La fabrique des politiques scientifiques
On le voit avec ces deux exemples, la connaissance scientifique sur la science n’est pas en marge de l’action publique puisqu’elle intervient, dans ce cas, sur la fabrique des politiques scientifiques, mais selon des modalités différentes, dans le cadre d’interactions particulières avec les acteurs politico-administratifs. Les connaissances scientifiques sur la science, en raison de leur légitimité, peuvent constituer des registres de justification ou des « idéesforces » et participent, en cela, à la construction d’un discours, d’un cadre normatif, un « référentiel » d’action publique structurant la représentation de la recherche et du chercheur. Il s’agit donc de voir comment le pouvoir de l’Etat s’appuie sur des savoirs sur la science comme nous venons de le voir , mais également sur les « sciences du gouvernement » (Ihl, Kaluszynski, 2002).
Néolibéralisme comme nouveau référentiel de l’action publique
En raison d’une nécessité structurelle d’unité de l’Etat, le référentiel d’action publique du domaine de la recherche ne peut pas être découplé d’une représentation plus globale de la société, d’un « cadre d’interprétation du monde » (Muller, 2000), à savoir un ensemble de normes, de valeurs et de savoirs qui permet de dire ce qu’est la réalité sociale et comment agir sur celle-ci et dans le cadre de celle-ci. Ces cadres d’interprétation du monde social peuvent varier en fonction des contextes socio-politiques. Ainsi, suite à la crise économique des années 1970, différentes études ont identifié la mise en place d’un nouveau cadre d’interprétation du monde social qui repose sur une vision marchande des rapports sociaux (Jobert, 1994 ; Muller, 2005). Au-delà des concepts (référentiel, vision du monde, idéologie) et des qualificatifs (néolibéral, néoconservateur, nouvelle gestion publique) convoqués par la littérature, ce « tournant néo-libéral » a été analysé par de nombreux auteurs provenant d’horizons théoriques différents et analysant des espaces divers (Hall 1989 ; Duménil et Lévy 2000 ; Desrosières, 2003).
L’un des enjeux fondamentaux de la lutte pour l’imposition d’un cadre normatif global est celui de la conception de l’appareil d’Etat, car l’Etat jouit du monopole de la contrainte légitime, légitimité qui est adossée à l’idée d’un bien commun, d’un intérêt général. Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement de promouvoir un référentiel global, mais, parallèlement, de modifier la rationalité qui gouverne les institutions étatiques et les acteurs qui les font exister, notamment les différentes unités politico-administratives qui, chacunes, possèdent leurs spécifités (notamment socioprofessionnelles) et leurs potentiels de résistance et d’adaptation propres (Urio et al., 1989 ; Knoepfel, Terribilini, 1997 ; Dupuy, Thoenig, 1985).
Cette modification de la rationalité politique repose donc sur une conception néolibérale de l’Etat, qui se développe dès la fin des années 1970 et qui peut se résumer de la manière suivante : premièrement, les gouvernements favorisent et garantissent les conditions-cadre d’une économie de marché et de la libre concurrence ; deuxièmement, les institutions de l’Etat et les pratiques des acteurs qui mettent en œuvre les politiques publiques s’imprègnent de cette rationalité économique et marchande ; finalement, ces politiques néo-libérales agissent également sur les conduites individuelles en prescrivant le modèle entrepreneurial lors de la fabrique du sujet-citoyen, compris comme un « homo economicus » (Lemke, 2001 ; Brown, 2004). Une telle conception de l’Etat n’est pas sans conséquence sur les politiques menées par les gouvernements, tant sur le fond que sur la forme: privatisation, libéralisation des secteurs des infrastructures, réorganisation de l’administration sous l’égide des principes de la nouvelle gestion publique, etc. Sous couvert d’une rhétorique d’ « amincissement » de l’Etat, voire de son retrait, nous avançons l’idée d’une réalité plus différenciée (Benninghoff, Ramuz, 2002) : privatisation des secteurs générateurs de profits à l’exemple des télécommunications, des transports et de l’énergie ; gestion des populations « exclues » du marché du travail (chômeurs, invalides, etc.) ; investissement dans les secteurs nécessaires mais non directement profitables, mais considérés comme des pré-requis à la croissance des systèmes productifs (éducation et recherche).
Dès lors, le néo-libéralisme ne signe ni la « mort » de l’Etat, ni son « recul », mais un nouveau style d’action publique (Jobert, 1994: 20), une nouvelle rationalité politique qui tend à structurer et à organiser non seulement l’action des gouvernants, mais également la conduite des gouvernés eux-mêmes (Dardot, Laval, 2009 : 13). Et c’est la piste que nous voulons suivre en prenant comme cas d’étude les politiques scientifiques.
Réformes dans les secteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur
Les politiques menées depuis la fin des années 1980 par les gouvernements européens dans le secteur de la recherche et de l’enseignement, à l’instar d’autres secteurs, ont souvent été estampillées du sceau de la « nouvelle gestion publique » (Amaral et al., 2003 ; Boden, Cox, Nedeva, 2004). Cette « nouvelle forme entrepreneuriale du gouvernement » (Ihl, Kaluszynski, 2002) regroupe un certain nombre de recettes, principes, techniques et savoirs empruntés, entre autres, à la gestion et à l’économie (Osborn, Gaebler, 1992) devant notamment rendre l’Etat plus efficient dans la mise en œuvre de ses politiques (Ferlie et al., 1996 ; Giauque, 2003). Ces principes et techniques visent notamment à décentraliser ou à déléguer la gestion de certains secteurs à des institutions ou agences indépendantes (de droit public ou privé), à instituer des mécanismes de mises en concurrence des secteurs publics, des agents ou bénéficiaires de l’Etat, et à redéfinir les activités et services publics de l’Etat en termes de performance ou de produits, avec comme corollaire un système de contrôle sur les activités des agents de l’Etat (Visscher, Varone, 2004 ;Bezes, 2009).
Dans le secteur de la recherche et de l’enseignement supérieur, on retrouve sous des formes diverses les principes et techniques caractéristiques de cette nouvelle gestion publique. Ainsi, les higher education studies ont analysé la transformation des rapports entre autorités politiques et institutions académiques (notamment universitaires) en montrant, par exemple,comment l’Etat délègue la gestion d’un budget aux directions d’établissement tout enaccentuant le contrôle ex-post de l’usage de ce budget. Ces travaux décrivent la manière dontles gouvernements se sont appuyés sur le discours de la nouvelle gestion publique (NGP) (efficience et concurrence) pour redéfinir leur relation avec les universités (Neave, van Vught, 1991 ; Braun, Merrien, 1999 ; Henkel, Little, 1999). Le renforcement des directions d’établissement constitue l’une des conséquences observées d’une telle délégation. Ce renforcement formel des recteurs n’est pas sans conséquences sur les rapports de force au sein des universités lors de la réallocation des ressources entre facultés. Néanmoins, peu d’études ont analysé empiriquement la transformation des rapports d’autorité au sein des institutions académiques.
Cette délégation de compétences aux directions des institutions académiques notamment dans le domaine financier et du personnel repose sur une contractualisation des rapports entre l’autorité de tutelle et la direction d’établissement. La formalisation de leurs rapports (sous la forme d’un contrat de prestations ou d’une convention d’objectifs) permet une plus grande autonomie dans la gestion de l’institution, mais aussi un plus grand contrôle politique sur l’utilisation des ressources mises à disposition.
D’autres études se sont intéressées à la création d’agences indépendantes, mises en place par les gouvernements, dans le domaine notamment de l’assurance qualité et de l’accréditation des filières d’enseignement (Perellon, 2003). De telles agences et pratiques participent d’un renforcement de l’évaluation et du contrôle des activités académiques et scientifiques par les agents de l’Etat et une modification des techniques de surveillance utilisées (Neave, 1998). Dans le domaine de la recherche et de l’enseignement supérieur, les principes de la nouvelle gestion publique ont également été convoqués pour modifier les modalités de financement en introduisant des mécanismes compétitifs et de « quasi-marché ». Même si les gouvernements ont parfois procédés à des coupures budgétaires linéaires permettant d’alléger la dette publique, ils ont surtout cherché à modifier leurs pratiques de financement afin d’intervenir plus directement sur la recherche et l’enseignement supérieur. Ils ont donc introduit des modèles d’allocation plus compétitifs et liés aux résultats (Lepori, 2008). Des études ont également montré que les financements par projets (de recherche) étaient préférés aux financements de base des institutions académiques (Lepori et al., 2007).
|
Table des matières
INTRODUCTION
1. Produire du savoir sur la production des savoirs
1.1 Représentation légitime des savoirs comme enjeu de luttes scientifiques
1.2. La science au prisme des modèles de l’innovation économique
2. La fabrique des politiques scientifiques
2.1. Néolibéralisme comme nouveau référentiel de l’action publique
2.2. Réformes dans les secteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur
2.3. Politique de recherche, catégories identitaires et nouvelle gestion publique
3. Démarches de recherche et types d’analyse
3.1. Instrumentation de l’action publique : une perspective socio‐historique
3.2. Catégorisations et pratiques de recherche : une perspective ethnographique
Bibliographie
CHAPITRE 1: TRANSFORMATIONS DES POLITIQUES DE RECHERCHE EN EUROPE: LES CAS DE LA SUISSE, DE L’ALLEMAGNE ET DE LA FRANCE
1. Introduction
2. Convergence, divergence
3. Comparaison internationale
3.1. Suisse
3.2. Allemagne
3.3. France
4. Comparaison des trois systèmes nationaux
4.1. Agences de moyens
4.2. Instruments de financement
4.3. Organisation de la recherche
5. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 2: TECHNIQUES DE POUVOIR ET DISPOSITIFS DE SAVOIR: LES CONTRATS DE PRESTATIONS DANS LE DOMAINE DE LA RECHERCHE
1. Introduction
2. Réformes de l’Etat et instrumentation de l’action publique
2.1. La contractualisation au sein de l’administration fédérale
2.2. La contractualisation dans le domaine de la recherche
3. Négociation des premiers contrats entre l’administration fédérale et des institutions scientifiques
4. Les contrats de prestations: instrument normalisé mais pluriel
4.1. Institutionnalisation des contrats de prestations
4.2. Une contractualisation plurielle
5. Le contrat de prestations : nouveau mode de gouvernementalité
5.1. Identifier et catégoriser les activités des institutions scientifiques
5.2. Contrôler et évaluer
5.3. Procédure technique, enjeux de pouvoir et dispositif de savoir
6. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 3: CONSTRUCTION DE LA LEGITIMITE DES AGENCES DE MOYENS: LE CAS DU FONDS NATIONAL SUISSE DE LA RECHERCHE SCIENTIFIQUE (1940‐2000)
1. Introduction
1. 1. Les agences de moyens comme autorité scientifique
1.2. La construction de la légitimité des agences de moyens
2. Le Fonds national suisse de la recherche scientifique
2.1. La création d’une agence de moyens en faveur de la recherche fondamentale
2.2. La création du Fonds national: un projet national et politique
3. Les programmes nationaux de recherche
3.1. La mise en place d’une instrument en faveur de la recherche orientée
3.2. Les programmes nationaux de recherche: gain de légitimité et perte d’autonomie
4. Les pôles de recherche nationaux
4.1. La création d’un instrument en faveur de la recherche « stratégique »
4.2. Les pôles de recherche nationaux: un repositionnement du Fonds national
5. Conclusion
Bibliographie
CHAPITRE 4: LOGIQUES ENTREPRENEURIALES DANS LE DOMAINE DE LA RECHERCHE: LE CAS DES « POLES DE RECHERCHE NATIONAUX »
1. Introduction
2. Les agences de moyens : entre science et politique
3. L’évaluation du Fonds national: l’évaluateur évalué
4. Les pôles de recherche nationaux : un modèle entrepreneurial de la recherche?
4.1. Les justifications du programme « Pôles de recherche nationaux »
4.2. Les spécificités du modèle « Pôles de recherche nationaux »
5. Conclusion
CONCLUSION