En tant que jeune médecin, la douleur (1) m’est un symptôme familier. Tout médecin y est confronté aux cours de ses études mais également tout au long de son exercice. Quand elle persiste au-delà de ce qui peut être considéré comme habituel au regard de la lésion initiale, quand elle s’installe, la douleur devient chronique (2) ; (3). Elle affecte alors plus que le corps des patients qui en souffrent, elle modifie leur mode de pensée, leur comportement, leurs interactions sociales, leur autonomie, et leur moral. La douleur altère profondément la qualité de vie des patients. C’est une affection complexe, dont les manifestations et l’évolution dépendent fortement des facteurs environnementaux propres à chaque patient. La douleur chronique est par conséquent beaucoup plus difficile à prendre en charge et à soulager qu’une douleur transitoire ou aiguë .
La douleur chronique : un syndrome fréquent dont la prévalence augmente avec l’âge
La douleur chronique, ou syndrome douloureux chronique (SDC) est une affection fréquente. D’après une revue systématique de la littérature publiée par l’IASP en 2003, la prévalence de la douleur chronique aux USA, en Europe et en Australie varie de 10,1 % à 55,2 % en fonction des études (10) ; (11) En France, l’enquête STOPNEP10, réalisée en 2004, a estimé la prévalence de la douleur chronique et des douleurs neuropathiques en population générale à 31,7 %. Elle affecte davantage les femmes, mais surtout sa prévalence augmente considérablement avec l’âge (12). Chez les sujets âgés de 70 à 80 ans la prévalence de la douleur chronique se situe aux alentours de 25 à 30 %, elle s’élève à 40%-50% chez les sujets âgés de 80 à 90 ans et atteint 70 % à 80% des personnes âgées placées en institution (13) ; (14). Cependant, le vieillissement à lui seul n’explique pas ces chiffres.
La population âgée : une population hétérogène et potentiellement fragile
Le vieillissement est en effet un phénomène naturel inéluctable qui conduit à l’altération progressive de nos capacités physiologiques et de nos capacités d’homéostasie (15). Toutefois, c’est un phénomène hétérogène qui dépend en grande partie de facteurs génétiques et environnementaux. Ainsi tous les patients ne sont pas égaux face au vieillissement. Chez certains patients âgés, plus particulièrement s’ils ont plus 80ans, la baisse des réserves fonctionnelles liées au vieillissement physiologique et l’addition de comorbidités conduisent à un état de fragilité .
Bien plus vulnérables, ces patients subissent davantage de complications et de décompensation de pathologies en cascade. Ils sont donc plus exposés aux risques d’hospitalisation, de dépendance, d’institutionnalisation et de décès. L’étude de ces patients fragiles a permis de mettre en évidence un certain nombre de syndromes dits « gériatriques » caractérisés par :
– Une fréquence de survenue augmentant avec l’âge,
– Des facteurs prédisposants et précipitants multiples,
– Un risque de perte d’indépendance fonctionnelle et d’entrée en institution comme conséquence fréquente
– La nécessité d’une prise en charge multifactorielle requérant une approche multimodale et pluridisciplinaire du patient.
La douleur chronique répond à tous les critères qui définissent un syndrome gériatrique, elle en est donc un à part entière. Par conséquent, l’existence d’un SDC chez une personne âgée fragile entraine davantage de complications et notamment la survenue d’autres syndromes gériatriques tels que les troubles du sommeil, la dépression, la dénutrition, les chutes et les troubles cognitifs .
Une évaluation et une prise en charge compliquée du SDC chez la personne âgée
Le SDC demeure sous diagnostiqué et insuffisamment pris en charge malgré l’intérêt croissant qu’il suscite auprès de la communauté scientifique (27) ; (14) ; (13) ; (28) ; (29) ; (30). Et également malgré l’évolution de l’enseignement reçu par les professionnels de santé et plusieurs plans d’action gouvernementaux visent à améliorer le repérage et la prise en charge de la douleur notamment chez les personnes âgées.
Des difficultés diagnostiques
Le SDC est difficile à diagnostiquer chez les personnes âgées en particulier chez celles qui sont institutionnalisées . Les modifications neurophysiologiques en lien avec le vieillissement ont un impact sur la perception de la douleur (38). De plus les personnes âgées portent plus souvent un regard fataliste sur leurs douleurs (39) et un grand nombre d’entre elles estiment donc que le moyen le plus efficace de tolérer et gérer la douleur est encore de l’ignorer le plus possible, de vivre avec sans en parler. Ce stoïcisme est d’ailleurs renforcé par la crainte des personnes âgées que l’expression de leur douleur ne conduise à la réalisation d’examens invasifs ou susceptibles d’entrainer un inconfort et/ou l’administration de traitement dont les effets secondaires viendraient d’avantage nuire à leur qualité de vie (39) ; (14). Ainsi, les manifestations de SDC chez la personne âgée sont-elles parfois plus frustres, avec au premier plan des troubles du sommeils, des manifestations anxiodépressives, l’aggravation d’une perte d’indépendance, d’autonomie et/ou de troubles cognitifs .
Des difficultés de prise en charge
Chez les personnes âgées, l’intrication fréquente de plusieurs comorbidités est à l’origine d’une polymédication à fort risque d’interactions médicamenteuses délétères. De plus, les modifications en lien avec le vieillissement physiologique qui impactent la pharmacodynamie et la pharmacocinétique, majorent fortement le risque d’effets secondaires chez la personne âgée, et ce d’autant plus qu’elle est fragile (40). Ceci peut en partie expliquer la sous médication des syndromes douloureux chroniques chez les personnes âgées. (41) Pour finir, le SDC est un problème complexe multidimensionnel qui nécessite une approche multimodale et pluriprofessionnelle dans sa prise en charge. Cela représente déjà un défi pour les professionnels de santé, mais il est double dans le cas des personnes âgées souffrant de douleurs chroniques. Car aux complexités du SDC s’ajoutent celles de la fragilité et des syndromes gériatriques nécessitant également une prise en charge multidimensionnelle spécifique .
La consultation « Douleur de la personne âgée »
La prise en charge du SDC de la personne âgée nécessite une évaluation spécifique nécessaire à l’établissement d’un projet personnalisé de soin. Cette évaluation doit nécessairement inclure le repérage des syndromes gériatriques et de la fragilité .
Or, en dépit de l’existence depuis 2001 des consultations et centres pluridisciplinaires spécialisés dans l’évaluation et le traitement de la douleur (CETD), il n’existe pas en France de structure spécialisée dans la l’évaluation et la prise en charge de la douleur du sujet âgé. On note également que le peu d’études existantes sur le sujet s’accordent sur le fait que de telles structures associant les capacités et moyens gériatriques avec les spécialités de la douleur, seraient hautement intéressantes et bénéfiques (47) ; (48). C’est dans le but de remédier à cet état de fait qu’une consultation « douleur du sujet âgé » faisant intervenir conjointement un algologue et un gériatre a vu le jour au CETD de Caen en Avril 2014. Le déroulement en est le suivant : chaque patient devant faire l’objet d’une prise en charge au CETD doit au préalable renseigner un questionnaire permettant de recueillir les antécédents médico-chirurgicaux, la composition du traitement habituel, l’anamnèse de la symptomatologie douloureuse, les thérapeutiques antalgiques passées et en cours, ainsi que leur niveau d’efficacité et de tolérance. A ce questionnaire doit obligatoirement être joint un courrier d’adressage du médecin traitant (ou du spécialiste le cas échéant). Ces documents intègrent le dossier médical de chaque patient dont le cas sera discuté lors d’une réunion pluriprofessionnelle hebdomadaire visant à établir une orientation et un délai de prise en charge pour chaque patient demandeur. Les deux médecins vont avoir pour objectif d’évaluer le plus exhaustivement possible chaque patient qui leur est adressé, au moyen d’un entretien semi-dirigé, d’échelles d’évaluation uni et multidimensionnelles, et d’un examen physique complet principalement centré sur l’examen ostéoarticulaire, musculaire et neurologique . Au cours d’une consultation d’une heure, le médecin algologue, assisté par une IDE formée à la prise en charge des douleurs, retrace avec le patient l’histoire de sa douleur au sein de sa propre histoire. Il identifie le type de syndrome douloureux chronique, les mécanismes physiopathologiques en jeu et l’existence d’une éventuelle pathologie curable. Il retrace également les différentes mesures thérapeutiques auxquelles le patient a pu avoir recours, la qualité de l’observance et la tolérance vis-à-vis de ces traitements. Il tente également de préciser les attentes du patient vis-à-vis de la prise en charge. Enfin, il caractérise en détail la symptomatologie douloureuse en recueillant :
– Une description des symptômes ressenties, via le Questionnaire Douleur de Saint Antoine (QDSA, version française abrégée McGill Pain Questionnaire, MPQ).
– L’intensité de la symptomatologie douloureuse, via des échelles d’auto-évaluations telles que : « L’Echelle Numérique (EN) ou encore l’Echelle Verbale Simple (EVS) ». Ces échelles constituent le gold standard pour l’évaluation de la douleur quel que soit l’âge des patients (5), mais en cas de troubles cognitifs faibles à modérées, on préfèrera l’EN ou l’EVS. Toutefois, en cas d’impossibilité pour le patient de comprendre le fonctionnement de ces échelles ou s’il éprouve des difficultés de communication, le médecin peut alors avoir recours à des échelles d’hétéro évaluation de la douleur chronique telle que l’échelle DOLOPLUS (52).
– Le retentissement émotionnel du SDC sur le patient grâce, de nouveau au QDSA.
– Les mécanismes cognitifs et comportementaux impliqués dans la chronicisation du SDC et qui conditionnent également l’efficacité de la prise en charge. Le plus fréquent (surtout chez les personnes âgées), et le plus étudié des mécanismes en cause, est de loin le « catastrophisme » (53). Il correspond à une tendance du sujet à se focaliser sur la douleur (rumination), à se sentir menacé par elle (amplification) et à se sentir incapable de gérer une telle menace (impuissance)(28). On l’évalue au moyen de la « Pain Catastrophizing Scale » (PCS) (54) ; (55).
– Le retentissement global de la douleur chronique sur la qualité de vie du patient via une échelle multidimensionnelle, le Questionnaire Concis sur les Douleur (QCD, version française abrégée du Brief Pain Inventory, BPI) .
Au cours d’une autre heure de consultation, le médecin gériatre entreprend de définir le contexte de vie de chaque patient (lieu de vie, situation familiale, entourage, plan d’aide à domicile, centres d’intérêts et loisirs) et de déterminer son statut de fragilité en repérant l’existence d’un ou plusieurs syndromes gériatriques. Il entreprend donc :
– D’évaluer l’autonomie et l’indépendance du patient au moyen de l’« Instrumental Activities of Daily Living » (IADL ; Echelle de LAWTON) qui comporte 4 items quottés de 0 (indépendant) à 1 (dépendant) et de l’ « Activities of Daily Living » (ADL ; Echelle de KATZ) qui comporte 6 items quottés de 0 (dépendant) à 1 (autonome).
– De repérer l’existence d’une plainte mnésique qui pourrait faire l’objet d’une évaluation à distance.
– De repérer l’existence de facteur de risque, ou de syndrome dépressif avéré (58) ; (59) ; (60)
– De repérer l’existence de facteur de risque, ou de dénutrition avérée au moyen du « Mini Nutritional Assesment » (MNA).
– De repérer l’existence chutes et/ou de facteurs de risques de chutes .
|
Table des matières
I. INTRODUCTION
1. La douleur chronique : un syndrome fréquent dont la prévalence augmente avec l’âge
2. La population âgée : une population hétérogène et potentiellement fragile
3. Une évaluation et une prise en charge compliquée du SDC chez la personne âgée
3.1. Des difficultés diagnostiques
3.2. Des difficultés de prise en charge
4. La consultation « Douleur de la personne âgée »
5. Le choix de l’étude
II. MATERIEL ET METHODES
1. Type d’étude
2. Population
3. Critère d’inclusion
4. Recueil des données
4.1 Caractéristiques de la population
4.2 Caractéristiques de la douleur et de sa prise en charge
4.3 Critères de jugement
5. Exploitation des données
III. RESULTATS
1. Caractéristiques de la population
2. Caractéristiques du syndrome douloureux chronique
3. Prise en charge proposée aux patients douloureux chroniques
3.1 Avant la consultation
3.2 Après la consultation
4. Le QCD
5. La PCS-CF
6. Enquête de satisfaction
IV. DISCUSSION
1. Etat des lieux
1.1.Population prise en charge : une population âgée, plutôt féminine, indépendante mais fragile
1.2. Une symptomatologie douloureuse essentiellement ostéoarticulaire
1.3.Prise en charge médicamenteuse avant la consultation : des prescriptions conformes aux recommandations
1.4.Pris en charge non médicamenteuse avant la consultation : La kinésithérapie en première ligne, peu de recours aux psychothérapies
1.5. Prise en charge à l’issue de la consultation
1.5.1. Pas d’escalade thérapeutique
1.5.2. Une place importante donnée au programme d’électro-neurostimulation transcutanée (TENS)
1.5.3. Intégration des patients douloureux fragiles au sein de la filière de soins gériatriques
2. Etude du bénéfice apporté par consultation sur le contrôle de la symptomatologie douloureuse et son vécu
2.1 Evolution des résultats du QCD : un possible effet bénéfique de la consultation sur l’intensité douloureuse et l’impact de la douleur sur l’humeur
2.2 Evolution de résultat de la PCS : pas de différence significative
2.3 Des limites à prendre en compte
2.3.1. Un important biais de mémorisation
2.3.2. Une puissance réduite par le nombre de sorties d’études
2.3.3. Intérêt d’une étude prospective
3 La satisfaction des patients
V. CONCLUSION
VI. BIBLIOGRAPHIE
VII. ANNEXES