LA DYSTROPHIE MYOTONIQUE DE TYPE 1 ET SES IMPLICATIONS
CADRE THÉORIQUE
Le désengagement de l’État dans le domaine des services de santé et des services sociaux a favorisé le fait qu’un nombre important de personnes, majoritairement des femmes, apportent de l’aide et du soutien à un-e proche ayant des incapacités (Lee & Porteous, 2002; Sawatzky & Fowler-Kerry, 2003). La grande implication des femmes dans ce secteur peut sembler comme allant de soi pour les personnes adhérant à la théorie du déterminisme biologique, qui soutient entre autres que les femmes auraient des qualités innées et un intérêt pour la prise de soin et le soutien. Ce discours sur les habiletés supposément naturelles est souvent lié à la maternité et avance que chaque femme, étant donné sa capacité physique à enfanter, aurait de facto des compétences pour s’occuper des enfants. Ces capacités intrinsèques à la prise de soin pourraient ainsi être transposées au soutien d’autres personnes ayant des incapacités, et expliqueraient selon certaines théories essentialistes la forte implication des femmes en tant que personnes aidantes auprès d’un-e proche ayant des incapacités. Le présent mémoire aborde toutefois la présence fortement majoritaire des femmes dans les pratiques de soins d’une toute autre manière. En privilégiant une approche féministe générale, nous voulons remettre en cause le caractère inné de ces habiletés pour la prise de soin tout en portant un regard critique sur les inégalités qu’engendre la forte présence des femmes dans ce champ d’activité. Dans la section qui suit sont précisés certains concepts fondamentaux sur lesquels se base ce mémoire. Une emphase particulière est mise sur le concept de genre, qui permet d’éclairer les rapports sociaux de sexe découlant de cette catégorisation des individu-e-s.
Dans la section subséquente, le concept de division sexuelle du travail est défini, où entrent en jeu les principes de séparation et de hiérarchisation des différents rôles sociaux. Par la suite sont explicitées les possibles causes de la propension des femmes à s’inscrire à l’intérieur des pratiques de soins, tant sur le marché du travail qu’à l’intérieur de la sphère domestique. Enfin, certains enjeux sociaux soulevés par la situation des personnes aidantes sont présentés, en regard desquels ont été déterminées les trois questions de recherche de la présente étude.
LA CONSTRUCTION SOCIALE DES IDENTITÉS SEXUELLES
Le concept de genre occupe une place prépondérante à l’intérieur du courant féministe et représente une pierre d’assise du cadre d’analyse de ce mémoire. Parce que la définition de ce concept ne fait pas consensus et qu’il est souvent confondu avec d’autres termes comme celui de sexe par exemple, sa précision est d’autant plus pertinente. En effet, plusieurs auteur-e-s dans les dernières décennies se sont penché-e-s sur le concept de genre, mais la définition qu’ils et qu’elles en ont et l’utilisation qu’ils et qu’elles en font varient considérablement selon leur appartenance aux différents courants idéologiques ponctuant le mouvement féministe. Scott (1988), en avançant notamment que la distinction des individu-e-s selon leur sexe était fondamentalement sociale, représente l’une des pionnières ayant contribué à sa définition. Le terme genre est par la suite utilisé par certain-e-s auteur-e-s comme opposé à celui de sexe, servant à effectuer une distinction entre la construction sociale de genre et la constitution biologique de sexe (Nicholson, 1994). Ce concept proviendrait de la constatation des féministes que la société modèle à la fois la personnalité, les comportements, et l’apparence du corps des individu-e-s (Ibid.) L’utilisation du concept de genre constitue une prise de position, un refus du déterminisme biologique implicite dans l’usage de termes comme sexe ou différence sexuelle (Scott, 1988).
Selon Baril (2005), pour bien contextualiser ce concept, il nous faut revenir à la pensée populaire et même scientifique d’avant la deuxième vague féministe, qui demeure toujours en vogue dans certains milieux féministes, sociaux, académiques, religieux et autres. Ainsi, des théories essentialistes étaient – et sont quelquefois toujours utilisées – pour expliquer et justifier les différences dans la réalité des hommes et des femmes. Rappelons que ce courant de pensée sous-tend qu’à la naissance, chacun-e possède selon son sexe biologique des caractéristiques naturellement associées à celui-ci, caractéristiques qui, par prolongement, seraient tributaires des rôles différenciés des hommes et des femmes à l’intérieur de la société. C’est ainsi que pourraient être expliquées la présence de ghettos d’emploi9 , ou la faible proportion de femmes en politique, par exemple. Les hommes et les femmes auraient des intérêts différents, dépendant en grande partie de leur sexe biologique. La forte présence des femmes dans le domaine des soins ne serait qu’une autre démonstration de ces différences innées, car les femmes, en raison de leur vocation naturelle à la maternité, détiendraient également une vocation sociale à l’écoute et à l’aide « Les femmes sont sous-représentées dans l’emploi à temps plein et surreprésentées dans l’emploi à temps partiel et dans toutes les formes de travail atypique, elles sont toujours concentrées dans un nombre beaucoup moins grand de secteurs d’emploi que les hommes (ghettos d’emploi) et leurs salaires ou revenus, en moyenne, sont moindres que ceux des hommes. » (Bourret, Bellange & Kurtzman, 2006, p. 17)
de l’autre. Cette naturalisation des différences entre les hommes et les femmes a dans le passé servi à cautionner un système reproduisant des inégalités, qui se concrétise par une division sexuée des différentes sphères de la société et de la dévalorisation systématique de celles où les femmes sont majoritairement présentes (Delphy, 2009). C’est ainsi qu’aux catégories culturellement constituées que sont le masculin et le féminin est associée une série de caractéristiques qui les distinguent et les opposent (agressivité/douceur, puissance/impuissance) (Préjean, 1994). Cette manière de diviser les personnes selon leur sexe implique une hiérarchisation et donc, la domination d’une catégorie sur l’autre. Cela a deux effets, le premier étant l’oppression des femmes en tant que classe et le second, la diminution des possibilités de toutes les personnes, car l’expérience des femmes et des hommes en est réduite aux seules caractéristiques associées à leur catégorie (Delphy, 2009). Il convient de préciser que les théories essentialistes ou naturalistes justifiant la subordination des femmes ont depuis ce temps été maintes fois remises en question et
substituées par des théories constructivistes, reconnaissant le caractère social de l’identité des individu-e-s. Les théories constructivistes soutiennent ainsi que les différences entre les hommes et les femmes (leurs qualités, leurs comportements, leurs attitudes, etc.) ne sont pas des « conséquences inévitables et naturelles de la biologie, mais bien des constructions sociales hiérarchiques qu’il importe de transformer en vue d’éliminer l’asymétrie entre les hommes et les femmes » (Baril, 2005, p. 47). Cette construction débute dès la naissance où, selon son sexe biologique, chaque personne est classée dans l’un ou l’autre des pendants d’une catégorisation binaire, lui assignant un sexe social (homme ou femme) auquel sont rattachés des rôles sociaux non seulement distincts, mais hiérarchisés (Hurtig, Kail & Rouch, 2003). Brewer (2001) s’est d’ailleurs intéressé au processus de socialisation, en tant que processus par lequel les enfants apprennent leur rôle dans la famille et dans la société. Selon cette auteure, le façonnement de l’identité s’effectue par plusieurs mécanismes, notamment par l’observation, l’imitation et l’intériorisation. Les jeunes enfants observent ainsi à l’intérieur de leur famille les actions et les attitudes de leurs proches (Ibid.) Ils et elles imitent ensuite ces comportements et peuvent être renforcé-e-s à s’engager dans des comportements appropriés versus ceux qui sont inappropriés selon leur genre. Selon Brewer (2001), leur développement se poursuit également à l’extérieur du contexte familial. Ainsi, les composantes de notre identité seront intégrées au fur et à mesure des interactions effectuées dans l’univers social, au contact des messages véhiculés par divers paliers de la société (écoles, institutions publiques, médias, etc.), représentant eux-mêmes des organes reproducteurs d’inégalités spécifiquement vécues par les femmes.
Évidemment, l’identité d’homme ou de femme n’est pas une donnée invariable; elle évolue selon la culture, mais également avec la mouvance de la société à travers le temps. En somme, la délimitation du concept de genre et de socialisation permet d’observer que les individu-e-s en viennent à intérioriser les comportements associés à leur sexe, à tel point qu’ils deviennent partie intégrante de leur personnalité et de leur identité. De plus, cette catégorisation des sexes se perpétue en tout lieu et en tout moment, étant donné que le système qui sépare le masculin du féminin prend place dans les corps et les émotions des individu-e-s des deux sexes (Préjean, 1994), tout en étant légitimé par nos institutions.
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Table des matières
INTRODUCTION
CHAPITRE 1 : LA PROBLÉMATIQUE
1. 1 LA DYSTROPHIE MYOTONIQUE DE TYPE 1 ET SES IMPLICATIONS
1.1.1 Les atteintes physiques et cognitives de la DM1
1.1.2 Impacts sur l’apparence physique des personnes atteintes de DM1
1.1.3 La vie sociale des personnes atteintes
1.1.4 Impacts de la maladie sur la vie conjugale
1.1.5 Répercussions sur l’intégration au sein du marché du travail et sur la participation sociale
1.1.6 La santé psychologique des personnes atteintes
1.1.7 Besoins de soutien des personnes atteintes de DM1
1.2 APPORTER DE L’AIDE ET DU SOUTIEN À UNE PERSONNE AYANT DES INCAPACITÉS
1.3 LES PERSONNES AIDANTES, ACTRICES DE PREMIER PLAN
CHAPITRE 2 : RECENSION DES ÉCRITS
2.1 DEFINITION DES CONCEPTS
2.2 MOTIFS FAISANT EN SORTE QU’UNE PERSONNE DÉCIDE D’APPORTER DE L’AIDE SOUTIEN À UN-E PROCHE
2.3 PRATIQUES EFFECTUÉES PAR LES PERSONNES AIDANTES DANS LE CADRE DE LEUR RÔLE
2.4 CONSÉQUENCES SUR LA VIE DES PERSONNES AIDANTES DE L’AIDE ET DU SOUTIEN
APPORTÉS À LEUR PROCHE
CHAPITRE 3 : CADRE THÉORIQUE
3.1 LA CONSTRUCTION SOCIALE DES IDENTITÉS SEXUELLES
3.2 LA DIVISION SEXUELLE DU TRAVAIL, DE LA MAISON AU MARCHÉ DU TRAVAIL
3.3 LA PROPENSION DES FEMMES À S’INSCRIRE DANS LES PRATIQUES DE SOINS
3.4 LES HOMMES ET LE RÔLE DE PROCHE AIDANT
CHAPITRE 4 : MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
4.1 OBJECTIFS SPÉCIFIQUES DE LA RECHERCHE
4.2 TYPE DE RECHERCHE
4.3 MILIEU DE RECHERCHE
4.4 POPULATION À L’ÉTUDE, MODE DE RECRUTEMENT ET COLLECTE DE DONNÉES
4.5 INSTRUMENT DE COLLECTE DE DONNÉES
4.6 ANALYSE DES DONNÉES
4.7 CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES
4.8 PERTINENCE DE LA RECHERCHE SUR LES PLANS SCIENTIFIQUE ET SOCIAL ET POUR
TRAVAIL SOCIAL
4.9 FORCES DE LA PRÉSENTE ÉTUDE
4.10 LIMITES DE LA PRÉSENTE ÉTUDE
CHAPITRE 5 : RÉSULTATS
5.1 CARACTÉRISTIQUES SOCIODÉMOGRAPHIQUES ET PERCEPTION DES PERSONNES
AIDANTES D’ELLES-MÊMES
5.2 CARACTÉRISTIQUES SOCIODÉMOGRAPHIQUES DES PARTENAIRES RECEVANT
5.3 PERCEPTION DE LA PERSONNE AIDANTE VIS-A-VIS LA DÉPENDANCE DE SON OU SA
PARTENAIRE
5.4 ÊTRE L’AIDANT-EDE SON OU SA PARTENAIRE : LES FACTEURS MOTIVATIONNELS
5.4.1 Un engagement qui correspond à des valeurs personnelles
5.4.2 Forcé-e de prendre la responsabilité
5.4.3 L’amour envers son ou sa partenaire
5.4.4 Des éléments positifs liés au rôle de personne aidante
5.5 LES DIMENSIONS CONCRETES DE L’IMPLICATION D’AIDANT-E
5.5.1 Contexte dans lequel l’aide et le soutien sont dispensés
5.5.2 L’aide et le soutien délivrés par les aidant-e-s
5.5.2.1 S’assurer du bien-être physique de son ou sa partenaire
5.5.2.2 Assurer le bien-être psychologique de son ou sa partenaire
5.5.2.3 Assurer la gestion de certaines dimensions de la vie de son ou sa partenaire
5.6 PERCEPTION DE LEUR SITUATION EN TANT QU’AIDANT-E
5.6.1 Différentes manière d’apporter de l’aide
5.6.2 Aide reçue dans leur rôle
5.6.3 Besoins de soutien non comblés
5.6.4 Perception des personnes aidantes du rôle qu’elles accomplissent auprès de leur partenaire
5.7 RÉPERCUSSIONS DU RÔLE DES PERSONNES AIDANTES SUR LEUR VIE
5.7.1 Difficultés rencontrées dans le rôle de personne aidante
5.7.2 Conséquences sur la santé psychologique des aidant-e-s
5.7.2.1 Vivre avec une personne ayant un état psychologique précaire
5.7.2.2 Difficultés émotionnelles liées à l’aide et au soutien apportés à un- partenaire
5.7.2.3 Les impacts d’une perception de l’avenir peu reluisante
5.7.3 Conséquences sur la santé physique des aidant-e-s
5.7.4 Des impacts sur la vie sociale
5.7.5 Être l’aidant-e de son ou sa partenaire : les répercussions sur la vie de couple
5.7.5.1 La vie conjugale avec une personne atteinte de DM1
5.7.5.2 Des attentes non comblées
5.7.5.3 L’influence de la dynamique aidant-e/aidé-e sur la vie conjugale
5.7.6 Maintenir une vie professionnelle : une collision en vue
5.7.7 Impacts du rôle d’aidant et de la maladie sur la vie familiale
CHAPITRE 6 : DISCUSSION
6.1 LES MOTIVATIONS DES PERSONNES AIDANTES
6.2 LA MANIÈRE DONT L’AIDE EST APPORTÉE, UNE DIMENSION À EXPLORER
6.3 LES RÉPERCUSSIONS VÉCUES PAR LES AIDANT-E-S
6.4 IMPLICATIONS POUR L’INTERVENTION
6.5 AVENUES ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE
CONCLUSION
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