La fabrication d’un enseignement de l’analyse en France au XIXe siècle

Le point de départ de cette thèse est un mémoire de Master de recherche en Histoire des sciences et des techniques, préparé en 2010 à l’Université de Nantes, sous la direction d’Évelyne Barbin. Intitulé Jules Tannery : les nombres, objet d’étude et sujet d’un renouvellement de l’enseignement des mathématiques (1886-1903), il était centré sur l’analyse de trois manuels rédigés par ce responsable des études scientifiques à l’École normale supérieure. Cette recherche faisait apparaître la problématique de l’enseignement des fondements de l’analyse à trois moments et à trois niveaux différents du système éducatif français. L’Introduction à la théorie des fonctions d’une variable , publié en 1886, s’adressait à des élèves qui avaient déjà suivi la classe de mathématiques spéciales. Les Leçons d’arithmétique théorique et pratique étaient, en 1894, destinées aux élèves de la classe de mathématiques élémentaires, c’est-à-dire aux candidats au baccalauréat scientifique. Sa publication intervenait quelques années après les réformes de 1890-1891 qui avaient eu des répercussions en profondeur sur l’enseignement des mathématiques dans le secondaire. Le troisième manuel, Notions de mathématiques suivi de Notions historiques s’adressait aux élèves de la classe de philosophie, c’est-à-dire la classe terminale pour les candidats au baccalauréat littéraire. Sa rédaction s’inscrivait dans le cadre des nouveaux programmes de mathématiques entrés en vigueur, à la suite de la réforme de l’enseignement secondaire de 1902.

À travers ces trois ouvrages, nous avions suivi la problématique de l’enseignement des nombres, des entiers aux irrationnels, pour des publics très différents, à une période où les mathématiciens achevaient d’élaborer les fondements de l’analyse sur des bases arithmétiques, et où les premiers éléments de la théorie des ensembles se mettaient en place. La démarche de Tannery visait à un renouvellement de l’enseignement des mathématiques en introduisant ces notions fondamentales. Elle se situait à une époque où l’enseignement secondaire traversait une crise qui entraînait une série de réformes institutionnelles des plans d’études et des programmes. En mathématiques, ces réformes se traduisirent par l’introduction de la théorie des fonctions dérivées dans les programmes de l’enseignement secondaire avant le baccalauréat, en deux temps. Dans un premier temps, en 1891, elle était inscrite au programme de la classe terminale de l’enseignement moderne. En 1902, l’enseignement de cette théorie se généralisait, puisqu’elle figurait alors, à partir de la classe de seconde pour les filières scientifiques, et en classe de philosophie pour les baccalauréats littéraires.

L’analyse et les éléments d’une science au XIXe siècle

Mais tout d’abord, l’expression premiers éléments de l’analyse que nous employons se doit d’être questionnée dans une perspective historique. L’analyse mathématique désigne de nos jours une branche des mathématiques dont la notion de limite est le fondement, et dont les notions de fonction, de continuité, de dérivation et d’intégration, c’est-à-dire ce qu’on appelle le calcul différentiel et intégral, sont les premiers développements. C’est dans ce sens que nous emploierons le terme d’analyse lorsque nous ne ferons pas référence à une signification particulière attachée à un auteur ou à un texte. Car ce mot a eu, en mathématiques, des significations très différentes.

L’analyse a d’abord été une méthode de raisonnement qui admettait la proposition cherchée pour remonter à une proposition connue. Méthode d’invention, elle s’opposait à la synthèse qui procédait en sens inverse . Christian Gilain a montré qu’à la fin du XVIIIe siècle, dans l’Encyclopédie méthodique, ou par ordre des matières, éditée par le libraire Charles-Joseph Panckoucke, à la rubrique analyse correspondait ce que d’Alembert appelait « nouvelle analyse » dans l’Encyclopédie, et que nous rappelons ici :

Analyse des quantités infinies, ou des infinis, appelée aussi la nouvelles Analyse, est celle qui calcule les rapports des quantités qu’on prend pour infinies, ou infiniment petites. Une de ses principales branches est la méthode des fluxions, ou le calcul différentiel.

L’analyse des quantités finies est aussi appelée algèbre par d’Alembert qui, au début de l’article, regardant l’analyse comme méthode et non comme science, indique :

ANALYSE […] est proprement la méthode de résoudre les problèmes mathématiques en les réduisant à des équations […]. L’Analyse, pour résoudre les problèmes, employe le secours de l’Algèbre, ou calcul des grandeurs en général : aussi ces deux mots, Analyse, Algèbre, sont souvent regardés comme synonymes.

Les termes d’analyse et d’algèbre sont donc souvent confondus durant tout le XIXe siècle. Ceci explique que, tout au long de cette thèse, nous verrons apparaître les notions d’analyse que sont la théorie des fonctions dérivées, puis les notions de différentielle et d’intégrale comme une partie du programme d’algèbre, et que les manuels que nous analyserons sont pour la plupart des manuels d’algèbre.

La question de l’ « élémentation » d’une science peut renvoyer aux Éléments d’Euclide, dont Proclus de Lycie rappelait dans Les commentaires sur le premier livre des Éléments d’Euclide, que le titre exact en était L’enseignement des Éléments . Mais elle apparaît à l’époque révolutionnaire qui va voir la reconstruction du système d’instruction sur de nouvelles bases. Un concours est lancé par la Convention nationale pour la production de manuels élémentaires. Pour Condorcet, « les éléments y sont une véritable partie de la science, resserrée dans d’étroites limites, mais complète en elle-même » et Sylvestre François Lacroix, mathématicien auteur de nombreux manuels élémentaires se pose la question : «jusqu’où doit-on pousser les éléments » , en reconnaissant qu’il est difficile d’imposer des limites fixes aux éléments.

Lieux d’enseignement 

Cette thèse porte sur le passage de l’enseignement d’une théorie mathématique d’un niveau où il existe à un niveau inférieur. Sa compréhension nécessite tout d’abord d’analyser les conceptions de cette théorie mathématique qui ont cours afin d’en comprendre le retentissement dans les manuels que nous examinerons. Elles ont varié tout au long du siècle comme les titres de manuels en témoignent, désignant tour à tour cette théorie sous les noms de « théorie des fonctions analytiques», « calcul des fonctions », « calcul différentiel » ou « calcul infinitésimal ». Nous serons donc confrontés, tout au long de cette thèse, aux conceptions des principes de l’analyse qui ont au cours au XIXe siècle. Elles ont fait l’objet de très nombreux travaux des historiens des mathématiques. Pour un état des lieux de ces recherches, jusqu’en 1850, nous renvoyons à la première partie de l’ouvrage dirigé par Christian Gilain et Alexandre Guilbaud, intitulée « Articulation XVIIIe-XIXe siècle : un bilan historiographique » . Dans cette abondante bibliographie, citons plus particulièrement les travaux d’Umberto Bottazini , de Ivor Grattan-Guinness , de Gert Schubring , de Niels Jahnke et Jesper Lützen , de Judith V. Grabiner , et le travail consacré à la notion de fonction par Adolf P. Youschkevitch . Il nous faut ajouter les travaux de Pierre Dugac, autour de la notion de limite, qui couvrent tout le XIXe siècle, et, pour la deuxième partie du siècle, ceux de Thomas Hochkirchen et de Hélène Gispert . Enfin, les recherches de Martin Zerner sur les ouvrages d’analyse dans la seconde moitié du siècl1 nous ont servi de point d’entrée nos propres recherches.

La plupart du temps, les premiers éléments d’analyse dont nous suivrons le cheminement jusqu’à l’enseignement secondaire sont d’abord exposés dans des manuels d’enseignement destinés à l’École polytechnique, à l’enseignement en Faculté des sciences où dans d’autres écoles. Ces ouvrages ont déjà été répertoriés et, pour les plus connus d’entre eux, maintes fois analysés. Nous nous sommes livrés, pour chacun d’eux à une relecture dans le cadre de notre problématique.

L’École polytechnique joue un rôle important dans cette thèse. Fondée en 1794, ses professeurs sont les plus grands savants de l’époque. L’enseignement de l’analyse devient rapidement la marque de l’École. Joseph-Louis Lagrange, Augustin-Louis Cauchy, Camille Jordan, y enseignent et exposent leurs conceptions des principes de l’analyse. Leurs cours appelaient donc une attention particulière. De plus, la préparation au concours d’entrée à cette École oriente l’enseignement en classes préparatoires durant tout le XIXe siècle, et donc l’essentiel de l’enseignement secondaire des mathématiques comme l’historiographie l’a établi . Nous aurons donc à replacer notre travail sur l’enseignement des éléments de l’analyse dans le contexte historique de cette École. Nous nous appuierons sur les nombreuses recherches dont elle a fait l’objet. L’histoire institutionnelle, sociale et éducative de l’École polytechnique est à présent bien connue grâce à ces nombreux travaux. Citons en particulier ceux de Terry Shinn , Janis Langins , Bruno Belhoste, Amy Dahan-Dalmedico et Antoine Picon .

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Table des matières

Introduction générale
Chapitre 1 : Les principes de l’analyse à l’École polytechnique : de Lagrange à Lacroix (1795-1809)
1 – La question des principes de l’analyse à la fin du XVIIIe siècle
1 – 1 Le « Discours préliminaire » du Traité de Calcul différentiel et de Calcul intégral de Cousin (1777-1796)
1 – 2 Les Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal de Carnot (1797)
1 – 3 Le principe fondamental de la Théorie des fonctions analytiques de Lagrange (1797)
1 – 4 Les principes du calcul différentiel dans les traités de Lacroix : d’une origine analytique à la « loi de continuité » comme « explication philosophique » des propriétés du calcul différentiel (1797-1802)
1 – 5 Le « Discours préliminaire » des Traités de calcul différentiel et intégral de Bossut (1798)
1 – 6 Du calcul des dérivations d’Arbogast (1800)
1 – 7 Conclusion
2 – Prony et Lagrange : le théorème de Taylor pour principe fondamental
2 – 1 Prony : le calcul différentiel comme cas particulier du calcul aux différences finies
2 – 2 Les éléments du « calcul des fonctions » selon Lagrange (1795-1799)
3 – La méthode des limites à l’École polytechnique : son introduction dans le cours de Fourier, son inscription dans le programme d’Analyse de 1800 et sa mise en œuvre par Garnier et Lacroix
3 – 1 L’introduction de la méthode des limites dans le cours d’analyse de Fourier (1795- 1796)
3 – 2 La méthode des limites dans le programme d’analyse de 1800
3 – 3 Les Leçons d’Analyse algébrique, différentielle et intégrale de Garnier (1800-1801)
3 – 4 Un ouvrage de référence pour la méthode des limites : Le Traité élémentaire de calcul différentiel et de calcul intégral de Lacroix (1802)
4 – Conclusion
Chapitre 2 : Les principes de l’analyse à l’École polytechnique : d’Ampère à Liouville (1809-1850)
1 – Les infiniment petits dans le programme de 1811
1 – 1 La remise en cause de la méthode des limites
1 – 2 Les notes du Cours de calcul différentiel et intégral d’Ampère (1812)
2 – Les changements de programme et la rigueur analytique chez Ampère et Cauchy (1815- 1830)
2 – 1 Les changements de programme de 1815 et 1825
2 – 2 Le Précis des leçons sur le calcul différentiel et le calcul intégral d’Ampère (1821 ?)
2 – 3 Cauchy : la primauté du « fait analytique »
3 – Mathieu et Navier : enseigner l’analyse en vue des applications (1827-1838)
3 – 1 Fonctions, limites, continuité, dérivées et différentielles
3 – 2 Formule de Taylor, minima et maxima
3 – 3 Intégration
3 – 4 Conclusion
4 – Les premiers enseignements de Duhamel dans la lignée de Cauchy (1836-1840) et le programme d’analyse de 1839 à l’École polytechnique
4 – 1 De nouveaux développements pour l’introduction du calcul infinitésimal
4 – 2 L’importance de la continuité chez Duhamel et le programme de 1839
4 – 3 Intégration : un retour à Cauchy
4 – 4 Le programme d’analyse de 1839
5 – Liouville et Sturm : de nouvelles questions à propos des fondements (1838-1850)
5 – 1 De nouvelles questions à propos de la continuité et de la dérivabilité d’une fonction
5 – 2 Intégration : les infiniment petits marginalisés
5 – 3 Conclusion
6 – Conclusion
Conclusion générale

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