L’INFLUENCE DE LA PENSÉE HEIDÉGGERIENNE
Les personnages de Blanche-Neige semblent habités par la pensée heideggérienne, notamment en ce qui a trait à la conception de la vérité. Pour Heidegger, la vérité ne relève pas seulement de la logique, mais aussi de l’ontologie. Toute la philosophie heideggérienne se penche sur l’existence, sur l’être-dans-Ie-monde. Toutefois, au fil du temps, son questionnement s’est quelque peu modifié. D’un questionnement sur le sens de l’être, Heidegger en est venu à interroger la vérité de l’être: c’est grâce à son jugement que l’humain arrive à découvrir la vérité des choses. Cette déduction logique provoque un fort décalage avec la typologie archétypale des personnages du premier drame.
Dès sa première intervention, Blanche-Neige affirme être une « chercheuse de vérité» (BN, Il). Rares sont les princesses qui possèdent l’autonomie intellectuelle nécessaire pour réfléchir à de telles préoccupations. La princesse exprime habituellement sa suprématie royale par sa beauté et non par son intelligence. De même, la Blanche-Neige de Jelinek est ce que l’on pourrait qualifier d’« experte en futilités ». Elle est préoccupée tout à la fois par son apparence et par l’effet qu’elle produit autour d’elle. Or, comment une femme aussi superficielle que Blanche-Neige peut-elle être porteuse d’un idéal d’authenticité? Peut-on parler avec désinvolture de réflexions aussi fondamentales que celles de l’être-dans-Ie-monde heideggérien ? Plutôt que d’affaiblir la crédibilité des propos de la princesse, ces paradoxes renforcent avec ironie l’étrangeté et la profondeur de ce premier drame.
BLANCHE-NEIGE
Sous sa forme écrite, le personnage de Blanche-Neige se présente pour la première fois dans le conte qui porte son prénom Schneewittchen [Blanche-Neige], tiré du recueil des frères Jakob et Wilhem Grimm intitulé Kinder-und Hausmarchen [Contes d’enfants et du foyer], paru en 1812 en Allemagne. Toutefois, le texte laisse transparaître de nombreuses similitudes entre l ‘histoire de Blanche-Neige et certains mythes germaniques et européens.
L’histoire de Blanche-Neige est bien connue, mais permettez-nous d’en rappeler les grandes lignes. Une reine meurt en donnant naissance à une petite fille. De par la blancheur de sa peau, cette princesse est appelée Blanche-Neige. Son père, le roi, se remarie rapidement avec une femme aussi belle qu’orgueilleuse. Pour s’assurer de la supériorité de sa beauté, elle possède un miroir magique qui lui assure quotidiennement qu’elle est la plus belle du royaume. Un jour, le miroir lui révèle qu’en grandissant, la princesse s’est épanouie au point de la surpasser en beauté. Folle de jalousie, elle demande à un chasseur d’aller tuer Blanche-Neige et de lui rapporter une preuve de sa mort. Ébloui par sa beauté, le chasseur est incapable d’effectuer sa tâche.
LA BELLE AU BOIS DORMANT
Bien que la Belle au Bois Dormant fasse aussi l’objet d’un des contes du recueil des frères Grimm, le personnage existait déjà plus de cent ans auparavant. Charles Perrault avait raconté son histoire dans ses Contes de ma mère l’Oye , publiés en 1697. Nous pouvons la résumer ainsi. Un roi et une reine organisent une réception en l’honneur de la naissance de leur petite fille. Sept fées du royaume sont invitées pour offrir chacune un don différent à la princesse. Beauté, intelligence et grâce sont souhaitées à l’enfant. Une huitième fée fait son entrée et s’approche du berceau. Elle prédit qu’à l’âge de quinze ans, la princesse se piquera le doigt et en mourra. Par chance, une des fées n’avait pas encore parlé. Ne pouvant pas annuler le mauvais sortilège, elle remplace la mort de la princesse par un profond sommeil de cent ans, duquel un prince viendrait la libérer. Le roi ordonne donc que tous les fuseaux du royaume soient brûlés. Au bout de quinze ou seize ans, alors que ses parents sont absents, la princesse s’aventure dans une vieille tour du château et découvre une dame qui file du lin. En voulant l’imiter, la princesse se pique le doigt sur l’aiguille et s’évanouit. Le roi fait installer sa fille dans le plus bel appartement du château, puis tout le royaume est plongé dans le même sommeil que celui de la princesse.
SYLVIA PLATH ET INGEBORG BACHMANN
Les deux femmes élues par Jelinek pour figurer dans Le Mur, dernière pièce de son recueil, sont les auteures Sylvia Plath et Ingeborg Bachmann. Les deux poètes se retrouvent d’ailleurs souvent associées, ayant toutes deux exprimé leur difficulté à accepter leur condition de femme dans le contexte social et politique de l’après-guerre. C’est le cas dans l’ouvrage Roman et mythes: Rilke, Bachmann, Plath de Michel Kappes, ou encore dans celui de Lydie Salvayre, 7 femmes . Si, au Québec, les deux auteures ne sont pas connues du grand public, il n’en demeure pas moins qu’une partie de l’élite cultivée a pu entendre parler d’elles et de la marque qu’elles ont laissée dans l’histoire littéraire américaine ou germanique. D’ailleurs, la metteure en scène Brigitte Haentjens a monté le roman de Bachmann, Malina (1971), en 2002 et celui de Plath, La cloche de détresse (1963) sous le titre de La cloche de verre, en 2004. Dans un article paru dans un dossier de la revue Jeu sur la folie au théâtre, le critique Hervé Guay souligne la sensation d’emprisonnement palpable qui ressortait des deux mises en scène: L’obstacle est chez Haentjens intérieur, intériorisé, la relative viduité de l’espace offrant aux acteurs la possibilité de montrer dans le corps, par le corps, les effets de cette intériorisation de normes extérieures à soi-même et au genre féminin. Corps-prison plutôt que lieu de jouissance, dont la femme est en bout de piste dépossédée, ce qui l’oblige à trouver refuge dans sa tête, seul espace de liberté qui lui reste. Si, au début, il offre une échappatoire, détaché du corps, ce lieu d’introspection détache peu à peu l’être du réel pour générer ce que j’appellerais une « surconscience existentielle », cause d’angoisse et de mal-être plutôt que moteur d’écriture.
L’INFLUENCE BARTHÉSIENNE
Le projet de déconstruction des mythes, des stéréotypes et des idéologies effectué par Jelinek dans ses drames s’apparente aux travaux de Roland Barthes. Jelinek semble adopter une conception du mythe semblable à l’auteur du Plaisir du texte ‘, par quoi elle établit un contraste entre la réalité vécue par ses figures d’inspiration et celle induite par les médias. Parmi les mythes que déconstruit l’auteure, notons ceux de la beauté naturelle, du coup de foudre et de la publicité.
Dans son essai Mythologies, l’écrivain établit d’emblée que « le mythe est une parole qui ne se définit pas par l’objet de son message, mais par la façon dont il le profère. » En ce sens, la mythologie relève « à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique. » La parole mythique peut prendre différentes formes: une photographie, un spectacle, une publicité, un texte.:. Par ce qu’il appelle des « mythes de la vie quotidienne française», puisés dans la presse et la culture, Barthes dépasse la conception traditionnelle du mythe considéré souvent comme un récit archaïque. Il fait ressortir la particularité du système mythique qui a besoin d’une chaîne sémiologique préexistante. Pour construire son propre système, le mythe doit. se baser sur ce que Barthe appelle le « langage-objet », c’est-à-dire sur des modes de représentation qui sont associés à son matériau de base. L’entreprise démystifiante de Jelinek par exemple nécessite la convocation de personnalités qui évoquent déjà certaines significations: Le sens du mythe a une valeur propre , une signification est déjà construite, qui pourrait fort bien se suffire à elle-même, si le mythe ne la saisissait et n’en faisait tout d’un coup une forme vide, parasite. Le sens est déjà complet, il postule un savoir, un passé, une mémoire, un ordre comparatif des faits, d’idées, de décisions.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LA FABLE ET LA SITUATION DE PAROLE
LES PERSONNAGES DE CONTES
BLANCHE-NEIGE
L’ INFLUENCE DE LA PENSÉE HElDEGGÉRIENNE
LA BELLE AU BOIS DORMANT
ROSAMUNDE
JACKIE KENNEDY
SYLVIA PLATH ET INGEBORG BACHMANN
L’INFLUENCE BARTHÉSIENNE
CHAPITRE 2 : LA RECOMPOSITION DE LA PAROLE DE SHÉROÏNES
TRANSPERSONNALISATION DES PERSONNAGES
MONTAGE DE RÉPLIQUES
DIALOGUE INTÉRIEUR DISSIMULÉ
DISCOURS MÉDIATIQUES
DISCOURS MASCULINS ET FÉMININS
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHlE
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