La dualite des personnages gidiens dans l’immoraliste et les faux-monnayeurs

Après un conflit meurtrier contre l’Allemagne, en 1871, la France se voit arracher les territoires de l’Alsace-Lorraine. Les répercutions de cette défaite, ajoutées à d’autres crises auxquelles la société française est confrontée, vont exacerber l’opinion publique jusqu’à voir la naissance de mouvements antirépublicains, anticléricaux, chauvinistes et revanchards comme le boulangisme ou l’anticléricalisme. A l’aube du XXème siècle naissant, la société française est secouée par des crises intérieures et contrainte de faire face à d’autres menaces qui se profilent à l’horizon. L’affaire Dreyfus, la séparation du religieux et du politique, la divergence des scientifiques et des moralistes autant de tensions sociales divisent les esprits. Cette atmosphère d’inimitiés, par mouvements et journaux interposés, n’étaient en fait que le prélude annonçant le premier conflit qui devait embraser le monde entier avec toutes les conséquences terribles connues. Ces situations enchevêtrées influent sur la pensée populaire et la littérature. Les œuvres d’avant, et surtout, d’après la première guerre mondiale portent les stigmates de ces périodes troubles. Voici ce que dit Suzanne Alexandre au sujet des années vingt du XXème siècle.

« C’est une époque, […], où sortant d’une guerre mondiale meurtrière, une jeunesse qu’on exalte parce qu’elle est exaltée [veut] impose[r] ses valeurs contestataires. » .

En effet, la littérature, « miroir de la société », selon une expression de Stendhal, se trouve, fortement, influencée par la conjoncture d’avant et d’après la guerre de 1914. D’ailleurs, les théoriciens et les écrivains, pour ne citer que Roland Barthes, associent toujours à l’acte d’écrire et au langage littéraire un cadre référentiel. Il s’agit, en fait, de la dimension sociale de la littérature. C’est, souvent, la réalité sociale qui inspire l’acte d’écrire. La littérature a, comme un de ses principes de base, une réalité vivante déterminée par un cadre spatio-temporel.

LE CADRE CONCEPTUEL ET THEORIQUE

La trame romanesque

Nous partons du constat qu’une œuvre n’acquiert son sens que lorsqu’elle soulève et explore les questions fondamentales liées à la vie active dans ses dimensions infinies. Cette fonction permet aux lecteurs de se sentir représentés et présents dans la narration. Ceci permet, par ailleurs, de donner une dimension, plus que réelle, à la chose narrée. C’est dire, en fait, que la réussite de l’œuvre littéraire repose sur l’intimité que l’auteur arrive à établir avec la société et ses lecteurs. Toute œuvre doit, comme l’affirme Lucien Goldman, s’enraciner dans une réalité référentielle. Sans ce principe immuable, l’œuvre ne vivrait que le temps de la lecture.

« Une idée, une œuvre ne reçoit sa véritable signification que lorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d’une vie et d’un comportement. (…) C’est en replaçant l’œuvre dans l’ensemble de l’évolution historique et en la rapportant à l’ensemble de la vie sociale que le chercheur peut en dégager la signification objective, souvent même inconsciente pour son propre créateur. » .

Pour ce faire, la présentation scénique suppose des personnages caractéristiques. Ils assument, chacun, une fonction bien précise dans le récit. L’auteur tâchera, dans la mesure du possible, de les doter de certaines caractéristiques inhérentes à la vie humaine. Il serait vain de déployer tant de talents pour aboutir à une scène exclusivement livresque. On assiste donc à ces va-et-vient, à ces entrées et sorties, à ces sous-conversations entre l’œuvre et la réalité, entre les lecteurs et les personnages ; ces derniers avec l’auteur confèrent à l’œuvre son sens. Les enseignements que l’on tirera de l’œuvre doivent répondre à un besoin significatif de la société. Car l’immensité d’une œuvre peut, comme affirme Sigmund Freud, dépasser, à un moment donné, des horizons au-delà desquels l’auteur ne s’imagine même pas. Cette thèse est soutenue par Lucien Goldman. C’est ce qui explique l’universalité de l’œuvre d’André Gide.

Ce qui retient et attire notre attention dans L’Immoraliste et Les FauxMonnayeurs, ce sont le nombre, la catégorie, les préoccupations et la prise de position des personnages. Chaque personnage est tenu d’être un porte-parole de l’idéal et de la vision du monde de l’auteur. Il s’agit, précisément, de l’affirmation de soi et d’assumer les valeurs que l’on défend. Ces faits ne sont pas exposés comme des postulats. Ils sont à déceler dans la vie romanesque des personnages ; cette vie pleine de rebondissements.

Cette fonction, combien importante, reste spécifique dans les deux œuvres que nous nous sommes proposées d’étudier. En effet, ces stratégies narratives et discursives consistent à exposer ces faits par le truchement des personnages. Il s’agit de les considérer dans leurs faits et gestes, dans leurs activités professionnelles, leurs prises de position et leurs discours. Il s’agit d’«… un dialogue entre une pensée qui interroge et les faits qui répondent. » Bien que nombreux dans les deux récits, les personnages sont présentés sans trop de détails comme le font Balzac ou Flaubert : moins de détails, peu d’analyse psychologique et peu de précisions qui risquent de les gauchir. C’est ce qui fait la spécificité du personnage gidien. C’est un personnage que nous devons saisir par ses multiples méandres. C’est un personnage qui a, à sa charge une fonction plus que symbolique dans le récit. Il frappe la vue du lecteur. Il l’interpelle. Il suscite les sentiments enfouis dans ses souvenirs. Pour cela, l’auteur ne fournit que quelques informations sur le personnage lui-même et travaille, davantage, sur l’aspect communicatif, laissant l’identification au lecteur. « Gide incite le lecteur à ne pas chercher dans un texte l’opinion de l’auteur, mais à trouver lui-même une solution aux problèmes posés. » On retrouvera la même idée dans le Projet de préface de La Porte Etroite. Les Faux-Monnayeurs est un véritable labyrinthe qui nécessite, peut-être, un fil d’Ariane pour s’y aventurer.

METHODES D’ANALYSE

Méthode intertextuelle

Nous nous sommes proposé de centrer notre sujet sur deux ouvrages d’André Gide, L’Immoraliste et Les Faux-Monnayeurs. Ce choix nous mène, ipso facto, à un constat logique, celle de considérer notre thème sous des angles différents. Notons que Les Faux-Monnayeurs, paraît vingt-deux ans après L’Immoraliste. Ce polymorphisme s’explique par la richesse des expériences personnelles de l’auteur, mais aussi, par la prise en compte des conjonctures qui l’ont conduit à l’élaboration de ces œuvres. Dès lors, un va-et-vient entre ces deux ouvrages s’impose, conduisant à une évolution logique de notre sujet.

Nous commettrons, alors, une erreur à laquelle nous ne saurions pallier en coupant un texte gidien avec les autres qui l’ont précédé ou suivi. D’un ouvrage à un autre, nous pouvons observer la suite des thèmes développés par l’auteur avec les mutations et les changements spatio-temporels intervenus. La prise en compte de ce circuit thématique nous conduit dans le champ de la méthode intertextuelle. Elle prend en considération le principe selon lequel, un texte ne peut être, totalement, singulier. Il maintient, implicitement ou explicitement, un lien avec les autres textes qui l’ont précédé ou suivi. C’est ce qu’expliquent Julia Kristeva et Roland Barth en parlant d’intertexte.

« Tout texte est un intertexte ; d’autres textes sont présents en lui, à des niveaux variables, sous des formes plus ou moins reconnaissables : les textes de la culture antérieure et ceux de la culture environnante ; tout texte est un tissu nouveau de citations révolues.» .

Gérard Genette en se référant aux études menées par ces deux théoriciens sur l’intertextualité, ajoute :

« Je [la] définis pour ma part, d’une manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre. » .

Il faut distinguer, alors, deux types d’intertextualité. Nous pouvons voir, sous différentes formes, le même thème dans la même œuvre de l’auteur. Le thème de l’aventure, dans L’Immoraliste, est présenté sous plusieurs formes. Nous avons, par exemple, une aventure morale et une aventure physique. Michel se détache de ce qu’il qualifie de morale étouffante pour en épouser une morale libératrice et vivante. Il veut savourer tout ce qui est plaisir physique. Les héros des Faux-Monnayeurs, au même titre que Michel, aspirent à la même chose. Toutes ces diverses formes, se rapportant à notre thème, vu dans et par notre corpus, constitue un type d’intertextualité dit, interne.

Mais un thème ou des cas thématiques peuvent être aussi observés dans des œuvres différentes du même auteur et/ou d’auteurs différents. En parlant, par exemple, de l’égotisme comme un des principes fondamentaux de notre thème, il faut le remonter jusqu’à Stendhal. La mise en abyme, utilisée comme procédé narratif, n’est pas, originellement, gidienne. Nous pouvons la faire remonter au roman Don Quichotte de Cervantès, publié, respectivement, entre 1605 et 1615. Nous retenons, par exemple, que la seconde partie de cette œuvre met en scène des personnages censés avoir lu la première, un avantage qui leur donne une large vision sur tout ce qui a été évoqué dans la première partie.

Nous pouvons citer aussi Shakespeare ou Dostoïevski. André Gide a toujours voué un intérêt particulier à ces écrivains. Il leur doit une certaine influence et le reconnaît, ouvertement, quand il dit, à propos de Dostoïevski :

« Je me promets de dire, autorisé et abrité par (Dostoïevski), une série de choses qui me tiennent particulièrement à cœur et que jusqu’à présent je n’osais et ne savais pas dire en mon nom propre. » .

Nous savons que c’est André Gide qui a fait découvrir aux lecteurs français cet écrivain russe. Nous comprenons la grande influence sur l’œuvre gidienne, influence dont il parle avec beaucoup de conviction et de fierté. Certes, il l’avoue sans détour, mais nous la constatons à travers certains textes de Gide, notamment, dans Les Faux-Monnayeurs. Après la tentative de suicide d’Olivier, Bernard et Edouard tentent de comprendre cet acte. Bernard fait référence à Dimitri Karamazov, personnages de Dostoïevski disant qu’« […] on [peut] se tuer par simple excès de vie, « par enthousiasme« , … » .

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Table des matières

INTRODUCTION
PEMIERE PARTIE : THEMATIQUE ET CADRE CONCEPTUEL
I- PRESENTATION DU SUJET DE RECHERCHE
1.1. Présentation de l’auteur et son œuvre
II- OBJET DE LA RECHERCHE
2.2. Constat général
III- LE CADRE CONCEPTUEL ET THEORIQUE
3.1. La trame romanesque
IV-METHODES D’ANALYSE
4.1. Méthode intertextuelle
4.2. La mythocritique
4.3. L’analyse sociocritique
4.4. La psychanalyse
V- PRESENTATION DU CORPUS
5.1. L’Immoraliste
5.1. Les Faux-Monnayeurs
DEUXIEME PARTIE : LA PORTEE RELATIONNELLE DE LA DUALITE DANS LES DEUX ŒUVRES
I- LES DIFFERENTS ASPECTS DE LA DUALITE DANS LES DEUX ŒUVRES
1.1. Des aspects endogènes
1.1.2. Les références mythiques de la dualité
1.1.3. L’onomastique
I- DES ASPECTS EXOGNES
2.1. Les bienséances
2.2. Des personnages résignés
III- A LA RECONQUETE D’UN MOI AUTHENTIQUE
3.1. La reconquête d’une identité
3.2. Dimension narcissique de la reconquête
3.3. Evolution du narcissisme
3.4. De l’autofiction a la réalité
TROISIEME PARTIE : RESULTATAS ET PERSPECTIVES DE LA RECHERCHE
I- RESULTATS
1.1. Personnages passivement conflictuel
1.2. Personnages activement conflictuel
II-PERSPECTIVE DE LA RECHERCHE
2.1. Elargissement du corpus
III- PLAN DE LA FUTURE THESE ET BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE
3.1. Problématique
3.2. Plan provisoire de la thèse
3.3. Bibliographie commentée
3.2.1. Sur la méthodologie
3.2.2. Sur les approches
3.2.3. Ouvrages critiques
Conclusion
Bibliographie

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