L’insertion de la rumeur dans le roman se dévoile de plus en plus dans le champ littéraire africain. La rumeur est un thème qui du point de vue des chercheurs participe à la déconstruction de la logique romanesque traditionnelle ainsi qu’à son renouvellement. Tout d’abord la rumeur vient du mot latin « Rumor » qui signifie un bruit qui court. Selon l’Encyclopædia Universalis :
Dans le langage commun, le terme rumeur désigne une nouvelle non vérifiée qui se propage rapidement dans le public. D’un usage courant, il est appliqué à toute nouvelle incertaine dont la diffusion semble échapper aux dispositifs sociaux qui assurent de façon habituelle la certification et la promotion publique des informations (médias journalistiques, autorités étatiques, académiques ou religieuses) .
Autrement dit la rumeur est définie dans un premier sens comme étant une nouvelle d’origine incertaine et de véracité douteuse qui se propage dans le public par le bouche à oreille. A vrai dire dans le roman, la rumeur peut être perçue comme étant un récit bref, de source anonyme, parsemé d’aventures surprenantes, colportant une nouvelle incontrôlée et incertaine répandue de façon populaire par la conversation.
Au plan social, la rumeur résulte d’une discussion collective qui divulgue une nouvelle vraie ou fausse. Dans ce sens, la rumeur est messagère de l’erreur ou de la vérité, car elle peut revaloriser l’image d’un individu comme elle peut aussi ternir sa réputation. Ainsi, la rumeur sociale offre une explication simplifiée et rassurante de certains problèmes de la société.
A présent, avant de la définir de nouveau sous son aspect subversif, faisons une distinction entre l’information et la rumeur qui sont deux notions opposées. Si au plan politique la rumeur est une nouvelle non vérifiée qui circule librement dans les canaux de diffusion informels en contrariant la version officielle des événements qui se produisent, l’information est considérée comme une nouvelle de l’actualité communiquée au public. L’information peut aussi concerner deux ou plusieurs protagonistes. Ainsi, la communication peut être considérée comme l’acte d’informer, le processus d’échange servant à faire circuler l’information et celle-ci étant le sujet, le contenu de la communication. Le plus souvent les médias officiels, en informant, sont monopolisés par l’Etat dans le but de manipuler l’opinion publique. Par conséquent nous pouvons retenir que toute rumeur véhiculée par les télévisions, les radios et la presse écrite devient une information car celle-ci a deux traits spécifiques qui sont un auteur et une source authentifiée tandis que la rumeur n’a pas d’auteur et en plus elle circule rapidement ce qui lui confère une apparence d’authenticité puisqu’on y croit très vite. Dans ce cas une fois la rumeur médiatisée, elle devient ce que l’on appelle un scoop terme qui n’est rien d’autre qu’une information importante et exclusive donnée par un journaliste. N’oublions pas un autre aspect important qui s’ajoute à la rumeur : la confidence. Dès fois, la rumeur circule par la confidence d’un ami à un autre c’est d’ailleurs même ce qui pousse le romancier à se servir de la rumeur comme ressort narratif pour que le roman soit construit sous la forme d’une confidence adressée au lecteur.
En outre du côté de la subversion politique, la rumeur est un contre-pouvoir en puissance capable de contourner les interdits en expulsant une peur collective et de désacraliser le pouvoir en révélant la déraison des autorités. Jean-Noël kapferer clarifie notre étude en mettant en exergue dans son ouvrage, Rumeurs, le plus vieux média du monde, ces propos :
Nous appellerons rumeur l’émergence et la circulation dans le corps social d’informations soit non encore confirmées publiquement par les sources officielles, soit démenties par celles-ci. C’est pourquoi le phénomène de la rumeur est autant politique que social. C’est une information parallèle parfois opposée à l’information officielle, elle est donc un contrepouvoir.
Mais outre son aspect subversif qui lui confère une certaine forme de résistance, pour Jean Bruno Renard la rumeur est proche d’autres faits de langage tels que le potin, le commérage, le ragot et le bavardage. Mais nous pouvons dire que ces genres participent plutôt de manière prompte à la diffusion pour ainsi dire à l’expansion de la rumeur. Parfois même, certains sèment la confusion entre ces phénomènes voisins et se suffisent à les définir de façon similaire. A ce propos, Marie Pierre Bouchard nous dit :
La rumeur est l’une de ces apories contre lesquelles viennent se buter scientifiques et autres tenants d’une certaine phénoménologie du langage. […] Son discours tangue constamment entre le vrai et le faux, la vérité et le mensonge, le réel et la fiction, puisque sa survie repose entièrement sur une économie de la persuasion.
Le potin est considéré comme un bavardage inutile qui a pour objet un message circulant sur un tiers. De même Le commérage qui vient du latin cum-mer (le bavardage des mères est contraire au papotage celui des pères), diffuse un commentaire malveillant qui apprend à ne jamais se fier aux apparences. Quant au ragot c’est un jugement subjectif qui sert à calomnier quelqu’un.
La représentation de la parole populaire
La représentation de la parole populaire est un élément important dans l’étude de la rumeur, car le romancier se sert de cette parole populaire pour la représenter d’une manière fictive dans le roman afin de provoquer chez le lecteur la même impression qu’il aurait vécu dans le champ réel. La parole populaire laisse émerger une dynamique d’énonciation collective provenant d’une pluralité de voix et de versions dite par des acteurs de la parole qui agissent dans un espace imaginaire où seul le discours de la rumeur retentit. La rumeur recouvre une voix plurielle, anonyme. Les versions créent un doute parce que la rumeur exprime une parole qui n’est pas certifiée. Les versions dépendent de l’interaction des voix qui accentuent la confiance, la conviction, la séduction entre l’énonciateur et le destinataire. La rumeur s’énonce aussi de différente manière, soit par les murmures, les conversations, les bavardages, les soupçons, le doute soit aussi par le jeu du silence. La dynamique de la rumeur se crée à partir de regroupements populaires ou d’une conversation. En outre la rumeur circule de bouche à oreille. La radio trottoir, la radio baobab, la radio on-dit sont des synonymes africanisés de la rumeur. Cependant une légère différence oppose la simple rumeur à ces phénomènes. Nous parlerons dans cette partie des manifestations et des effets de la rumeur avant d’aborder sa puissance subversive qui s’opère du point de vue du fond et de la forme. Nous parlerons de la puissance subversive de la rumeur du point de vue de la narration que de la fiction.
la dynamique d’une énonciation collective
Les manifestations et les effets de la rumeur
Le récit de la rumeur se présente toujours comme un petit récit bref qui se distingue des autres par une force d’énonciation collective qui renvoie à plusieurs voix et plusieurs versions de la foule, du bas peuple, des groupuscules. La pluralité des voix et des versions se procure par les murmures, les conversations, les bavardages, les soupçons. Mais ce qui est important de dire dans cette dynamique d’énonciation est qu’elle intègre le silence. Le silence et le regard sont des effets de la rumeur. Dans ce cas que nous venons de citer les deux aspects donnent un sens à la rumeur. En plus de l’énonciation collective, s’ajoute une autre forme de la rumeur, les points relais informels et les lieux d’émergence et de déploiement de la rumeur. Ce sont des lieux de diffusion où se manifeste la rumeur. Tous les éléments que nous venons de citer permettent aux romanciers de représenter la parole populaire dans leurs textes littéraires. La force d’énonciation collective figure dans la pluralité des voix et des versions, les aspects formels et les lieux d’émergence de la rumeur. La rumeur provient d’une énonciation collective puisque l’énoncé de chaque récit fait usage de formules d’introduction et de discours indirect. Ceci désengage le narrateur de toute responsabilité car le narrateur, lui, ne rapporte que ce qui a été dit. Nous abordons la première sous-partie, la pluralité des voix et des versions, dans le but de montrer dans le roman l’identification du récit de la rumeur.
La pluralité des voix et des versions
La rumeur se distingue par une pluralité de voix et de versions. Nous constatons dans les deux œuvres de notre corpus des expressions qui désignent des formes d’énonciation collective comme « on disait que » (1983 : 55), « les gens racontaient » (1983 :158), « il paraît que » (1999 : 221), « Voilà encore des on-dit » (1982 :66) « le bruit courait que » (1979 : 116) etc. Dans ces expressions que nous venons d’énumérer, la rumeur se propage dans la société à travers un bruit anonyme. La pluralité des voix et versions qui s’élèvent de la rumeur nous fait penser au « polylogue ». En reprenant les propos de Francis Berthelot, le polylogue « fait intervenir plusieurs personnages, et pose par la suite des problèmes spécifiques à l’auteur : problèmes de locuteur, de lieu, de point de vue, d’enjeu, de stratégie, etc. ».
Dans la pluralité des voix et versions, les participants se multiplient en donnant naissance à une polyphonie sémantique. C’est d’ailleurs ce que l’on retrouve dans la pluralité des versions, un contraste des points de vue. La pluralité des voix contribue à augmenter le nombre de participants, tandis que pour la pluralité de versions, la diversité d’opinions face à un problème donné. Une dynamique collective s’instaure pour aboutir à une situation polémique. Selon Berthelot : « C’est avant tout par le jeu des objectifs à atteindre, et des alliances qui peuvent s’établir entre les participants, que le polylogue trouve sa dynamique. » .
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Table des matières
Introduction
PREMIERE PARTIE : la représentation de la parole populaire
Chapitre 1 : la dynamique d’une énonciation collective
1.1 Les manifestations et les effets de la rumeur
1.1.1 La pluralité des voix et des versions
1.1.2 Les aspects formels de la rumeur
1.1.3 Les effets de la rumeur
1.2 Le système informel d’informations et les lieux de diffusion
1.2.1 La diffusion de proximité
1.2.2 La diffusion publique
1.2.3 Les lieux d’émergence et de déploiement de la rumeur
Chapitre 2 : la puissance subversive de la rumeur
2.1 Un contre-pouvoir
2.1.1 La démystification des personnages et du pouvoir
2.1.2 La naissance des héros légendaires
2.1.3 La force du mythe
2.2 La subversion romanesque
2.2.1 La transmutation de l’intrigue
2.2.2 La perte du fil narratif
2.2.3 Le postcolonialisme et la rumeur
DEUXIEME PARTIE : la force de fabulation de la rumeur
Chapitre 1 : le mélange des instances d’énonciation
1.1 Le discours polyphonique
1.1.1 Le discours du narrateur
1.1.2 Le discours de la rumeur
1.1.3 L’implication du lecteur
1.2 Récit et narration
1.2.1 Le conte et les fonctions de la rumeur
1.2.2 La diversification des niveaux narratifs
1.2.3 La temporalité et l’espace de la rumeur
Chapitre 2 : le style et l’esthétique
2.1 L’ingéniosité de l’esthétique
2.1.1 La mise en abyme
2.1.2 La technique du sous-entendu
2.1.3 L’assemblage des codes linguistiques
2.2 Le jeu du style
2.2.1 Le style polémique et intertextuel
2.2.2 Une syntaxe décousue
2.2.3 La personnification
Conclusion
Bibliographie