractérisation semble plus délicat car en effet, il n’y a pas de différences de traits entre A, B et C qui tendent à devenir une seule et même voix lors des moments d’unisson. A, B et C au moment de la tripartition – l’homme qui tombe à terre – se rendent disponibles aux voix désirant parler, qui peuvent désormais s’exprimer à travers elles. En ce sens, A, B et C pourraient être le niveau supérieur de l’impersonnage de Jean-Pierre Sarrazac : ce dernier n’est plus seulement traversé par le pluriel mais est pluriel lui-même, un impersonnage multiple (correspondant au carrefour de voix de l’espace phoné) se manifestant à travers trois canaux (A, B, C) différents, mais équivalents ou interchangeables.

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Table des matières
INTRODUCTION
I. REGARD DRAMATURGIQUE SUR LE THÉÂTRE DE VOIX DE SANTIAGO LOZA : UNE ANTI-ESTHETIQUE
1. Esthétique théâtrale et désobéissance
2. Le texte comme partition : une réflexion sur le rythme
3. Analyse dramaturgique des voix
II. LA FABRIQUE D’UNE ÉCRITURE : LE DÉBUT D’UN ACTE ÉTHIQUE
1. La dynamique créatrice
2. Le processus de création : de la fabrique à l’éthique
3. Le rapport intime à l’écriture
III. LA TRADUCTION COMME CONSTRUCTION D’UNE ÉTHIQUE DE LA DÉSOBÉISSANCE
1. Première approche de traduction (décembre 2019 – mars 2020)
2. Une rencontre (juin – août 2020)
3. Le geste d’écrivain (décembre 2020 – mars 2021)
CONCLUSION
ANNEXE 1. TRADUCTION de EL CORAZÓN DEL MUNDO
ANNEXE 2. ENTRETIEN AVEC SANTIAGO LOZA 

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