Les psychologues rencontrent régulièrement dans leur pratique libérale ou institutionnelle, des enfants accompagnés de leurs parents ; le motif de consultation est un trouble. Bien souvent c’est le terme dyspraxie qui est avancé sur les troubles de leurs enfants. Nouvelle entité diagnostique, la dyspraxie ne correspond à rien de connu que ce soit pour les enfants, les parents et pour beaucoup de professionnels. Diagnostic qui trouble (déconcerte, dérange, gêne) car il n’entraine pas de pronostic. Les parents sont perdus face à ce nouveau mot qui possède une définition différente pour chaque professionnel. Nouveaux signifiants dans la clinique et dans la nosographie, « nouvelles équations symptomatiques » (WeismannArcache, 2006a, 2010) ce trouble praxique, cette dyspraxie, est aujourd’hui mal connue, bien que de plus en plus reconnue.
Etymologiquement le préfixe Dys en grec renvoie à la notion du manque, l’idée de difficulté. Praxie en grec signifie action mouvement, avec l’idée d’un but recherché. La dyspraxie se définit aujourd’hui par un tableau clinique complexe (Vaivre-Douret, 2014) : une déficience motrice avec des retards importants dans la réalisation des gestes moteurs, une maladresse, une coordination sensori-motrice pauvre, un manque d’équilibre et des difficultés dans l’écriture (Cermak, 2002), un mauvais contrôle postural et des difficultés motrices (en particulier dans l’apprentissage de nouvelles compétences, la planification de mouvement, automatisation), la planification stratégique, le séquençage de mouvement (Geuze, 2005). Les enfants dyspraxiques présentent aussi des déficits dans le traitement visuo-spatial et de l’information (Wilson et McKenzie, 1998).
La dyspraxie est aujourd’hui un continent noir de la clinique. L’étiologie de la dyspraxie développementale est inconnue. Les recherches tendent à démontrer une étiologie possible dans la maturation des processus du système nerveux central. Cependant, aucun consensus n’a été établi (Vaivre-Douret, op.cit.). Trouble au carrefour du psychisme et du soma, se développant dans une période cruciale de construction de l’individu : l’enfance. La dyspraxie vient raviver les débats épistémologiques. Entre organogénèse et psychogénèse, entre neuroscience et psychanalyse. Elle est vue par les uns comme manifestation de lésions neurologiques qui ne sont pas objectivables par les techniques et outils actuels, et par les autres comme symptôme psychoaffectif qui confronte le clinicien aux mêmes problématiques et fantasmes que ceux auxquels leurs ancêtres se sont confrontés face au trouble hystérique du 19éme siècle, aboutissant à la création de la psychanalyse.
Pour naviguer entre les différentes conceptions, sans perdre le lecteur, nous proposons d’aborder la définition de notre objet d’étude à travers un cas fictif, construit uniquement par les données théoriques actuelles. Cette enfant nous l’appellerons Hormé, comme la divinité grecque allégorique de l’esprit de l’élan, du fait de se mettre en mouvement et de commencer une action.
Délimitation clinique de l’objet d’étude
Hormé est un jeune de 10 ans. Garçon car la dyspraxie touche surtout le genre masculin. 10 ans car c’est l’âge moyen de dépistage (American Psychiaric Association, 2003 ; VaivreDouret, 2014). Les parents d’Hormé sont de classe moyenne. Son père est juriste et sa mère infirmière. Le désir d’enfant était important et la grossesse d’Hormé s’est passée sans aucun problème. Hormé est le dernier enfant d’une fratrie de deux.
Hormé est perturbé dans sa motricité. Il est maladroit et lent. Il casse souvent les objets et ses jouets. Sa chambre est un vaste champ de bataille qu’il ne range pas malgré les demandes répétées de ses parents. Il se cogne constamment contre les meubles ou dans les encadrements de portes. Il a du mal à se repérer dans l’espace, n’arrive pas à se retrouver sur une carte. Enfin Hormé n’arrive pas à s’habiller. Les boutons sont compliqués à fermer. Il confond souvent la chaussure gauche et droite. Ses parents lui ont acheté des chaussures à scratch car il ne sait pas faire ses lacets et marche dessus constamment, ce qui le fait tomber. Il tombe d’ailleurs tout seul parfois. Il perd l’équilibre et trébuche. Les enfants dyspraxiques ont tendance à « casser leurs jouets par inadvertance, bousculer les meubles ou les personnes. Ils peuvent trébucher seuls et sont en difficulté pour manger et s’habiller seuls. Ils ont peu d’autonomie et ne possèdent que peu d’initiatives et de goût pour le rangement » (Vaivre-Douret, 2007). Hormé habite son corps de façon spécifique « L’enfant semble embarassé dans son corps et montre une raideur au niveau de la posture » (Weismann-Arcache, 2010).
Hormé est un enfant qui se sent en confiance avec l’adulte. Il sourit, rit, et ne peut s’empêcher d’intervenir dans les conversations d’adultes pour donner son point de vue ou pour faire un commentaire. Ses interventions sont souvent pertinentes. Hormé est à l’aise avec les mots et présente de bonnes capacités d’abstraction. Souvent par des blagues il attendrit son auditoire. L’enfant dyspraxique présente une galaxie de perturbations motrices qui se traduit dans les activités domestiques par une maladresse générale, une lenteur, bien qu’il soit décrit comme « vif et beau parleur » (Mazeau, 2010). Les enfants atteints de dyspraxie, en général, apprennent à lire rapidement. Ils sont à l’aise avec le langage, les jeux de mots, la logique et l’abstraction verbale.
La dyspraxie et les troubles des apprentissages
Ce que l’on appelle trouble des apprentissages scolaires, correspond aux troubles des acquisitions scolaires selon L’Américan Psychiatric Association (2003). Ils sont nommés « troubles spécifiques des acquisitions scolaires » dans la CIM-10. Ils sont définis comme étant « un ensemble hétérogène de troubles causés par un dysfonctionnement, détectés ou non, du système nerveux central, mais n’ayant pas pour origine un handicap visuel, auditif ou moteur, une arriération mentale, un trouble affectif ou un milieu défavorisé » (OMS, 2010). L’intérêt porté aux troubles des apprentissages est en premier lieu un intérêt éducatif. En 1999 un rapport du Haut Comité de la Santé Publique, puis deux autres rapports remis aux ministres de l’Éducation nationale et de la Santé par J. C. Ringard et F. Veber vont fournir l‘impulsion, idéologique et politique, nécessaire pour établir un « Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage » commun à ces deux ministères. (Circulaire DHOS/O 1 n° 2001-209 du 4 mai 2001 relative à l’organisation de la prise en charge hospitalière des troubles spécifiques d’apprentissage du langage oral et écrit).
Les troubles de l’apprentissage du langage écrit essentiellement dans un premier temps, deviennent une problématique de santé publique. Le constat est clair : en France, en 1999 les troubles spécifiques des apprentissages restent méconnus (manque de définition et de formation du personnel concerné) et touchent pourtant entre 2 % et 10 % des enfants d’âge scolaire selon la définition qu’on lui attribue. L’arrêt du 9 janvier 1989 publié au bulletin officiel de l’Éducation nationale fait entrer les troubles des apprentissages dans la « Nomenclature des déficiences, incapacités et désavantages », en utilisant la définition de l’OMS (2010) au travers de la CIM 10. Or l’idée soutenue est que « Les troubles des apprentissages restent le prélude à des échecs scolaires parfois irrémédiables, responsable d’une insertion sociale impossible » (Vaivre-Douret, 1999, p. 23).
La dyspraxie et la nosographie
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) donne une définition de la dyspraxie dans la 10e révision de la classification internationale des maladies (CIM 10). La dyspraxie est donc rentrée dans les troubles des apprentissages. Elle n’est pas clairement définie et se trouve plus particulièrement dans les catégories :
F81 troubles spécifiques du développement des acquisitions scolaires définis ainsi:
« Troubles dans lesquels les modalités habituelles d’apprentissage sont altérées dès les premières étapes du développement. L’altération n’est pas seulement la conséquence d’un manque d’occasions d’apprentissage ou d’un retard mental et elle n’est pas due à un traumatisme cérébral ou à une atteinte cérébrale acquise. » (OMS, op.cit.) .
F82 troubles spécifiques du développement moteur :
« Altération sévère du développement de la coordination motrice, non imputable exclusivement à un retard mental global ou à une affection neurologique spécifique, congénitale ou acquise. Dans la plupart des cas, un examen clinique détaillé permet toutefois de mettre en évidence des signes traduisant une immaturité significative du développement neurologique, par exemple des mouvements cholériformes des membres, des syncinésies d’imitation, et d’autres signes moteurs associés, ainsi que des perturbations de la coordination motrice fine et globale. » (OMS, ibid).
Ce terme regroupe donc : « La débilité motrice de l’enfant, la dyspraxie de développement et le trouble d’acquisition de la coordination » (OMS, ibid, code F82), mais il exclut ce que la CIM 10 nomme comme « anomalie de la démarche et de la mobilité » (OMS, ibid, code R26) et « les troubles moteurs secondaires à un retard mental » (OMS, ibid, code F70-F76).
La CIM 10 met en avant plusieurs critères pour dépister ce trouble :
◆ Inférence significative avec la réussite scolaire et la vie courante.
◆ Non dû à une « paralysie cérébrale » (infirmité motrice cérébrale).
◆ Non dû à un trouble psychopathologique.
◆ Non corrélé au retard mental, s’il existe.
Ce qui est intéressant c’est que la CIM 10 précise que des signes d’immaturité du développement neurologique sont souvent associés, sans que leur nature soit expliquée. Nous pouvons aisément constater que cette définition est très inspirée des critères établis par le manuel américain de classification des maladies psychiatriques (DSM IV).
Tout comme la CIM10, le DSM IV ne parle pas de dyspraxie, mais de TAC, qui regroupent d’ailleurs tous les troubles des débilités motrices. Le « Developmental coordination disorder » traduit en français par « troubles de l’acquisition de la coordination » (TAC) est défini ainsi par le DSM IV :
La performance dans les activités quotidiennes qui requièrent une coordination motrice est notablement inférieure à ce à quoi on s’attendrait compte tenu de l’âge et de l’intelligence telle que mesurée. Cela peut se manifester par des retards d’acquisition des étapes du développement moteur (marcher, s’asseoir, ramper), une maladresse motrice, de mauvais résultats dans les sports ou l’écriture.
|
Table des matières
INTRODUCTION
Chapitre 1 : la dyspraxie développementale comme objet de recherche entre corps et esprit
I. Présentation de l’objet d’étude
I.1. Délimitation clinique de l’objet d’étude
I.2. La dyspraxie et les troubles des apprentissages
I.3. La dyspraxie et la nosographie
II. La dyspraxie d’hier à aujourd’hui
II.1. La pensée issue du siècle des lumières
II.2. L’émergence des neurosciences comme modèle explicatif des troubles du geste
II.3. La dyspraxie étudiée par la neurologie et la neuropsychologie
II.4. L’approche psychanalytique de la dyspraxie
III. La dyspraxie développementale comme entité clinique
Chapitre 2 : Cadre et références théoriques
I. La théorie des pionniers de la psychanalyse
II. Les travaux de Winnicott
III. Roussillon et la théorie du traumatisme primaire
IV. Piaget et la fonction sémiotique
V. Des schèmes à la symbolisation
VI. Les processus de subjectivation et l’organisation psychique de l’enfant
Chapitre 3 : Cadre méthodologique
I. De la problématique à la construction des hypothèses
II. Le choix du bilan psychologique approfondi pour valider les hypothèses
II.1. Le rorschach et le TAT
II.2. L’UDN II
II.3. La figure complexe de Rey
II.4. Le dessin de la famille
II.5. La RCMAS et la MDIC
III. Population et critères d’inclusion
III.1. Sélection de la population
III.2. Présentation de l’échantillon
III.2.1. Les caractéristiques de notre échantillon
III.2.2. Présentation des enfants de l’échantillon
Chapitre 4 : Présentation des données cliniques
Analyse enfant par enfant, test par test
I. La sphère cognitive
I.1. La figure complexe de Rey
I.2. L’UDN II
I.2.1. Etude des processus de la pensée pour chaque groupe
I.2.2. Synthèse de l’UDN II
II. La sphère affective
II.1. Le dessin de la famille
II.2. Les échelles
II.2.1. RCMAS
II.2.2. MDIC
II.3. Les résultats aux projectifs
II.3.1. Les résultats au Rorschach
II.3.2. Le TAT
II.4. Confrontation des hypothèses aux données cliniques
Chapitre 5 : Commentaires des données cliniques : figures de la dyspraxie
CONCLUSION